Iliad VIII 245-253 in codex F205 (Milan, Biblioteca Ambrosiana), late 5th or early 6th c. AD
Giacobbe Giusti, HOMERE: ILIADE
Achilles tending Patroclus wounded by an arrow, identified by inscriptions on the upper part of the vase. Tondo of an Attic red-figure kylix, ca. 500 BC. From Vulci.
JASTROW own work, from the Iliade exhibition at the Colosseum, September 2006–February 2007
Giacobbe Giusti, HOMERE: ILIADE
Agamemnon seated on a rock and holding his sceptre, identified from an inscription. Fragment of the lid of an Attic red-figure lekanis by the circle of the Meidias Painter, 410–400 BC. From the contrada Santa Lucia in Taranto. Stored in the Museo Nazionale Archeologico in Taranto (Italy).
JASTROW own work, from the Iliade exhibition at the Colosseum, September 2006–February 2007
L’Iliade (en grec ancienἸλιάς / Iliás, en grec moderneΙλιάδα / Iliáda) est une épopée de la Grèce antiqueattribuée à l’aède légendaire Homère. Ce nom provient de la périphrase « le poème d’Ilion » (ἡ Ἰλιὰς ποίησις / hê Iliàs poíêsis), Ilion(Ἴλιον / Ílion) étant l’autre nom de la ville de Troie.
L’Iliade est composé de 15 337 hexamètres dactyliques et, depuis l’époque hellénistique, divisée en vingt-quatre chants. Le texte a probablement été composé entre -850 et -750, soit quatre siècles après la période à laquelle les historiens font correspondre la guerre mythique qu’il relate. Il n’a été fixé par écrit que sous Pisistrate, au vie siècle av. J.-C.. Dans l’Antiquité, l’Iliade faisait partie d’un cycle épique, le cycle troyen, mais seules l’Iliade et l’Odyssée en ont été conservées.
L’épopée se déroule pendant la guerre de Troie dans laquelle s’affrontent les Achéens venus de toute la Grèce et les Troyens et leurs alliés, chaque camp étant soutenu par diverses divinités comme Athéna, Poséidon ou Apollon. L’Iliade détaille les événements survenus pendant quelques semaines de la dixième et dernière année de la guerre. Après un siège de dix ans, le sort des armes hésite encore. Achille est le meilleur guerrier de l’armée achéenne. Mais une querelle avec le roi Agamemnon, chef des Achéens, met Achille en colère et il décide de se retirer du combat, ce qui menace de retourner le sort de la guerre en faveur des Troyens, galvanisés par Hector, le meilleur guerrier de Troie. Le récit culmine avec le retour d’Achille au combat et son duel contre Hector, puis les outrages infligés par Achille au corps de son ennemi vaincu. L’Iliadese termine avec les funérailles d’Hector. Le dénouement laisse entendre une victoire prochaine des Achéens.
L’Iliade forme, avec l’Odyssée, l’une des deux grandes épopées fondatrices de la littérature grecque antique. Dès l’Antiquité, elle fait l’objet de nombreux commentaires et interprétations et engendre une postérité abondante, dont la principale épopée mythologique romaine, l’Énéide de Virgile, au Ier siècle avant J.-C. Connue au Moyen âge par des réécritures latines, l’Iliade est redécouverte dans son texte grec à la Renaissance. À partir de la fin du xviiie siècle, la compréhension du texte et de ses origines est renouvelée peu à peu par la question homérique qui remet en cause l’existence d’Homère. L’épopée continue d’inspirer les artistes et de susciter l’intérêt des hellénistes et des historiens jusqu’à nos jours.
Invocation
Μῆνιν ἄειδε, θεὰ, Πηληιάδεω Ἀχιλῆος
« Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille,
« Déesse chante-nous la colère d’Achille, de ce fils de Pélée,
οὐλομένην, ἣ μυpί’ Ἀχαιοῖς ἄλγε’ ἔθηκε,
Courroux fatal qui causa mille maux aux Achéens
colère détestable qui valut aux Argiens d’innombrables malheurs,
πολλὰς δ’ ἰφθίμους ψυχὰς Ἄϊδι προῒαψεν
Et fit descendre chez Hadès tant d’âmes valeureuses
De héros, dont les corps servirent de pâture aux chiens
Et aux oiseaux sans nombre : ainsi Zeus l’avait-il voulu2. »
de héros, livrant leurs corps en proie
aux oiseaux comme aux chiens :
ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus3. »
Le premier terme, μῆνις / mễnis, qui veut dire « colère », est toujours employé pour qualifier une colère divine, funeste. Achille est le seul mortel dont la colère soit appelée μῆνις dans tout le corpushomérique. C’est bien cette colère inhumaine qui est le thème-clef de l’épopée.
La guerre de Troie dure depuis bientôt dix ans. Elle oppose les Achéens venus de toute la Grèce, aux Troyens et leurs alliés. Face à la cité fortifiée, les centaines de navires des assiégeants reposent sur la plage et leur servent de campement. L’Iliade relate, dans l’ordre chronologique, six journées et nuits de la guerre ; le chant XXIV se déroule douze jours après les événements du chant XXIII4. En aucune partie du texte n’est annoncée la prise de Troie grâce à la ruse du cheval de bois.
Agamemnon, le chef des Achéens, retient prisonnière Chryséis, la fille de Chrysès, un prêtre troyen d’Apollon. En représailles, le dieu Apollon a envoyé une pestemeurtrière sur toute l’armée achéenne. Le devin Calchasrévélant la cause du mal, Achilleadjure Agamemnon de rendre la prisonnière. Le roi finit par y consentir, mais décide de prendre en dédommagement Briséis, une belle Troyenne captive d’Achille. Furieux et se sentant spolié, ce dernier décide de cesser de combattre avec ses Myrmidons aux côtés des Achéens. Il invoque sa mère, la NéréideThétis, qui obtient de Zeus la promesse d’une victoire troyenne.
Deuxième jour : trêve et bataille
Chant II : le rêve trompeur et le catalogue des vaisseaux
Trompé dans son sommeil par un songe envoyé par Zeus, Agamemnon s’éveille certain de la victoire de ses troupes. Lors du conseil des chefs, il raconte précisément son rêve à quelques-uns de ses plus proches, puis pour mettre l’ensemble des troupes à l’épreuve feint de vouloir quitter le siège de Troie. Les guerriers préparent leur retour après neuf années de siège, mais Ulysse, roi d’Ithaque, parvient à les dissuader de partir. Les deux armées s’apprêtent à combattre et le narrateur détaille les forces en présence dans un passage traditionnellement appelé le Catalogue des vaisseaux suivi du Catalogue des Troyens : les Achéens venus de toute la Grècesur un grand nombre de vaisseaux feront face aux troupes des chefs troyens et de leurs alliés dardaniens, Lyciens, Phrygiens et Thraces.
Chant III : début de la trêve et combat singulier entre Pâris et Ménélas
Le troyen Pâris, fils du roi Priam, est saisi d’effroi à la vue de Ménélas, dont il a enlevé l’épouse, Hélène, cause du conflit. Suite aux durs reproches de son frère, le vaillant Hector, Pâris propose aux Achéens un combat singulier l’opposant à Ménélas, afin d’éviter une hécatombe à son peuple. Tandis que, du haut des remparts de Troie, Hélène énonce les chefs grecs à Priam, le pacte est conclu. Le duel s’engage, tournant rapidement à l’avantage de Ménélas, combattant expérimenté, au détriment du frêle et jeune Pâris. Mais celui-ci est sauvé d’une mort certaine par l’intervention divine d’Aphrodite, qui le soustrait au combat et le dépose dans Troie.
Sur l’Olympe, Zeus souhaite faire reconnaître la victoire de Ménélas, afin qu’une paix soit conclue, épargnant ainsi la ville. Mais Héra, qui souhaite ardemment la victoire des Achéens, demande à Athéna de pousser les Troyens à violer leurs serments de paix. Athéna convainc alors Pandare de décocher une flèche à Ménélas afin de briser la trêve, ce qui survient effectivement.
Dans la furie de la bataille, les Achéens galvanisés massacrent un grand nombre de Troyens. Diomèdes’illustre en particulier, soutenu par Athéna, au cours d’une aristie, en tuant, entre autres, Pandare, et en blessant Énée et sa mère, la déesse Aphrodite, venue le secourir. Les dieux s’impliquent alors dans les combats : Apollon sauve Énée en le soustrayant au champ de bataille et exhorte son frère Arès à s’engager aux côtés des Troyens. Ces derniers se ressaisissent et Hector, enflammé par les paroles de Sarpédon, mène ses troupes au combat avec le soutien d’Arès. Inquiètes de ce retournement de situation, Héra et Athéna s’arment et apportent leur secours aux Achéens défaits par le dieu de la guerre, qui est à son tour blessé par Diomède, seul mortel à pouvoir apercevoir les dieux. Enfin, dieux et déesses remontent à l’Olympe porter leur discorde devant Zeus.
Le combat continue de faire rage, les meilleurs guerriers des deux camps s’affrontant mortellement. Cependant, après avoir évoqué les liens d’hospitalité qui unissaient naguère leurs ancêtres, Diomède et Glaucos le Lycien cessent leur duel et échangent des présents. Hector se retire du combat et regagne la ville où il demande à Hécube, sa mère, de prier Athéna pour la victoire des Troyens. Les femmes rejoignent le temple de la déesse. Près des portes Scées, Hector fait ses adieux à son épouse, Andromaque, et à son tout jeune fils Astyanax. Il retrouve ensuite son frère Pâris et le convainc de rejoindre la bataille avec lui.
Chant VII : duel entre Hector et Ajax
Guidé par les plans d’Apollon et d’Athéna, Hector provoque les chefs grecs en duel. C’est Ajax, le fils de Télamon qui est tiré au sort pour l’affronter. À la faveur de la nuit, le duel doit cesser sans qu’un vainqueur puisse être désigné, bien qu’Hector soit blessé. Les deux hommes, en signe d’estime et de respect, s’offrent de nombreux présents. Une trêve temporaire est décidée par les deux camps. Elle est mise à profit pour honorer les nombreux morts qui jonchent le champ de bataille. Les Achéens décident et mettent en œuvre la construction d’un fossé et d’un mur devant leurs navires tirés sur la plage.
Troisième jour : l’ambassade à Achille et la Dolonie
Chant VIII : nouvelle bataille et succès troyens
Au petit jour, Zeus exige des dieux qu’ils restent neutres. Depuis les sommets du mont Ida surplombant le champ de bataille, il pèse sur sa balance d’or les destinées des deux armées. Celle-ci penche en faveur des Troyens et de fait, dès la reprise des combats, ils prennent l’avantage grâce à la fougue d’Hector, qui pousse ses troupes vers le rivage et les remparts des Achéens. Athéna et Héra ne peuvent rester sans agir face au repli des Grecs. Elles désobéissent à Zeus en secourant ces derniers, mais sont rapidement et vertement rappelées à l’ordre. Quand la nuit tombe, pour ne pas perdre leur avantage, cinquante mille Troyens campent dans la plaine.
Chant IX : l’ambassade auprès d’Achille
Dans le campement achéen, l’inquiétude est grande. Agamemnon évoque la possibilité d’abandonner le siège et de rentrer en Grèce, ce à quoi Ulysse et Nestor sont farouchement opposés. La solution serait de ramener Achille à la raison et de le convaincre de se joindre au combat. Agamemnon est prêt à s’excuser, à rendre Briséis et à couvrir Achille de présents, immédiatement et dans le futur par la promesse d’union avec l’une de ses filles et le don de plusieurs de ses cités en Argos. Il lui envoie Ulysse, Ajax et Phénix en ambassade afin de le convaincre. Achille reçoit dignement et écoute ses compagnons mais reste inflexible : il a l’intention de regagner sa patrie dès le lendemain — tout en évoquant la possibilité de demeurer sur place — et propose à Phénix de se joindre à lui. Ulysse et Ajax s’en retournent annoncer la mauvaise nouvelle à Agamemnon. Dans le Cratyle de Platon, Cratylenous apprend que l’épisode de l’ambassade auprès d’Achille était appelé Les Prières (Λιταῖ)5.
Afin de connaître les intentions des Troyens, le chef des Achéens, sur les conseils du sage Nestor, décide d’envoyer Diomède et Ulysse espionner leurs ennemis. Dans le camp adverse, Hector envoie Dolonen reconnaissance près du campement des Grecs. Mais Dolon est capturé par les deux espions achéens puis exécuté par Diomède après avoir livré des renseignements stratégiques et malgré ses suppliques. Poussant leur avantage, Ulysse et Diomède massacrent les chefs thraces, alliés des Troyens, endormis près du feu et ramènent leurs chevaux auprès des navires. Cet exploit ravive l’espoir d’une victoire prochaine parmi les Achéens. Cet épisode est appelé la « Dolonie » d’après le nom de Dolon.
Chant XI : nouveaux succès troyens
Au matin, la bataille reprend, et sous la pression des exploits d’Agamemnon, les Troyens reculent jusqu’aux remparts de leur cité. Mais Zeus envoie sa messagère Irisassurer Hector de son soutien et lui indiquer de contre-attaquer dès qu’Agamemnon sera blessé, ce qui finit par survenir. Ulysse, Diomède, Machaon et Eurypyle sont touchés à leur tour et les Grecs se replient vers leurs tentes. Achille, inquiet de voir revenir tant de braves guerriers durement blessés, s’inquiète de la tournure que prennent les évènements et demande à Patrocle de s’en enquérir. Sur les conseils de son compagnon, il court s’informer auprès du vieux sage Nestor qui lui demande d’aller convaincre Achille de reprendre le combat. Mais Patrocle va porter secours à Eurypyle dans sa tente. Le moral des Achéens est à nouveau au plus bas.
Chant XII : les Troyens assiègent le campement achéen
Ayant poursuivi les fuyards dans la plaine, ce sont désormais les Troyens et leurs alliés qui assiègent leurs ennemis avec une grande force. Sous les violents assauts d’Asios, de Sarpédon et Glaucos, les remparts vacillent, malgré la résistance héroïque des meilleurs combattants achéens. Enfin, Zeus accorde à Hector de franchir le large fossé à la tête de ses troupes et de fracasser les lourdes portes du campement. Les combattants troyens se ruent dans cette brèche. À l’intérieur des remparts, Hector fait rage, selon les desseins de Zeus.
Refusant la défaite imminente des Achéens et la mise à sac de leur camp et de leurs navires, Poséidonlui-même s’engage dans la bataille. Ainsi stimulés, Idoménée et Mérion, en furie, massacrent de nombreux Troyens, parmi lesquels Asios et son aurigeAlcathoos. Les Troyens Énée, Pâris, Hélénos et Déiphobes’illustrent également par leur bravoure et leurs ravages.
Malgré ces actes valeureux, les combattants troyens se replient temporairement sous une contre-attaque des grecs. Mais épaulés par Zeus, ils reprennent le dessus et réinvestissent rapidement le campement achéen.
Chant XIV : la ruse d’Héra
La situation est désespérée et Agamemnon propose à nouveau de sonner la retraite, mais Poséidon exhorte les Grecs, leur redonnant confiance. Héra détourne Zeus de la bataille grâce à un ruban avec lequel elle le séduit et le laisse endormi sur les cimes du Gargareaprès l’amour : cette scène fait partie de la Dios apatè (traduit par « tromperie de Zeus » ou encore « Zeus berné »). Zeus ainsi neutralisé, Poséidon peut désormais secourir efficacement les Achéens, qui mènent une contre-attaque rageuse et victorieuse, tuant de nombreux Troyens. Hector lui-même est blessé et doit être évacué par ses compagnons auprès du fleuve Scamandre. Aristophane et Aristarque de Samothracecondamnent l’épisode du « Sortilège du ruban »6, le jugeant inconvenant : Zeus y énumère ses infidélités passées, pour faire comprendre à son épouse qu’il est plus amoureux d’elle à ce moment-là que de ses amantes quand il les a aimées.
Chant XV : bataille près des navires achéens
À son réveil, Zeus, furieux d’avoir été trompé par sa femme Héra, intime à Poséidon l’ordre de se tenir à l’écart de la lutte. Préoccupé par le sort d’Hector, il envoie à son chevet Apollon, qui a tôt fait de le guérir et l’inspirer. Le valeureux Troyen peut alors à nouveau semer la mort et la panique dans les rangs des Grecs. Patrocle, effrayé, quitte son ami Eurypyle pour accourir vers Achille. Malgré une résistance héroïque d’Ajax auprès des navires, les Achéens épuisés cèdent et Hector arrive jusqu’aux premier rang de nefs pour commencer à y mettre le feu.
Chant XVI : exploits et mort de Patrocle
Devant l’urgence de la situation, Achille autorise Patrocle à mener les Myrmidons au combat à condition qu’il se contente de repousser les assaillants sans chercher à prendre la cité de Troie. Ayant revêtu les armes divines qu’Achille lui a prêtées, Patrocle exhorte les Myrmidons. Il parvient à faire reculer les combattants troyens et tue Sarpédon que Zeus se résigne, attristé, à voir périr. Apollon est envoyé pour récupérer son corps sans vie et l’envoyer en Lycie, et pour donner à Hector de l’ardeur au combat. Grisé par ses succès, Patrocle désobéit à Achille et pousse sa contre-attaque jusqu’aux remparts de Troie tuant encore le conducteur du char d’Hector. Il est alors frappé dans le dos par Apollon, puis par Euphorbe, et achevé par le prince troyen.
Chant XVII : bataille autour du corps de Patrocle
S’engage alors une âpre bataille autour du corps de Patrocle : Hector et Énée tentent de s’en emparer ainsi que des chevaux d’Achille. Mais les Achéens, Ménélas et Ajax en particulier, défendent héroïquement la dépouille de leur compagnon. Hector parvient cependant à en arracher les armes d’Achille, son casque et son armure, dont il se revêt. Inspiré par Zeus, il repousse les combattants achéens vers les nefs, qui, soutenus par Mérion et les deux Ajax, finissent par emporter le corps de Patrocle dans leur campement.
C’est à Antiloque que revient la lourde tâche d’informer Achille de la mort de son compagnon. Accablé de douleur, couvert de cendres et prostré à terre, Achille jure de le venger au plus vite. Sa mère Thétis lui demande de patienter une nuit, afin de permettre à Héphaïstos de lui forger de nouvelles armes. Le dieu boiteux se met au travail. Achille quitte sa tente et bondit hors du camp pour crier sa douleur et sa rage, et ses hurlements épouvantent les Troyens. De leur côté, ceux-ci tiennent conseil, et le sage Polydamas prodigue à Hector des conseils de prudence que ce dernier ignore. Son labeur achevé, Héphaïstos remet à Thétis un bouclier étincelant et magnifiquement orné, une cuirasse, un casque et des cnémidessplendides pour Achille.
Cinquième jour : le retour d’Achille au combat et la mort d’Hector
Chant XIX : la réconciliation
Devant l’armée achéenne, Achille se réconcilie avec Agamemnon. En échange de sa bonne volonté, il reçoit comme prévu un grand nombre de présents, dont la belle Briséis, qu’Agamemnon jure n’avoir jamais possédée. En préparation de la bataille à venir, les guerriers se restaurent, mais Achille, voulant se consacrer uniquement à la vengeance de son compagnon, refuse toute nourriture. Équipé de ses nouvelles armes, il souhaite partir au combat sur le champ, malgré les avertissements de son cheval Xanthos qui lui promet une mort prochaine.
Chant XX : retour d’Achille au combat
La discorde règne chez les dieux, que Zeus autorise à intervenir dans la bataille. Chacun choisit son camp et fourbit ses armes. Malgré l’épouvante des Troyens à la vue d’Achille, Énée s’élance vaillamment contre lui, inspiré par Apollon. Loin d’égaler Achille au combat, il est vaincu mais sauvé par Poséidon. Hector et Achille, parvenus à portée de voix, commencent à s’affronter, mais Apollon, inquiet pour la vie d’Hector, fait disparaître celui-ci du champ de bataille. Furieux, Achille fait un grand massacre parmi les Troyens affolés.
Chant XXI : exploits d’Achille et bataille des dieux
Sous les coups d’Achille, de nombreux combattants de Troie se jettent et périssent dans le fleuve Scamandre, révolté d’être ainsi souillé du sang des guerriers. Aidé du fleuve Simoïs, le Scamandre combat farouchement Achille, manquant de le noyer. Héra envoie alors Héphaïstos, qui parvient à faire reculer le fleuve par un feu divin brûlant et évaporant ses eaux. Dans la bataille, Apollon dresse Agénor contre Achille, puis finit par prendre sa place, simule la fuite afin qu’Achille lui coure après, autorisant ainsi la retraite des Troyens qui s’engouffrent tous dans les portes de la cité.
Chant XXII : duel d’Achille et d’Hector
Hector, malgré les supplications de ses parents, Priam et Hécube, s’est résolu à combattre Achille et l’attend seul, devant les remparts de Troie. Mais à la vue de son ennemi, il est épouvanté et dans un premier temps prend la fuite. Tandis qu’Achille poursuit Hector sur trois tours des murs de la cité, Zeus pèse sur sa balance d’or les destinées des deux guerriers : Hector est condamné. Athéna, déguisée, ramène Hector à la raison et le convainc d’affronter son destin et Achille. Le combat ne dure guère mais avant de mourir — frappé par la pique d’Achille au cou, au seul endroit où la cuirasse, qui fut celle du Peléide prise sur la dépouille de Patrocle, ne le protège pas —, Hector révèle à Achille qu’il périra sous le trait de son jeune frère Pâris. Le vainqueur se saisit de la dépouille de son ennemi qu’il attache à son char par les tendons des chevilles et traîne jusqu’aux vaisseaux grecs sous les yeux éplorés des Troyennes, parmi lesquelles Andromaque, l’épouse d’Hector.
Sixième jour : les funérailles de Patrocle
Chant XXIII : funérailles et jeux funèbres de Patrocle
Patrocle apparait en songe à son compagnon qui tente vainement de le saisir dans ses bras. Tous les Achéens se consacrent au deuil : de nombreux sacrifices sont consentis (bœufs, chevaux, servantes et douze jeunes Troyens sont immolés) et la dépouille du jeune homme est brûlée selon la tradition. Un tombeau est élevé, et les cendres et os de Patrocle sont recueillis en attendant d’être réunis avec ceux d’Achille. Ce dernier organise des jeux funèbres qu’il dote de nombreux prix. Ainsi les guerriers peuvent montrer leur valeur à la course de char, au pugilat, à la lutte, à la course à pied ou encore aux lancers.
Douze jours après : les funérailles d’Hector
Chant XXIV : ambassade de Priam et funérailles d’Hector
Achille ne peut trouver le sommeil. Pendant onze jours, il traîne chaque matin le corps d’Hector avec son char autour du tombeau de Patrocle. Mais les dieux, prenant en pitié la famille du Troyen, réprouvent son comportement et, par un procédé divin, conservent à la dépouille son bel aspect. Zeus exige de Thétis qu’elle aille convaincre son fils de rendre la dépouille à Priam. Priam, protégé par Hermès, traverse en secret les lignes ennemies pour être reçu dans la tente d’Achille. Là, il supplie ce dernier au nom de Pélée de lui rendre son fils en échange de présents. Achille y consent et propose à Priam le gîte et le couvert. Conciliant, Achille accepte également de retenir les troupes achéennes pendant douze jours, le temps pour les Troyens d’organiser des funérailles décentes à Hector. De retour à Troie, le corps du prince est présenté à la foule en larmes et de longues funérailles sont organisées.
« Beaucoup plus que l’Ulysse du Retour, c’est la noble et pure figure d’Achille qui incarne l’idéal moral du parfait chevalier homérique ; il se définit d’un mot : une morale héroïque de l’honneur. C’est dans Homère que chaque génération antique a trouvé ce qui est l’axe fondamental de cette éthique aristocratique : l’amour de la gloire. »
Deux types de gloires, d’honneurs (τιμή / timḗ) sont montrées dans l’Iliade :
l’honneur du chef, celui d’Agamemnon, le rang social ;
l’honneur du guerrier, la gloire personnelle, celle que recherche Achille.
L’Iliade voit le triomphe de la gloire vantée par Achille, κλέος ἄφθιτον / kléos áphthiton, la « gloire impérissable »7, qui s’acquiert par une « belle mort », jeune, sur le champ de bataille.
Plus tard, cet amour de la gloire personnelle sera transformé. Tyrtée, le poète spartiate, chante ainsi la gloire immortelle qu’il y a à défendre sa patrie : pour le guerrier mort ainsi, « jamais sa noble gloire ne périt, ni son nom, mais bien qu’il demeure sous terre, il est immortel »8. Dans l’Iliade, Achille n’est pas un guerrier patriote. Quand il reprend les armes, ce n’est pas pour les Grecs qu’il combat. Son départ pour Troie, ses combats, sa colère et sa décision de reprendre les armes sont profondément individuels, voire égoïstes. Et quand il décide d’affronter Hector, sachant qu’il mourra ensuite s’il le fait, ce n’est pas pour les Grecs mais pour venger Patrocle.[réf. nécessaire]
L’Iliade représente une lente décomposition des valeurs et des codes héroïques et chevaleresques, le cosmos (κόσμος, univers ordonné) pour basculer dans la sauvagerie, le chaos. Selon Jean-Pierre Vernant9, les héros grecs comme troyens cessent progressivement de considérer l’adversaire comme le partenaire d’un combat loyal pour le transformer en proie — témoin la mutilation sauvage par Achille du corps d’Hector. Cette sauvagerie n’est rédimée qu’à la fin de l’épopée, quand Priam vient réclamer le corps de son fils et qu’Achille, selon Jean-Pierre Vernant, comprend les limites du monde héroïque dans lequel il se meut.
Postérité
Réception de l’Iliade dans l’Antiquité
Avec l’Odyssée, l’Iliade est le texte majeur de la littérature grecque. Dans l’Antiquité, il était considéré comme la base indispensable de la bonne éducation, principalement celle des jeunes gens de bonne famille, ce qui faisait d’Homère, selon le mot de Socrate (qui déplorait son influence dans La République de Platon), l’« éducateur de la Grèce »10,11. Les enfants devaient par exemple faire des dictées tirées de ses épopées, ou en apprendre par cœur des passages, ou encore répondre à des questions à leur sujet (les restes d’un questionnaire de ce genre ont été retrouvés sur un fragment de papyrus égyptien d’époque ptolémaïque)12. De nombreux poètes et artistes prennent l’Iliadepour modèle ou s’en inspirent. Dès l’époque archaïque, la Batrachomyomachia, Combat des grenouilles et des rats, que les Anciens attribuaient aussi à Homère, compose une parodie héroïcomique des combats épiques comme ceux de l’Iliade. Au ve siècle, un dramaturge reprend dans la tragédie Rhésos l’histoire de Dolon, rapportée au chant X de l’Iliade.
À l’époque romaine, le poète latin Virgile prend Homère pour modèle dans la composition de son épopée, l’Énéide, qui relate le mythe des origines troyennes de Rome et glorifie indirectement Auguste. L’histoire prend la suite d’Homère sur plusieurs plans : sur le plan narratif, puisque le principal héros, Énée, est un prince troyen qui apparaît dans l’Iliade ; et sur le plan thématique, puisque la première moitié de l’Énéide relate un voyage en mer dans le style de l’Odyssée, tandis que la seconde moitié décrit les batailles menées par Énée pour s’établir dans le Latium, dans le style de l’Iliade13.
Postérité de l’Iliade après l’Antiquité
L’Iliade, comme l’Odyssée, acquiert le statut de classique dès l’Antiquité gréco-romaine et exerce une influence durable sur la littérature et les arts en général. L’œuvre est traduite du grec en vers latins en deux temps, d’abord par Livius Andronicus qui traduit l’Odysséedurant le iiie siècle av. J.-C.(Odussia) puis par Cnaeus Matius et Publius Baebius Italicus qui traduisent l’Iliade vers le début du ier siècle av. J.-C. (Ilias Latina). L’Iliade et son auteur étaient étudiés dans les écoles. Aujourd’hui encore, elle inspire de nombreux artistes.
Littérature
Au Moyen Âge, la guerre de Troieest connue par le biais de l’Iliade, notamment grâce aux traductions latines de l’original grec. Mais l’Iliadene raconte que quelques jours de la dixième année de la guerre. Le reste des événements avait été relaté à l’origine par les épopées du cycle troyen, mais celles-ci se sont perdues pendant l’Antiquité. En revanche, d’autres récits composés plus tard dans l’Antiquité sont encore connus au Moyen Âge (et sont parvenus jusqu’à nous), comme l’Histoire de la destruction de Troie attribuée à Darès le Phrygien et l’Éphéméride de la guerre de Troie attribuée à Dictys de Crète14. Vers 1165, Benoît de Sainte-Maure compose Le Roman de Troie qui relate l’ensemble des événements de la guerre de Troie(et ne se limite donc pas aux événements relatés par l’Iliade)14. En 1450-1452, Jacques Milletcompose une pièce intitulée Histoire de la destruction de Troie la grande, composée de 30 000 vers, qui connaît un grand succès jusqu’au xvie siècle15.
L’Iliade continue à fournir de nombreux sujets aux poètes et aux dramaturges à la Renaissance. Certaines tragédies développent des sujets liés à la guerre de Troiemais qui décrivent les suites de la guerre, dans la lignée des tragiques antiques : c’est le cas par exemple de La Troade de Robert Garnier(1579). Mais d’autres s’inspirent directement de l’Iliade, comme Hector d’Antoine de Montchrestien(1604)16.
En 1716, Marivaux publie un Homère travesti ou l’Iliade en vers burlesques qui est une parodieburlesque des événements de l’Iliade, où les guerriers sont ridicules et les combats bouffons ; Marivaux, ignorant le grec, n’a pas lu Homère dans le texte, mais a travaillé à partir d’une traduction française en douze chants par Houdar de La Motte17.
En 1990, Derek Walcott publie Omeros, une réécriture de l’Iliadequi se déroule aux Caraïbes. En 2006, Alessandro Baricco en propose une réécriture intitulée Homère, Iliade : en supprimant les apparitions divines ainsi que les répétitions, en changeant de narrateur à chaque chapitre et en utilisant l’italien moderne, l’auteur veut débarrasser le récit de «tous les archaïsmes qui l’éloignent du cœur de son sujet»18.
L’Iliade inspire aussi les auteurs des littératures de l’imaginaire. Dans Ilium (2003) et Olympos (2006), l’auteur américain Dan Simmonsréalise une libre transposition de l’épopée homérique dans un univers de science-fiction qui se réfère aussi à d’autres classiques de la littérature.
Cinéma
Dès les débuts du cinéma, l’Iliadefait l’objet de nombreuses adaptations en péplums. En 2004, Troie, réalisé par Wolfgang Petersen, relate l’ensemble de la guerre de Troie en accordant une place importante aux événements relatés par l’épopée homérique, mais en s’écartant parfois beaucoup du mythe antique.
La tradition manuscrite de l’Iliade
Folio 24r du Venetus A. Comme l’indique le titre en rouge au milieu de la page, il s’agit de la fin du premier chant et du début du second (ΙΛΙΑΔΟΣ B). Le texte du poème est accompagné d’au moins cinq types de scholies.
1- En tête de la page, en rouge, un bref résumé du Chant II qui dit : Bῆτα δ’ ὄνειρον ἔχει· ἀγορήν· καὶ νῆας ἀριθμεῖ· (Et Bêta comprend un rêve, une assemblée, et énumère les navires).
2- Une exégèse dense encadre les hexamètres homériens.
3- Le scribe utilise les marges et les interlignes pour écrire d’autres notes.
4- D’autres encore sont inscrites à droite dans le dessin d’une colonne.
5- Sous la ligne de points et les motifs végétaux qui concluent le Chant I, il inscrit les sources bibliographiques de sa glose.
Comme au début de chaque chant, l’initiale (Alpha dans ce cas) est une lettrine végétale enluminée.
Le codex Venetus A
Comme en témoignent les nombreux papyrus dont on dispose et qui reproduisent des fragments de texte, il existe plusieurs versions du poème iliadique. Celle qui fait aujourd’hui référence s’appelle la « vulgate alexandrine » parce qu’elle est établie et commentée en Égypte aux iiie et iie siècles av. J.-C., sans doute à partir d’un corpus grec datant du vie siècle av. J.-C.19.
Le plus vieux manuscrit complet que l’on en connaisse est de ce fait l’un des plus célèbres du monde. On l’appelle « Venetus A », ou « Codex Marcianus Graecus Z. 454 (=822) »20. « Codex » signifie que l’ouvrage est un manuscrit relié sous forme de livre, et « Marcianus Graecus », qu’il appartient au fonds grec de la bibliothèque Marciana de Venise. La lettre Z indique le nom (Zanetti) de la personne qui l’a enregistré sous le numéro 454 de l’inventaire. La cote supplémentaire, « 822 », a été rajoutée au début du xxe siècle pour indiquer l’emplacement du manuscrit dans la bibliothèque.
Il existe d’autres manuscrits, un peu plus récents, que l’on désigne soit par leur cote, soit par les classements établis par les chercheurs qui les ont étudiés : l’Escorialensis Ω.I.12, du monastère de l’Escurial en Espagne, est par exemple également appelé E4 par Allen21 et F par Martin L. West22.
Le Venetus A (abrégé « VA » ou « VenA ») est une copie byzantinedu xe siècle. Il parvient en Italie, entre les mains du cardinal humaniste grec Bessarion, au milieu du xve siècle, alors que la menace ottomane se précise sur Constantinople. Bessarion le lègue avec toute sa bibliothèque à la République de Venise. Sur le catalogue du legs qui est transféré à la Sérénissime en 1472, il est désigné par ces quelques mots : Homeri Ilias, in pergameno, pulchra(l’Iliade d’Homère, sur parchemin, magnifique). Le codex est plus ou moins oublié pendant des siècles avant d’être à nouveau repéré et publié à la fin du xviiie siècle par Jean-Baptiste-Gaspard d’Ansse de Villoison. Enfin, le manuscrit gagne Paris dans les malles de Bonaparte mais est finalement restitué en 1816.
Le Venetus A compte 654 pages écrites par le même scribe sur des parchemins en peau de chèvre. Comme la plupart des manuscrits byzantins de la vulgate alexandrine, il accompagne le texte de nombreux commentaires linguistiques, critiques ou didactiques qu’on appelle scholies. Les scholies expliquent par exemple l’emploi de termes déjà devenus rares ou obsolètes à l’époque hellénistique. Elles nous renseignent aussi sur l’histoire du texte et de ses différentes versions. Le nombre et la qualité des scholies de VA témoignent d’une érudition et d’une documentation impressionnantes et confèrent à l’ouvrage un caractère exceptionnel23.
La scribe introduit chaque chant par un court résumé en forme d’hexamètre dactylique et indique pour chacun les sources des scholies qu’il a sélectionnées. Il prend également soin de changer de calame et d’adopter une graphie différente pour le texte principal et chaque type de scholies. De forme végétale, la lettrine initiale des chants est enluminée de rouge carmin, d’or et de bleu cobalt. Le texte est écrit en encre brun-foncé à brun-rouille. Quelques indications sont données en rouge. Quelques illustrations sont rajoutées au xiie siècle.
Le codex a subi plusieurs opérations de reliure et de restauration : la première connue est faite par Bessarion lui-même qui remplace 19 pages manquantes en imitant remarquablement de sa main la graphie originelle. Enfin, il fait l’objet d’une reproduction photographique en 1901.
La comparaison entre le texte de d’Ansse de Villoison, ces photographies et l’état actuel du document est assez préoccupante : l’encre s’efface et certains passages ont déjà disparu. À cet égard, la numérisation en haute résolution des papyrus et des manuscrits, les prises de vues sous ultra-violet rendant à nouveau lisibles les textes effacés par le temps, et leur publication sous licence Creative Commons ouvrent des perspectives diacritiques inédites et constituent l’un des enjeux majeurs des études homériques contemporaines. À titre d’exemples, VA, VB et U4 [Codex Marcianus Graecus Z. 453 (= 821) et Marcianus Graecus Z. 458 (= 841)] sont intégralement disponibles sur le site du Center for Hellenic Studies de l’université Harvard. L’université du Kentucky a procédé à la numérisation de l’Escorialensis Υ.I.1 et de l’Escorialensis Ω.I.12. Les images sont disponibles sur le site des études classiques de l’université de Houston24. Mais l’âge et la fragilité des manuscrits rendent ces campagnes d’acquisition de données particulièrement délicates. Elles nécessitent la mise en place de partenariats scientifiques et techniques internationaux25.
↑La plupart des informations suivantes proviennent de Casey Dué (éd.), Recapturing a Homeric Legacy, Center for Hellenic Studies, Trustees for Harvard University (revue Hellenic Studies n°35), 2009. [lire en ligne [archive]]
↑Allen, T. W. Homeri Ilias. Vol. I–III. Oxford, 1931.
↑Martin L. West, éd. Homeri Ilias. Stuttgart and Leipzig, 1998–2000.
↑Amy Hackney Blackwell a relaté l’aventure de la numérisation du Venetus A dans le magazine Wired : « Robot Scans Ancient Manuscript in 3-D », article d’Amy Hackney Blackwell dans Wired, 6 mai 2007. [lire en ligne [archive]].
Suzanne Saïd, Monique Trédé et Alain Le Boulluec, Histoire de la littérature grecque, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Premier Cycle », (ISBN2130482333 et978-2130482338)
Ariane Eissen, Les Mythes grecs, Belin, 1993.
Alexandre Farnoux, Homère, le prince des poètes, Paris, Gallimard, 2010.
Études
Guy Samama, collectif, Analyses et réflexions sur L’Iliade (chants XI à XXIV), Ellipses, 2000,(ISBN2-7298-0241-X)
Although the story covers only a few weeks in the final year of the war, the Iliad mentions or alludes to many of the Greek legends about the siege; the earlier events, such as the gathering of warriors for the siege, the cause of the war, and related concerns tend to appear near the beginning. Then the epic narrative takes up events prophesied for the future, such as Achilles’ imminent death and the fall of Troy, although the narrative ends before these events take place. However, as these events are prefigured and alluded to more and more vividly, when it reaches an end the poem has told a more or less complete tale of the Trojan War.
The Iliad is paired with something of a sequel, the Odyssey, also attributed to Homer. Along with the Odyssey, the Iliad is among the oldest extant works of Western literature, and its written version is usually dated to around the 8th century BC.[2] In the modern vulgate (the standard accepted version), the Iliad contains 15,693 lines; it is written in Homeric Greek, a literary amalgam of Ionic Greek and other dialects. According to Michael N. Nagler, the Iliad is a more complicated epic poem than the Odyssey.[3]
Synopsis
The first verses of the Iliad
Note: Book numbers are in parentheses and come before the synopsis of the book.
(1) After an invocation to the Muses, the story launches in medias res towards the end of the Trojan War between the Trojans and the besieging Greeks. Chryses, a Trojan priest of Apollo, offers the Greeks wealth for the return of his daughter Chryseis, held captive of Agamemnon, the Greek leader. Although most of the Greek army is in favour of the offer, Agamemnon refuses. Chryses prays for Apollo’s help, and Apollo causes a plague to afflict the Greek army.
After nine days of plague, Achilles, the leader of the Myrmidoncontingent, calls an assembly to deal with the problem. Under pressure, Agamemnon agrees to return Chryseis to her father, but decides to take Achilles’ captive, Briseis, as compensation. Angered, Achilles declares that he and his men will no longer fight for Agamemnon and will go home. Odysseus takes a ship and returns Chryseis to her father, whereupon Apollo ends the plague.
In the meantime, Agamemnon’s messengers take Briseis away. Achilles becomes very upset, sits by the seashore, and prays to his mother, Thetis.[4] Achilles asks his mother to ask Zeus to bring the Greeks to the breaking point by the Trojans, so Agamemnon will realize how much the Greeks need Achilles. Thetis does so, and Zeus agrees.
(2) Zeus sends a dream to Agamemnon, urging him to attack Troy. Agamemnon heeds the dream but decides to first test the Greek army’s morale, by telling them to go home. The plan backfires, and only the intervention of Odysseus, inspired by Athena, stops a rout.
Odysseus confronts and beats Thersites, a common soldier who voices discontent about fighting Agamemnon’s war. After a meal, the Greeks deploy in companies upon the Trojan plain. The poet takes the opportunity to describe the provenance of each Greek contingent.
When news of the Greek deployment reaches King Priam, the Trojans too sortie upon the plain. In a list similar to that for the Greeks, the poet describes the Trojans and their allies.
(3) The armies approach each other, but before they meet, Parisoffers to end the war by fighting a duel with Menelaus, urged by his brother and head of the Trojan army, Hector. While Helen tells Priam about the Greek commanders from the walls of Troy, both sides swear a truce and promise to abide by the outcome of the duel. Paris is beaten, but Aphrodite rescues him and leads him to bed with Helen before Menelaus can kill him.
(4) Pressured by Hera‘s hatred of Troy, Zeus arranges for the Trojan Pandaros to break the truce by wounding Menelaus with an arrow. Agamemnon rouses the Greeks, and battle is joined.
(5) In the fighting, Diomedes kills many Trojans, including Pandaros, and defeats Aeneas, whom Aphrodite rescues, but Diomedes attacks and wounds the goddess. Apollo faces Diomedes and warns him against warring with gods. Many heroes and commanders join in, including Hector, and the gods supporting each side try to influence the battle. Emboldened by Athena, Diomedes wounds Ares and puts him out of action.
(6) Hector rallies the Trojans and prevents a rout; the Greek Diomedes and the Trojan Glaukos find common ground and exchange unequal gifts. Hector enters the city, urges prayers and sacrifices, incites Paris to battle, bids his wife Andromache and son Astyanaxfarewell on the city walls, and rejoins the battle.
(7) Hector duels with Ajax, but nightfall interrupts the fight, and both sides retire. The Greeks agree to burn their dead, and build a wall to protect their ships and camp, while the Trojans quarrel about returning Helen. Paris offers to return the treasure he took and give further wealth as compensation, but not Helen, and the offer is refused. A day’s truce is agreed for burning the dead, during which the Greeks also build their wall and a trench.
(8) The next morning, Zeus prohibits the gods from interfering, and fighting begins anew. The Trojans prevail and force the Greeks back to their wall, while Hera and Athena are forbidden to help. Night falls before the Trojans can assail the Greek wall. They camp in the field to attack at first light, and their watchfires light the plain like stars.
Giacobbe Giusti, HOMERE: ILIADE
Iliad, Book VIII, lines 245–53, Greek manuscript, late 5th, early 6th centuries AD.
(9) Meanwhile, the Greeks are desperate. Agamemnon admits his error, and sends an embassy composed of Odysseus, Ajax, Phoenix, and two heralds to offer Briseis and extensive gifts to Achilles, who has been camped next to his ships throughout, if only he will return to the fighting. Achilles and his companion Patroclus receive the embassy well, but Achilles angrily refuses Agamemnon’s offer and declares that he would only return to battle if the Trojans reached his ships and threatened them with fire. The embassy returns empty-handed.
(10) Later that night, Odysseus and Diomedes venture out to the Trojan lines, kill the Trojan Dolon, and wreak havoc in the camps of some Thracian allies of Troy’s.
(11) In the morning, the fighting is fierce, and Agamemnon, Diomedes, and Odysseus are all wounded. Achilles sends Patroclus from his camp to inquire about the Greek casualties, and while there Patroclus is moved to pity by a speech of Nestor‘s.
(12) The Trojans attack the Greek wall on foot. Hector, ignoring an omen, leads the terrible fighting. The Greeks are overwhelmed and routed, the wall’s gate is broken, and Hector charges in.
(13) Many fall on both sides. The Trojan seer Polydamas urges Hector to fall back and warns him about Achilles, but is ignored.
(14) Hera seduces Zeus and lures him to sleep, allowing Poseidonto help the Greeks, and the Trojans are driven back onto the plain.
(15) Zeus awakes and is enraged by Poseidon’s intervention. Against the mounting discontent of the Greek-supporting gods, Zeus sends Apollo to aid the Trojans, who once again breach the wall, and the battle reaches the ships.
(16) Patroclus cannot stand to watch any longer and begs Achilles to be allowed to defend the ships. Achilles relents and lends Patroclus his armor, but sends him off with a stern admonition not to pursue the Trojans, lest he take Achilles’ glory. Patroclus leads the Myrmidonsinto battle and arrives as the Trojans set fire to the first ships. The Trojans are routed by the sudden onslaught, and Patroclus begins his assault by killing Zeus’s son Sarpedon, a leading ally of the Trojans. Patroclus, ignoring Achilles’ command, pursues and reaches the gates of Troy, where Apollo himself stops him. Patroclus is set upon by Apollo and Euphorbos, and is finally killed by Hector.
(17) Hector takes Achilles’ armor from the fallen Patroclus, but fighting develops around Patroclus’ body.
(18) Achilles is mad with grief when he hears of Patroclus’ death and vows to take vengeance on Hector; his mother Thetis grieves, too, knowing that Achilles is fated to die young if he kills Hector. Achilles is urged to help retrieve Patroclus’ body but has no armour. Bathed in a brilliant radiance by Athena, Achilles stands next to the Greek wall and roars in rage. The Trojans are dismayed by his appearance, and the Greeks manage to bear Patroclus’ body away. Polydamas urges Hector again to withdraw into the city; again Hector refuses, and the Trojans camp on the plain at nightfall. Patroclus is mourned. Meanwhile, at Thetis’ request, Hephaestus fashions a new set of armor for Achilles, including a magnificently wrought shield.
(19) In the morning, Agamemnon gives Achilles all the promised gifts, including Briseis, but Achilles is indifferent to them. Achilles fasts while the Greeks take their meal, straps on his new armor, and heaves[clarification needed] his great spear. His horse Xanthosprophesies to Achilles his death. Achilles drives his chariot into battle.
(20) Zeus lifts the ban on the gods’ interference, and the gods freely help both sides. Achilles, burning with rage and grief, slays many.
(21) Driving the Trojans before him, Achilles cuts off half their number in the river Skamandros and proceeds to slaughter them, filling the river with the dead. The river, angry at the killing, confronts Achilles but is beaten back by Hephaestus’ firestorm. The gods fight among themselves. The great gates of the city are opened to receive the fleeing Trojans, and Apollo leads Achilles away from the city by pretending to be a Trojan.
(22) When Apollo reveals himself to Achilles, the Trojans have retreated into the city, all except for Hector, who, having twice ignored the counsels of Polydamas, feels the shame of the rout and resolves to face Achilles, despite the pleas of his parents, Priam and Hecuba. When Achilles approaches, Hector’s will fails him, and he is chased around the city by Achilles. Finally, Athena tricks him into stopping, and he turns to face his opponent. After a brief duel, Achilles stabs Hector through the neck. Before dying, Hector reminds Achilles that he, too, is fated to die in the war. Achilles takes Hector’s body and dishonours it by dragging it behind his chariot.
(23) The ghost of Patroclus comes to Achilles in a dream, urging him to carry out his burial rites and to arrange for their bones to be entombed together. The Greeks hold a day of funeral games, and Achilles gives out the prizes.
(24) Dismayed by Achilles’ continued abuse of Hector’s body, Zeus decides that it must be returned to Priam. Led by Hermes, Priam takes a wagon out of Troy, across the plains, and into the Greek camp unnoticed. He clasps Achilles by the knees and begs for his son’s body. Achilles is moved to tears, and the two lament their losses in the war. After a meal, Priam carries Hector’s body back into Troy. Hector is buried, and the city mourns.
The many characters of the Iliad are catalogued; the latter half of Book II, the « Catalogue of Ships« , lists commanders and cohorts; battle scenes feature quickly slain minor characters.
Achaeans
The Achaeans (Ἀχαιοί) – also called Hellenes (Ἑλλοί), Danaans(Δαναοί), Argives (Ἀργεĩοι), or Greeks.
Achilles Lamenting the Death of Patroclus (1855) by the Russian realistNikolai Ge
Much debate has surrounded the nature of the relationship of Achilles and Patroclus, as to whether it can be described as a homoerotic one or not. Classical and Hellenistic Athenian scholars perceived it as pederastic,[6] while others perceived it as a platonic warrior-bond.[7]
Briseis – a Trojan woman captured by Achilles from a previous siege, over whom Achilles’s quarrel with Agamemnon began.
Gods
In the literary Trojan War of the Iliad, the Olympian gods, goddesses, and minor deities fight among themselves and participate in human warfare, often by interfering with humans to counter other gods. Unlike their portrayals in Greek religion, Homer’s portrayal of gods suited his narrative purpose. The gods in traditional thought of fourth-century Athenians were not spoken of in terms familiar to us from Homer.[8]The Classical-era historian Herodotus says that Homer and Hesiod, his contemporary, were the first writers to name and describe the gods’ appearance and character.[9]
In Greek Gods, Human Lives: What We Can Learn From Myths, Mary Lefkowitz discusses the relevance of divine action in the Iliad, attempting to answer the question of whether or not divine intervention is a discrete occurrence (for its own sake), or if such godly behaviors are mere human character metaphors. The intellectual interest of Classic-era authors, such as Thucydides and Plato, was limited to their utility as « a way of talking about human life rather than a description or a truth », because, if the gods remain religious figures, rather than human metaphors, their « existence »—without the foundation of either dogma or a bible of faiths—then allowed Greek culture the intellectual breadth and freedom to conjure gods fitting any religious function they required as a people.[10][11] The religion had no founder and was not the creation of an inspired teacher which were popular origins of existing religions in the world.[12] The individuals were free to believe what they wanted, as the Greek religion was created out of a consensus of the people. These beliefs coincide to the thoughts about the gods in polytheistic Greek religion. In the article « Greek Religion » A.W.H. Adkins, agrees with this by saying, “The early Greeks personalized every aspect of their world, natural and cultural, and their experiences in it. The earth, the sea, the mountains, the rivers, custom-law (themis), and one’s share in society and its goods were all seen in personal as well as naturalistic terms.”[13] As a result of this thinking, each god or goddess in Polytheistic Greek religion is attributed to an aspect of the human world. For example, Poseidon is the god of the sea, Aphrodite is the goddess of beauty, Ares is the god of war, and so on and so forth for many other gods. This is how Greek culture was defined as many Athenians felt the presence of their gods through divine intervention in significant events in their lives. Oftentimes they found these events to be mysterious and inexplicable.[8]
In The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind, psychologist Julian Jaynes uses the Iliad as a major piece of evidence for his theory of Bicameralism, which posits that until about the time described in the Iliad, humans had a far different mentality from present day humans. He says that humans during that time were lacking what we today call consciousness. He suggests that humans heard and obeyed commands from what they identified as gods, until the change in human mentality that incorporated the motivating force into the conscious self. He points out that almost every action in the Iliad is directed, caused, or influenced by a god, and that earlier translations show an astonishing lack of words suggesting thought, planning, or introspection. Those that do appear, he argues, are misinterpretations made by translators imposing a modern mentality on the characters.[14]
Divine intervention
Some scholars believe that the gods may have intervened in the mortal world because of quarrels they may have had among each other. Homer interprets the world at this time by using the passion and emotion of the gods to be determining factors of what happens on the human level.[15] An example of one of these relationships in the Iliadoccurs between Athena, Hera, and Aphrodite. In the final book of the poem Homer writes, “He offended Athena and Hera—both goddesses.”[16] Athena and Hera are envious of Aphrodite because of a beauty pageant on Mount Olympus in which Paris chose Aphrodite to be the most beautiful goddess over both Hera and Athena. Wolfgang Kullmann further goes on to say, “Hera’s and Athena’s disappointment over the victory of Aphrodite in the Judgement of Paris determines the whole conduct of both goddesses in The Iliad and is the cause of their hatred for Paris, the Judge, and his town Troy.”[15]Hera and Athena then continue to support the Achaean forces throughout the poem because Paris is part of the Trojans, while Aphrodite aids Paris and the Trojans. The emotions between the goddesses often translate to actions they take in the mortal world. For example, in Book 3 of The Iliad, Paris challenges any of the Achaeans to a single combat and Menelaus steps forward. Menelaus was dominating the battle and was on the verge of killing Paris. “Now he’d have hauled him off and won undying glory but Aphrodite, Zeus’s daughter was quick to the mark, snapped the rawhide strap.”[16]Aphrodite intervened out of her own self-interest to save Paris from the wrath of Menelaus because Paris had helped her to win the beauty pageant. The partisanship of Aphrodite towards Paris induces constant intervention by all of the gods, especially to give motivational speeches to their respective proteges, while often appearing in the shape of a human being they are familiar with.[15] This connection of emotions to actions is just one example out of many that occur throughout the poem.[citation needed]
Fate (κήρ, kēr, « fated death ») propels most of the events of the Iliad. Once set, gods and men abide it, neither truly able nor willing to contest it. How fate is set is unknown, but it is told by the Fates and by Zeus through sending omens to seers such as Calchas. Men and their gods continually speak of heroic acceptance and cowardly avoidance of one’s slated fate.[17] Fate does not determine every action, incident, and occurrence, but it does determine the outcome of life—before killing him, Hector calls Patroclus a fool for cowardly avoidance of his fate, by attempting his defeat;[citation needed] Patroclus retorts: [18]
No, deadly destiny, with the son of Leto, has killed me,
and of men it was Euphorbos; you are only my third slayer.
And put away in your heart this other thing that I tell you.
You yourself are not one who shall live long, but now already
death and powerful destiny are standing beside you,
to go down under the hands of Aiakos’ great son, Achilleus.[19]
Here, Patroclus alludes to fated death by Hector’s hand, and Hector’s fated death by Achilles’s hand. Each accepts the outcome of his life, yet, no-one knows if the gods can alter fate. The first instance of this doubt occurs in Book XVI. Seeing Patroclus about to kill Sarpedon, his mortal son, Zeus says:
Ah me, that it is destined that the dearest of men, Sarpedon,
must go down under the hands of Menoitios’ son Patroclus.[20]
About his dilemma, Hera asks Zeus:
Majesty, son of Kronos, what sort of thing have you spoken?
Do you wish to bring back a man who is mortal, one long since
doomed by his destiny, from ill-sounding death and release him?
Do it, then; but not all the rest of us gods shall approve you.[21]
In deciding between losing a son or abiding fate, Zeus, King of the Gods, allows it. This motif recurs when he considers sparing Hector, whom he loves and respects. This time, it is Athene who challenges him:
Father of the shining bolt, dark misted, what is this you said?
Do you wish to bring back a man who is mortal, one long since
doomed by his destiny, from ill-sounding death and release him?
Do it, then; but not all the rest of us gods shall approve you.[22]
Again, Zeus appears capable of altering fate, but does not, deciding instead to abide set outcomes; similarly, fate spares Aeneas, after Apollo convinces the over-matched Trojan to fight Achilles. Poseidon cautiously speaks:
But come, let us ourselves get him away from death, for fear
the son of Kronos may be angered if now Achilleus
kills this man. It is destined that he shall be the survivor,
that the generation of Dardanos shall not die …[23]
Divinely aided, Aeneas escapes the wrath of Achilles and survives the Trojan War. Whether or not the gods can alter fate, they do abide it, despite its countering their human allegiances; thus, the mysterious origin of fate is a power beyond the gods. Fate implies the primeval, tripartite division of the world that Zeus, Poseidon, and Hades effected in deposing their father, Cronus, for its dominion. Zeus took the Air and the Sky, Poseidon the Waters, and Hades the Underworld, the land of the dead—yet they share dominion of the Earth. Despite the earthly powers of the Olympic gods, only the Three Fates set the destiny of Man.
Kleos
Kleos (κλέος, « glory, fame ») is the concept of glory earned in heroic battle.[24] Yet, Achilles must choose only one of the two rewards, either nostos or kleos.[25] In Book IX (IX.410–16), he poignantly tells Agamemnon’s envoys—Odysseus, Phoenix, Ajax—begging his reinstatement to battle about having to choose between two fates (διχθαδίας κήρας, 9.411).[26]
For my mother Thetis the goddess of silver feet tells me
I carry two sorts of destiny toward the day of my death. Either,
if I stay here and fight beside the city of the Trojans,
my return home is gone, but my glory shall be everlasting;
but if I return home to the beloved land of my fathers,
the excellence of my glory is gone, but there will be a long life
left for me, and my end in death will not come to me quickly.[28]
In forgoing his nostos, he will earn the greater reward of kleos aphthiton (κλέος ἄφθιτον, « fame imperishable »).[26] In the poem, aphthiton (ἄφθιτον, « imperishable ») occurs five other times,[29] each occurrence denotes an object: Agamemnon’s sceptre, the wheel of Hebe‘s chariot, the house of Poseidon, the throne of Zeus, the house of Hephaestus. Translator Lattimore renders kleos aphthiton as forever immortal and as forever imperishable—connoting Achilles’s mortality by underscoring his greater reward in returning to battle Troy.
Kleos is often given visible representation by the prizes won in battle. When Agamemnon takes Briseis from Achilles, he takes away a portion of the kleos he had earned.
Achilles’ shield, crafted by Hephaestus and given to him by his mother Thetis, bears an image of stars in the centre. The stars conjure profound images of the place of a single man, no matter how heroic, in the perspective of the entire cosmos.
Nostos
Nostos (νόστος, « homecoming ») occurs seven times in the poem,[30]making it a minor theme in the Iliad itself. Yet the concept of homecoming is much explored in other Ancient Greek literature, especially in the post-war homeward fortunes experienced by the Atreidae (Agamemnon and Menelaus), and Odysseus (see the Odyssey).
Pride
Pride drives the plot of the Iliad. The Greeks gather on the plain of Troy to wrest Helen from the Trojans. Though the majority of the Trojans would gladly return Helen to the Greeks, they defer to the pride of their prince, Alexandros, also known as Paris. Within this frame, Homer’s work begins. At the start of the Iliad, Agamemnon’s pride sets forth a chain of events that leads him to take from Achilles, Briseis, the girl that he had originally given Achilles in return for his martial prowess. Due to this slight, Achilles refuses to fight and asks his mother, Thetis, to make sure that Zeus causes the Greeks to suffer on the battlefield until Agamemnon comes to realize the harm he has done to Achilles. Achilles’ pride allows him to beg Thetis for the deaths of his Greek friends and countrymen. When in Book 9 his friends urge him to return, offering him loot and his girl, Briseis, he refuses, stuck in his vengeful pride. Achilles remains stuck until the very end, when his anger at himself for Patroclus’ death overcomes his pride at Agamemnon’s slight and he returns to kill Hector. He overcomes his pride again when he keeps his anger in check and returns Hector to Priam at epic’s close. From epic start to epic finish, pride drives the plot.[31]
Timê
Akin to kleos is timê (τιμή, « respect, honor »), the concept denoting the respectability an honorable man accrues with accomplishment (cultural, political, martial), per his station in life. In Book I, the Greek troubles begin with King Agamemnon’s dishonorable, unkingly behavior—first, by threatening the priest Chryses (1.11), then, by aggravating them in disrespecting Achilles, by confiscating Briseis from him (1.171). The warrior’s consequent rancor against the dishonorable king ruins the Greek military cause.
Hybris
Hybris (Ὕβρις) plays a part similar to timê. The epic takes as its thesis the anger of Achilles and the destruction it brings. Anger disturbs the distance between human beings and the gods. Uncontrolled anger destroys orderly social relationships and upsets the balance of correct actions necessary to keep the gods away from human beings. (footnote Thompson). Despite the epic’s focus on Achilles’ rage, hybris plays a prominent role also, serving as both kindling and fuel for many destructive events. Agamemnon refuses to ransom Chriseis up out of hybris and harms Achilles’ pride when he demands Briseis. Hybris forces Paris to fight against Menelaus. Agamemnon spurs the Greeks to fight, by calling into question Odysseus, Diomedes, and Nestor’s pride, asking why they were cowering and waiting for help when they should be the ones leading the charge. While the events of the Iliad focus on the Achilles’ rage and the destruction it brings on, hybris fuels and stokes them both.[32]
Menis
Giacobbe Giusti, HOMERE: ILIADE
The Wrath of Achilles (1819), by Michel Drolling.
The poem’s initial word, μῆνιν (mēnin, accusativeof μῆνις, mēnis, « wrath, rage, fury »), establishes the Iliad’s principal theme: The « Wrath of Achilles ».[33] His personal rage and wounded soldier’s vanity propel the story: the Greeks’ faltering in battle, the slayings of Patroclus and Hector, and the fall of Troy. In Book I, the Wrath of Achilles first emerges in the Achilles-convoked meeting, between the Greek kings and the seer Calchas. King Agamemnon dishonours Chryses, the Trojan priest of Apollo, by refusing with a threat the restitution of his daughter, Chryseis—despite the proffered ransom of « gifts beyond count ».[34] The insulted priest prays his god’s help, and a nine-day rain of divine plague arrows falls upon the Greeks. Moreover, in that meeting, Achilles accuses Agamemnon of being « greediest for gain of all men ».[35] To that, Agamemnon replies:
But here is my threat to you.
Even as Phoibos Apollo is taking away my Chryseis.
I shall convey her back in my own ship, with my own
followers; but I shall take the fair-cheeked Briseis,
your prize, I myself going to your shelter, that you may learn well
how much greater I am than you, and another man may shrink back
from likening himself to me and contending against me.[36]
After that, only Athena stays Achilles’s wrath. He vows to never again obey orders from Agamemnon. Furious, Achilles cries to his mother, Thetis, who persuades Zeus’s divine intervention—favouring the Trojans—until Achilles’s rights are restored. Meanwhile, Hector leads the Trojans to almost pushing the Greeks back to the sea (Book XII). Later, Agamemnon contemplates defeat and retreat to Greece (Book XIV). Again, the Wrath of Achilles turns the war’s tide in seeking vengeance when Hector kills Patroclus. Aggrieved, Achilles tears his hair and dirties his face. Thetis comforts her mourning son, who tells her:
So it was here that the lord of men Agamemnon angered me.
Still, we will let all this be a thing of the past, and for all our
sorrow beat down by force the anger deeply within us.
Now I shall go, to overtake that killer of a dear life,
Hektor; then I will accept my own death, at whatever
time Zeus wishes to bring it about, and the other immortals.[37]
Accepting the prospect of death as fair price for avenging Patroclus, he returns to battle, dooming Hector and Troy, thrice chasing him ’round the Trojan walls, before slaying him, then dragging the corpse behind his chariot, back to camp.
The poem dates to the archaic period of Classical Antiquity. Scholarly consensus mostly places it in the 8th century BC, although some favour a 7th-century date. Herodotus, having consulted the Oracle at Dodona, placed Homer and Hesiod at approximately 400 years before his own time, which would place them at c.850 BC.[38]
The historical backdrop of the poem is the time of the Late Bronze Age collapse, in the early 12th century BC. Homer is thus separated from his subject matter by about 400 years, the period known as the Greek Dark Ages. Intense scholarly debate has surrounded the question of which portions of the poem preserve genuine traditions from the Mycenaean period. The Catalogue of Ships in particular has the striking feature that its geography does not portray Greece in the Iron Age, the time of Homer, but as it was before the Dorian invasion.
The title Ἰλιάς « Ilias » (genitive Ἰλιάδος « Iliados ») is elliptic for ἡ ποίησις Ἰλιάς « he poíesis Iliás », meaning « the Trojan poem ». Ἰλιάς, « of Troy », is the specifically feminine adjective form from Ἴλιον, « Troy »; the masculine adjective form would be Ἰλιακός or Ἴλιος.[39] It is used by Herodotus.[40]
Venetus A, copied in the 10th century AD, is the oldest fully extant manuscript of the Iliad.[41] The first edition of the « Iliad », editio princeps, edited by Demetrius Chalcondyles and published by Bernardus Nerlius, and Demetrius Damilas in Florence in 1488/89.[42]
The Iliad as oral tradition
In antiquity, the Greeks applied the Iliad and the Odyssey as the bases of pedagogy. Literature was central to the educational-cultural function of the itinerant rhapsode, who composed consistent epic poems from memory and improvisation, and disseminated them, via song and chant, in his travels and at the Panathenaic Festival of athletics, music, poetics, and sacrifice, celebrating Athena‘s birthday.[43]
Originally, Classical scholars treated the Iliad and the Odyssey as written poetry, and Homer as a writer. Yet, by the 1920s, Milman Parry(1902–1935) had launched a movement claiming otherwise. His investigation of the oral Homeric style— »stock epithets » and « reiteration » (words, phrases, stanzas)—established that these formulae were artifacts of oral tradition easily applied to a hexametricline. A two-word stock epithet (e.g. « resourceful Odysseus ») reiteration may complement a character name by filling a half-line, thus, freeing the poet to compose a half-line of « original » formulaic text to complete his meaning.[44] In Yugoslavia, Parry and his assistant, Albert Lord(1912–1991), studied the oral-formulaic composition of Serbian oral poetry, yielding the Parry/Lord thesis that established oral traditionstudies, later developed by Eric Havelock, Marshall McLuhan, Walter Ong, and Gregory Nagy.
In The Singer of Tales (1960), Lord presents likenesses between the tragedies of the Greek Patroclus, in the Iliad, and of the SumerianEnkidu, in the Epic of Gilgamesh, and claims to refute, with « careful analysis of the repetition of thematic patterns », that the Patroclus storyline upsets Homer’s established compositional formulae of « wrath, bride-stealing, and rescue »; thus, stock-phrase reiteration does not restrict his originality in fitting story to rhyme.[45][46] Likewise, in The Arming Motif, Prof. James Armstrong reports that the poem’s formulaeyield richer meaning because the « arming motif » diction—describing Achilles, Agamemnon, Paris, and Patroclus—serves to « heighten the importance of … an impressive moment », thus, « [reiteration] creates an atmosphere of smoothness », wherein, Homer distinguishes Patroclus from Achilles, and foreshadows the former’s death with positive and negative turns of phrase.[47][48]
In the Iliad, occasional syntactic inconsistency may be an oral tradition effect—for example, Aphrodite is « laughter-loving », despite being painfully wounded by Diomedes (Book V, 375); and the divine representations may mix Mycenaean and Greek Dark Age (c. 1150–800 BC) mythologies, parallelling the hereditary basileis nobles (lower social rank rulers) with minor deities, such as Scamander, et al.[49]
Depiction of infantry combat
Despite Mycenae and Troy being maritime powers, the Iliad features no sea battles.[50] So, the Trojan shipwright (of the ship that transported Helen to Troy), Phereclus, fights afoot, as an infantryman.[51] The battle dress and armour of hero and soldier are well-described. They enter battle in chariots, launching javelins into the enemy formations, then dismount—for hand-to-hand combat with yet more javelin throwing, rock throwing, and if necessary hand to hand sword and a shoulder-borne hoplon (shield) fighting.[52] Ajax the Greater, son of Telamon, sports a large, rectangular shield (σάκος, sakos) with which he protects himself and Teucer, his brother:
Ninth came Teucer, stretching his curved bow.
He stood beneath the shield of Ajax, son of Telamon.
As Ajax cautiously pulled his shield aside,
Teucer would peer out quickly, shoot off an arrow,
hit someone in the crowd, dropping that soldier
right where he stood, ending his life—then he’d duck back,
crouching down by Ajax, like a child beside its mother.
Ajax would then conceal him with his shining shield.
(Iliad 8.267–72, Ian Johnston, translator)
Ajax’s cumbersome shield is more suitable for defence than for offence, while his cousin, Achilles, sports a large, rounded, octagonal shield that he successfully deploys along with his spear against the Trojans:
Just as a man constructs a wall for some high house,
using well-fitted stones to keep out forceful winds,
that’s how close their helmets and bossed shields lined up,
shield pressing against shield, helmet against helmet
man against man. On the bright ridges of the helmets,
horsehair plumes touched when warriors moved their heads.
That’s how close they were to one another.
(Iliad 16.213–17, Ian Johnston, translator)
In describing infantry combat, Homer names the phalanx formation,[53]but most scholars do not believe the historical Trojan War was so fought.[54] In the Bronze Age, the chariot was the main battle transport-weapon (e.g. the Battle of Kadesh). The available evidence, from the Dendra armour and the Pylos Palace paintings, indicate the Mycenaeans used two-man chariots, with a long-spear-armed principal rider, unlike the three-man Hittite chariots with short-spear-armed riders, and unlike the arrow-armed Egyptian and Assyrian two-man chariots. Nestor spearheads his troops with chariots; he advises them:
In your eagerness to engage the Trojans,
don’t any of you charge ahead of others,
trusting in your strength and horsemanship.
And don’t lag behind. That will hurt our charge.
Any man whose chariot confronts an enemy’s
should thrust with his spear at him from there.
That’s the most effective tactic, the way
men wiped out city strongholds long ago —
their chests full of that style and spirit.
(Iliad 4.301–09, Ian Johnston, translator)
Although Homer’s depictions are graphic, it can be seen in the very end that victory in war is a far more somber occasion, where all that is lost becomes apparent. On the other hand, the funeral games are lively, for the dead man’s life is celebrated. This overall depiction of war runs contrary to many other[citation needed] ancient Greek depictions, where war is an aspiration for greater glory.
Influence on classical Greek warfare
While the Homeric poems (the Iliad in particular) were not necessarily revered scripture of the ancient Greeks, they were most certainly seen as guides that were important to the intellectual understanding of any educated Greek citizen. This is evidenced by the fact that in the late fifth century BC, « it was the sign of a man of standing to be able to recite the Iliad and Odyssey by heart. »[55] Moreover, it can be argued that the warfare shown in the Iliad, and the way in which it was depicted, had a profound and very traceable effect on Greek warfare in general. In particular, the effect of epic literature can be broken down into three categories: tactics, ideology, and the mindset of commanders. In order to discern these effects, it is necessary to take a look at a few examples from each of these categories.
Much of the detailed fighting in the Iliad is done by the heroes in an orderly, one-on-one fashion. Much like the Odyssey, there is even a set ritual which must be observed in each of these conflicts. For example, a major hero may encounter a lesser hero from the opposing side, in which case the minor hero is introduced, threats may be exchanged, and then the minor hero is slain. The victor often strips the body of its armor and military accoutrements.[56] Here is an example of this ritual and this type of one-on-one combat in the Iliad:
There Telamonian Ajax struck down the son of Anthemion, Simoeisios in his stripling’s beauty, whom once his mother descending from Ida bore beside the banks of Simoeis when she had followed her father and mother to tend the sheepflocks. Therefore they called him Simoeisios; but he could not render again the care of his dear parents; he was short-lived, beaten down beneath the spear of high-hearted Ajax, who struck him as he first came forward beside the nipple of the right breast, and the bronze spearhead drove clean through the shoulder.[57]
The biggest issue in reconciling the connection between the epic fighting of the Iliad and later Greek warfare is the phalanx, or hoplite, warfare seen in Greek history well after Homer’s Iliad. While there are discussions of soldiers arrayed in semblances of the phalanx throughout the Iliad, the focus of the poem on the heroic fighting, as mentioned above, would seem to contradict the tactics of the phalanx. However, the phalanx did have its heroic aspects. The masculine one-on-one fighting of epic is manifested in phalanx fighting on the emphasis of holding one’s position in formation. This replaces the singular heroic competition found in the Iliad.[58]
One example of this is the Spartan tale of 300 picked men fighting against 300 picked Argives. In this battle of champions, only two men are left standing for the Argives and one for the Spartans. Othryades, the remaining Spartan, goes back to stand in his formation with mortal wounds while the remaining two Argives go back to Argos to report their victory. Thus, the Spartans claimed this as a victory, as their last man displayed the ultimate feat of bravery by maintaining his position in the phalanx.[59]
In terms of the ideology of commanders in later Greek history, the Iliadhas an interesting effect. The Iliad expresses a definite disdain for tactical trickery, when Hector says, before he challenges the great Ajax:
I know how to storm my way into the struggle of flying horses; I know how to tread the measures on the grim floor of the war god. Yet great as you are I would not strike you by stealth, watching for my chance, but openly, so, if perhaps I might hit you.[60]
However, despite examples of disdain for this tactical trickery, there is reason to believe that the Iliad, as well as later Greek warfare, endorsed tactical genius on the part of their commanders. For example, there are multiple passages in the Iliad with commanders such as Agamemnon or Nestor discussing the arraying of troops so as to gain an advantage. Indeed, the Trojan War is won by a notorious example of Greek guile in the Trojan Horse. This is even later referred to by Homer in the Odyssey. The connection, in this case, between guileful tactics of the Greeks in the Iliad and those of the later Greeks is not a difficult one to find. Spartan commanders, often seen as the pinnacle of Greek military prowess, were known for their tactical trickery, and, for them, this was a feat to be desired in a commander. Indeed, this type of leadership was the standard advice of Greek tactical writers.[61]
Ultimately, while Homeric (or epic) fighting is certainly not completely replicated in later Greek warfare, many of its ideals, tactics, and instruction are.[62]
Hans van Wees argues that the period that the descriptions of warfare relate can be pinned down fairly specifically—to the first half of the 7th century BC.[63]
The Iliad was a standard work of great importance already in Classical Greece and remained so throughout the Hellenistic and Byzantineperiods. Subjects from the Trojan War were a favourite among ancient Greek dramatists. Aeschylus‘ trilogy, the Oresteia, comprising Agamemnon, The Libation Bearers and The Eumenides, follows the story of Agamemnon after his return from the war. Homer also came to be of great influence in European culture with the resurgence of interest in Greek antiquity during the Renaissance, and it remains the first and most influential work of the Western canon. In its full form the text made its return to Italy and Western Europe beginning in the 15th century, primarily through translations into Latin and the vernacular languages.
Prior to this reintroduction, however, a shortened Latin version of the poem, known as the Ilias Latina, was very widely studied and read as a basic school text. The West tended to view Homer as unreliable as they believed they possessed much more down to earth and realistic eyewitness accounts of the Trojan War written by Dares and Dictys Cretensis, who were supposedly present at the events. These late antique forged accounts formed the basis of several eminently popular medievalchivalric romances, most notably those of Benoît de Sainte-Maure and Guido delle Colonne. These in turn spawned many others in various European languages, such as the first printed English book, the 1473 Recuyell of the Historyes of Troye. Other accounts read in the Middle Ages were antique Latin retellings such as the Excidium Troiae and works in the vernaculars such as the Icelandic Troy Saga. Even without Homer, the Trojan War story had remained central to Western European medieval literary culture and its sense of identity. Most nations and several royal houses traced their origins to heroes at the Trojan War. Britain was supposedly settled by the Trojan Brutus, for instance.[citation needed]
William Shakespeare used the plot of the Iliad as source material for his play Troilus and Cressida, but focused on a medieval legend, the love story of Troilus, son of King Priam of Troy, and Cressida, daughter of the Trojan soothsayer Calchas. The play, often considered to be a comedy, reverses traditional views on events of the Trojan War and depicts Achilles as a coward, Ajax as a dull, unthinking mercenary, etc.
William Theed the elder made an impressive bronze statue of Thetis as she brought Achilles his new armor forged by Hephaesthus. It has been on display in the Metropolitan Museum of Art in New York City since 2013.
Robert Browning‘s poem Development discusses his childhood introduction to the matter of the Iliad and his delight in the epic, as well as contemporary debates about its authorship.
20th century
Simone Weil wrote the essay « The Iliad or the Poem of Force » in 1939, shortly after the commencement of World War II. The essay describes how the Iliad demonstrates the way force, exercised to the extreme in war, reduces both victim and aggressor to the level of the slave and the unthinking automaton.[64]
Christopher Logue‘s poem War Music, an « account », not a translation, of the Iliad, was begun in 1959 as a commission for radio. He continued working on it until his death in 2011. Described by Tom Holland as « one of the most remarkable works of post-war literature », it has been an influence on Kate Tempest and Alice Oswald, who says that it « unleashes a forgotten kind of theatrical energy into the world ».[65]
Christa Wolf‘s novel Cassandra (1983) is a critical engagement with the Iliad. Wolf’s narrator is Cassandra, whose thoughts we hear at the moment just before her murder by Clytemnestra in Sparta. Wolf’s narrator presents a feminist’s view of the war, and of war in general. Cassandra’s story is accompanied by four essays which Wolf delivered as the Frankfurter Poetik-Vorlesungen. The essays present Wolf’s concerns as a writer and rewriter of this canonical story and show the genesis of the novel through Wolf’s own readings and in a trip she took to Greece.
Troy (2004), a loose film adaptation of the Iliad, received mixed reviews but was a commercial success, particularly in international sales. It grossed $133 million in the United States and $497 million worldwide, making it the 188th top-grossing movie of all time.[66]
Alice Oswald‘s sixth collection, Memorial (2011),[70] is based on but departs from the narrative form of the Iliad to focus on, and so commemorate, the individually-named characters whose deaths are mentioned in that poem.[71][72][73] Later in October 2011, Memorial was shortlisted for the T. S. Eliot Prize,[74] but in December 2011, Oswald withdrew the book from the shortlist,[75][76] citing concerns about the ethics of the prize’s sponsors.[77]
The Rage of Achilles, by American author and Yale Writers’ Conference founder Terence Hawkins, recounts the Iliad as a novel in modern, sometimes graphic language. Informed by Julian Jaynes‘ theory of the bicameral mind and the historicity of the Trojan War, it depicts its characters as real men to whom the gods appear only as hallucinations or command voices during the sudden and painful transition to truly modern consciousness.[citation needed]
The Righteous Dark, by American author Jake Enholm, features a main character named Oddy based on Odysseus who is an artificial intelligence fighting other artificially intelligent beings in a war between two star systems in the future. The war lasts for ten years, and ends with Oddy defeating the Trojan-like enemy by embedding his own mind inside a disguised upgrade to the enemy’s operating system.[78]
Leurs origines remonte à Charlemagne, conquérant d’un puissant empire, consacré par l’autorité papale en 800, qui englobait entre autres la France, l’Allemagne, et l’Italie actuelle, mais la tradition germanique s’ancre à partir du règne d’Otton le Grand.
Après la fin du Saint-Empire en 1806, les regalia sont réinvestis par la couronne autrichienne puis sont l’objet de dispute et servent d’outils propagandistes au moment de la formation du Troisième Reich.
« Reproduction des ornements et regalia impériaux », gravure de la fin du XVIIe siècle représentant l’empereur Sigismond (Bibliothèque princière Waldeck).
Giacobbe Giusti, Regalia du Saint-Empire
« Reproduction du grand Sanctuaire à Nuremberg » avec la Sainte Lance (gravure, fin XVIIe).
Giacobbe Giusti, Regalia du Saint-Empire
Les Regalia reproduits dans une encyclopédie allemande (Leipzig, 1909).
En 800, Charlemagne est sacré empereur à Rome : il n’existe aucune trace certaine de la couronne ou des insignes impériaux du souverain. Après le partage de l’empire, et la disparition d’un pouvoir central, s’enracine alors un mythe qui va prendre deux aspects : le pouvoir royal en France va bâtir ses regalia sur d’hypothétiques couronnes de Charlemagne, tandis que les souverains centraux européens, vont en fonder d’autres, chacun se déclarant détenteur des insignes originaux.
Les noms utilisés pour ses regalia sont, en latin, insignia imperialia, regalia insignia, insignia imperalis capellae quae regalia dicuntur. Le latin est la lingua franca en Europe jusqu’au XVe siècle.
En allemand, ils vont être appelés Reichsinsignien (insignes impériaux), Reichskleinodien (joyaux impériaux) réunis au sein du Reichsschatz (trésor impérial).
Un inventaire du château de Trifelsen 1246 les désigne comme signes impériaux (Keiserliche Zeichen). Les termes employés sont liés à la personne ou a la fonction. De plus, jusqu’à Charles IV, des éléments sont ajoutés, d’autres retirés ou échangés.
Histoire
Plusieurs inventaires médiévaux sont conservés avec cinq ou six objet mentionnés. Dans ses Speculum regum (1183), Godefroi de Viterbe en énumère cinq : Sainte Croix (reliques de la Vraie Croix), Sainte Lance, Sceptre, Orbe et Épée. L’épée ou glaive n’est pas mentionnée dans d’autres listes. Il est ardu d’identifier certains objets dans une source du Haut Moyen Âge ou du Moyen Âge tardif dans la mesure où les mentions encore plus tardive parlent de couronnement in kaiserliche Insignien gekleidet, c’est-à-dire « vêtu d’insignes impériaux » sans plus de précisions. Par contre, l’identification de la Sainte Lance et de la Croix impériale sont évidentes, ces objets étant antérieurs à la période médiévale et abondamment cités. Jusqu’au xve siècle, les regalia n’ont pas de lieu fixe car ils accompagnent l’empereur lors de ses voyages à travers le royaume. La couronne du Saint-Empireremonterait à la fin du Xe siècle, mais sa forme originelle diffère sensiblement de l’actuelle.
Conservés depuis 1424 dans la ville impériale de Nuremberg en Franconie, le Conseil de la ville, à l’approche des troupes françaises menaçantes, les fait transférer à Ratisbonne en 1796. Puis ils sont envoyés en 1800 à Vienne. La menace française s’approchant de la capitale, on les confie à un certain baron von Hügel jusqu’à ce que leur sécurité puisse être assurée. Après la dissolution du Saint Empire en 1806, von Hügel profite du flou juridique pour revendre les Reichskleinodien à l’empereur d’Autriche, qui refuse de les restituer plus tard à la ville de Nuremberg et les conserve dans la Chambre du Trésor(de) (Schatzkammer). Ils restent donc dans le palais du HofburgVienne comme propriété des Habsbourg puis, après la révolution de 1918, de l’État autrichien.
Les chausses et les gants ont été ajoutés au xiiie siècle.
Les insignes impériaux sont classés en deux ensembles selon le lieu où ils ont été conservés, de 1424 à 1796 à Nuremberg, ou jusqu’en 1794 à Aix-la-Chapelle.
Reliquaire avec un fragment de la nappe de la Cène
Daté de 1518, Nuremberg, par Hans Krug.
Collection présente à Vienne
Un exemple d’une Flügellanze à gauche, de facture carolingienne, similaire à la Heilige Lanze : des pièces latérales sont présentes à la base du fer.
Sainte Lance : une petite tige de fer a été insérée dans le fer de lance et maintenue par des fils d’argent et était considéré selon la tradition comme un des clous de la crucifixion de JésusNote 1
Des pièces conservées au Hofburg, la plus ancienne est probablement la Sainte Lance, qui remonte à Henri Ier de Germanie. C’est une Flügellanze, une lance comportant deux pièces latérales et opposées à la base du fer, d’époque carolingienne.
La couronne impériale est mentionnée par la poésie médiévale autour de 1200, en particulier par son joyau L’Orphelin, un diamant de grande taille.
Voyages
Giacobbe Giusti, Regalia du Saint-Empire
Ruines du cloître de Limburg, près de Bad Dürkheim, un des lieux de conservation identifiés.
Jusqu’au xve siècle, les insignes impériaux ne sont pas conservés dans un endroit fixe : ils accompagnent souvent le souverain dans ses voyages à travers l’Empire et leur possession est primordiale dans le cas de contestations de sa légitimité. Plusieurs places-fortes et lieux sûrs ont néanmoins été identifiés durant cette période :
le cloître de Limburg, dont il subsiste des ruines à Bad Dürkheim
le Harzburg, forteresse impériale près de Bad Harzburg
↑En 2003, pour la réalisation d’un documentaire, une expertise a été réalisée, par le Docteur Robert Feather, ingénieur métallurgiste britannique, qui a reçu du Musée de la Hofburg, l’autorisation d’examiner, non seulement la lance dans un environnement de laboratoire, mais à retirer les délicates bandes d’or de l’étui et les fils d’argent qui recouvrent la lance. L’expertise a été réalisée au moyen de la technique de la spectrométrie de fluorescence X. La date la plus probable de la fabrication du fer de lance se situerait autour du viie siècle apr. J.-C., (un siècle plus tôt que l’estimation précédente). Le Dr Feather a déclaré que la tige de fer de sept pouces de longueur (prétendue être un clou de la crucifixion), martelée dans la lame, et mise en valeur par de minuscules croix en laiton, contenait pourtant des traces de cobalt mais que ce morceau de fer ne pouvait pas provenir d’un clou romain du ier siècle apr. J.-C.
Franz Bock : Die deutschen Reichskleinodien mit Hinzufügung der Krönungs-Insignien Böhmens, Ungarns und der Lombardei in geschichtlicher, liturgischer und archäologischer Beziehung, 1. Theil (Einfache Ausgabe). Vienne, 1860.
Julius von Schlosser : Die Schatzkammer des Allerhöchsten Kaiserhauses in Wien, dargestellt in ihren vornehmsten Denkmälern. Mit 64 Tafeln und 44 Textabbildungen. Schroll, Vienne, 1918
Hermann Fillitz : Die Insignien und Kleinodien des Heiligen Römischen Reiches. Schroll, Vienne, Munich, 1954.
Fritz Ramjoué : Die Eigentumsverhältnisse an den drei Aachener Reichskleinodien.Kohlhammer, Stuttgart 1968
Wilhelm Schwemmer : Die Reichskleinodien in Nürnberg 1938–1945. In : Mitteilungen des Vereins für Geschichte der Stadt Nürnberg, vol. 65, 1978, pp. 397–413.
Annamaria Böckel : Heilig-Geist in Nürnberg. Spitalstiftung & Aufbewahrungsort der Reichskleinodien. Nürnberger Schriften 4, Böckel, Nuremberg 1990, (ISBN3-87191-146-1).
Ernst Kubin : Die Reichskleinodien. Ihr tausendjähriger Weg. Amalthea, Vienne, Munich 1991,(ISBN3-85002-304-4).
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Heinrich Pleticha : Des Reiches Glanz. Reichskleinodien und Kaiserkrönungen im Spiegel der deutschen Geschichte. Herder, Fribourg-en-Brisgau. a. 1989,(ISBN3-451-21257-9)(réimpression : Flechsig, Würzburg 2003,(ISBN3-88189-479-9).
Wilfried Seipel (Hrsg.) : Nobiles Officinae. Die königlichen Hofwerkstätten zu Palermo zur Zeit der Normannen und Staufer im 12. und 13. Jahrhundert.Milan, 2004, (ISBN3854970765).
Peter Heigl : Der Reichsschatz im Nazibunker / The Imperial Regalia in the Nazibunker. Nuremberg 2005,(ISBN3-9810269-1-8).
Alexander Thon : Vom Mittelrhein in die Pfalz. Zur Vorgeschichte des Transfers der Reichsinsignien von Burg Hammerstein nach Burg Trifels im Jahre 1125. In : Jahrbuch für westdeutsche Landesgeschichte 32, 2006, pp. 35–74.
Gesellschaft für staufische Geschichte (Hrsg.) : Die Reichskleinodien, Herrschaftszeichen des Heiligen Römischen Reiches. Göppingen 1997, (ISBN3-929776-08-1).
Johann Wolfgang Goethe : Dichtung und Wahrheit. Erster Teil, Fünftes Buch. (Description du couronnement de Joseph II).
Jan Keupp, Hans Reither, Peter Pohlit, Katharina Schober, Stefan Weinfurter (Hrsg.) : „… die keyserlichen zeychen …“ Die Reichskleinodien – Herrschaftszeichen des Heiligen Römischen Reiches, Regensburg 2009,(ISBN978-3-7954-2002-4).
The Flagellation of Christ(probably 1455–1460) is a painting by Piero della Francescain the Galleria Nazionale delle Marche in Urbino, Italy. Called by one writer an « enigmatic little painting, »[1] the composition is complex and unusual, and its iconography has been the subject of widely differing theories. Kenneth Clark placed The Flagellation in his personal list of the best ten paintings, calling it « the greatest small painting in the world ».
Description
The theme of the picture is the Flagellation of Christ by the Romans during his Passion. The biblical event takes place in an open gallery in the middle distance, while three figures in the foreground on the right-hand side apparently pay no attention to the event unfolding behind them. The panel is much admired for its use of linear perspective and the air of stillness that pervades the work, and it has been given the epithet « the Greatest Small Painting in the World » by the art historian Kenneth Clark.[2]
The painting is signed under the seated emperor OPVS PETRI DE BVRGO S[AN]C[T]I SEPVLCRI – « the work of Piero of Borgo Santo Sepolcro » (his native town).
The Flagellation is particularly admired for the realistic rendering of the hall in which the flagellation scene is situated in relation to the size of the figures and for the geometrical order of the composition. The portrait of the bearded man at the front is considered unusually intense for Piero’s time.
Interpretations
Much of the scholarly debate surrounding the work concerns the identities or significance of the three men at the front. Depending on the interpretation of the subject of the painting, they may represent contemporary figures or people related to the passion of Christ, or they may even have multiple identities. The latter is also suggested with respect to the sitting man on the left, who is in one sense certainly Pontius Pilate, a traditional element in the subject. The notion of two time frames in the composition is derived from the fact that the flagellation scene is illuminated from the right while the supposedly « modern » outdoor scene is illuminated from the left. Originally the painting had a frame on which the Latin phrase « Convenerunt in Unum » (« They came together »), taken from Psalm 2, ii in the Old Testament, was inscribed. This text is cited in Book of Acts 4:26 and related to Pilate, Herod and the Jews.
Conventional
According to a conventional interpretation still upheld in Urbino, the three men would be Oddantonio da Montefeltro, Duke of Urbinobetween his advisors, Manfredo dei Pio and Tommaso di Guido dell’Agnello, who were murdered together on July 22, 1444. Both advisers were held responsible for Oddantonio’s death due to their unpopular government, which led to the fatal conspiracy. Oddantonio’s death would be compared, in its innocence, to that of Christ. The painting would then have been commissioned by Federico da Montefeltro, who succeeded his half brother Oddantonio as Lord of Urbino. According to another interpretation, the two men to the left and right of the youth would represent Serafini and Ricciarelli, both citizens of Urbino, who allegedly murdered Oddantonio together with his two bad advisors. Against these interpretations speaks the written contract signed by Federico and the citizens of Urbino, ´that he would not bear in remembrance the offenses inflicted on Oddantonio, that no one would be punished for it and that Federico would protect all who may be compromised in these crimes´. Moreover, Oddantonio’s corpse was buried in an unnamed grave. A painting dedicated to the memory of Duke Oddantonio and to his rehabilitation would thus have been a case of betrayal to the citizens of Urbino.[3]
Dynastic
Another traditional view considers the picture a dynastic celebration commissioned by Duke Federico da Montefeltro, Oddantonio’s successor and half-brother. The three men would simply be his predecessors. This interpretation is backed by an 18th-century inventory in the Urbino Cathedral, where the painting once was housed, and in which the work is described as « The Flagellation of Our Lord Jesus Christ, with the Figures and the Portraits of Duke Guidubaldo and Oddo Antonio ». However, since Duke Guidobaldo was a son of Federico born in 1472, this information has to be erroneous. Instead, the rightmost figure may represent Oddantonio’s and Federico’s father Guidantonio.
According to this other old-fashioned view, the figure in the middle would represent an angel, flanked by the Latin (Catholic) and the Greek (Orthodox) Churches, whose divisioncreated strife in the whole of Christendom.
The seated man on the far left watching the flagellation would be the Byzantine emperor John VIII Palaiologos, as identified by his clothing, particularly the unusual red hat with upturned brims which is present in a medal by Pisanello. In the variant of this interpretation, proposed by Carlo Ginzburg,[4] the painting would be in fact an invitation by Cardinal Bessarion and the humanist Giovanni Bacci to Federico da Montefeltro to take part in the crusade. The young man would be Bonconte II da Montefeltro, who died of plague in 1458. In this way, the sufferings of Christ are paired both to those of the Byzantines and of Bonconte.
Silvia Ronchey and other art historians[5] agree on the panel being a political message by Cardinal Bessarion, in which the flagellated Christ would represent the suffering of Constantinople, then besieged by the Ottomans, as well as the whole of Christianity. The figure on the left watching would be sultan Murad II, with John VIII on his left. The three men on the right are identified as, from left: Cardinal Bessarion, Thomas Palaiologos (John VIII’s brother, portrayed barefoot as, being not an emperor, he could not wear the purple shoes with which John is instead shown) and Niccolò III d’Este, host of the council of Mantuaafter its move to his lordship of Ferrara.
Piero della Francesca painted the Flagellation some 20 years after the fall of Constantinople. But, at the time, allegories of that event and of the presence of Byzantine figures in Italian politics were not uncommon, as shown by Benozzo Gozzoli‘s contemporary Magi Chapel in the Palazzo Medici-Riccardi in Florence.
Kenneth Clark
In 1951, the art historian Kenneth Clark identified the bearded figure as a Greek scholar, and the painting as an allegory of the suffering of the Church after the fall of the Byzantine Empire in 1453, and of the proposed crusade supported by Pope Pius II and discussed at the Council of Mantua. Again, the man in the far left would be the Byzantine Emperor.
Marilyn Aronberg Lavin
Another explanation of the painting is offered by Marilyn Aronberg Lavin in Piero della Francesca: The Flagellation.[6]
The interior scene represents Pontius Pilate showing Herod with his back turned, because the scene closely resembles numerous other depictions of the flagellation that Piero would have known.
Lavin identifies the figure on the right as Ludovico III Gonzaga, Marquis of Mantua, and the figure on the left as his close friend, the astrologer Ottavio Ubaldini della Carda, who lived in the Ducal Palace. Ottavio is dressed in the traditional garb of an astrologer, even down to his forked beard. At the time the painting is thought to have been made, both Ottavio and Ludovico had recently lost beloved sons, represented by the youthful figure between them. Note that the youth’s head is framed by a laurel tree, representing glory. Lavin suggests that the painting is intended to compare the suffering of Christ with the grief of the two fathers. She suggests that the painting was commissioned by Ottavio for his private chapel, the Cappella del Perdono, which is in the Ducal Palace at Urbino and which has an altar whose facade is the exact size of the painting. If the painting was on the altar, the perspective in the painting would have appeared correct only to someone kneeling before it.
David A. King
An interpretation developed by David King, director (1985–2007) of the Institute for the History of Science in Frankfurt, Germany, establishes a connection between the painting and the Latin inscription on an astrolabe presented in Rome in 1462 by Regiomontanus to his patron Cardinal Bessarion.[7] The discovery that the epigram was an acrostic was made by Berthold Holzschuh, a member of King’s medieval instrument seminar, in 2005. The hidden meanings in the vertical axes include references to Bessarion, Regiomontanus, and the 1462 gift that was intended to replace a 1062 Byzantine astrolabe in Bessarion’s possession (now in Brescia). In the same year Holzschuh discovered that the main axes of the epigram corresponded to the main vertical axes of the painting, which pass through the eyes of the Christ figure and those of the bearded man. It was clear that the letters BA IOANNIS on the left of the epigram and the letters SEDES on the right might refer to Basileus (Emperor) Ioannis VIII on his throne. This inspired King to search for monograms of names across the epigram (for example, INRI for Christ and RGO for Regiomontanus), and he found some 70 possibly relevant names corresponding to the 8+1 figures. King thus established dual or multiple identities for each of the eight persons and one classical figure who would eventually feature in the painting. Both Regiomontanus and Bessarion were known to Piero (their common interest was Archimedes), and both Regiomontanus’ and Piero’s copies of Archimedes’ works have been preserved. King hypothesises that donor and donee of the 1462 astrolabe might have conceived the make-up of the painting together with Piero. The young man in cardinal red can now be identified as the eager young German astronomer Regiomontanus, the new protégé of the Cardinal Bessarion. However, his image embodies, amongst others, three brilliant young men close to Bessarion who had recently died: Buonconte da Montefeltro, Bernardino Ubaldini dalla Carda and Vangelista Gonzaga. Each of the images of persons in the painting, as well as of the classical figure atop the column behind Christ, is polysemous. The painting itself is polysemous. One of the several purposes of the painting was to signify hope for the future in the arrival of the young astronomer into Bessarion’s circle as well as to pay homage to the three dead young men. Another was to express Bessarion’s sorrow that his native Trebizond had fallen to the Turks in 1461, for which he held the Byzantine ruler responsible.
John Pope-Hennessy
Sir John Pope-Hennessy, the art historian, argued in his book The Piero della Francesca Trail that the actual subject of the painting is « The Dream of St. Jerome. » According to Pope-Hennessy,
As a young man St Jerome dreamt that he was flayed on divine order for reading pagan texts, and he himself later recounted this dream, in a celebrated letter to Eustochium, in terms that exactly correspond with the left-hand side of the Urbino panel.
Pope-Hennessy also cites and reproduces an earlier picture by Sienese painter Matteo di Giovanni that deals with the subject recorded in Jerome’s letter, helping to validate his identification of Piero’s theme.[8]
Influence
The painting’s restraint and formal purity strongly appealed when Piero was first « discovered, » especially to admirers of cubist and abstract art. It has been held in especially high regard by art historians, with Frederick Hartt describing it as Piero’s « most nearly perfect achievement and the ultimate realisation of the ideals of the second Renaissance period ».
^Aronberg Lavin, Marilyn (1972). Piero della Francesca: the Flagellation. University of Chicago Press. ISBN0-226-46958-1.
^King, David A. (2007). Astrolabes and Angels, Epigrams and Enigmas – From Regiomontanus’ Acrostic for Cardinal Bessarion to Piero della Francesca’s Flagellation of Christ – An essay by DAK inspired by two remarkable discoveries by Berthold Holzschuh. Stuttgart. ISBN978-3-515-09061-2.. Additional material is on King’s website http://www.davidaking.org/.
Sa complexité géométrique et symbolique en fait l’une des œuvres les plus commentées de l’histoire de l’art. Elle a été créée sous le mouvement de la Première Renaissance.
Histoire
À l’origine, ce tableau est une commande faite par le cardinal Bessario. Celui-ci désirait envoyer l’œuvre au duc d’Urbino (Frédéric III de Montefeltro), dans le but de le convaincre de la nécessité d’une croisade contre les Turcs. Le tableau est mentionné pour la première fois en 1744 dans l’inventaire des biens de la vieille sacristie d’Urbino. Il est décrit comme « la Flagellation de Notre Seigneur contre une colonne, et, à part, les illustrissimes ducs Otto Antonio, Federico et Guidobaldo, peints par Pietro del Borgho. » L’historien de l’art Johann David Passavant est le premier, en 1839, à signaler une inscription latinefigurant sur le cadre du tableau3 : convenerunt in unum (en français : « ils se mirent d’accord et s’allièrent ». Il s’agit d’une citation tirée de la Bible, qui apparaît d’abord dans les Psaumes (Psaumes, II, 2), puis dans les Actes (Actes, IV, 26). Crowe et Cavalcaselle signalent, dès 1864, que l’inscription a disparu4. Une restauration du tableau, menée à la fin du xixe siècle afin de renforcer le dos du tableau, a causé trois grandes craquelures sur la peinture. En 1951-1952, le tableau est restauré par l’Istituto Centrale del Restauro de Rome : les trois craquelures sont repeintes. Une nouvelle restauration a eu lieu en 1968, toujours à l’Istituto Centrale del Restauro de Rome.
Il respecte les proportions du rectangle harmonique6 par rabattement horizontal de la diagonale du carré construit sur sa hauteur (soit 58 × racine de 2)7(schéma 1).
Une géométrie stricte
Schéma 2 : La ligne d’horizon et le point de fuite centré horizontalement.
Schéma 3 : Les fuyantes construites à partir du point de fuite monofocal centré.
Le point de vue monofocal centré est une construction de la perception purement albertiene8 par la présence d’éléments architecturaux (colonne, chapiteaux), du dallage9, d’un plafond à caissons.
Plusieurs constatations démontrent l’aspect très géométrique de la construction :
La position du point de fuite est centrale, construite par l’intersection de la diagonale descendante de gauche du carré, avec la médiane verticale du format entier (schéma 2)7.
Les fuyantes architecturales convergent vers ce point (schéma 3).
Les diagonales du carré se croisent sur la tête du Christ (schéma 1).
Les deux scènes, très distinctes dans leur propos, sont chacune inscrite dans les rectangles délimités par la médiane centrale portant le point de fuite.
La ligne des mentons des protagonistes du groupe de droite et leur ligne de tête, peuvent être également construites par des intersections similaires.
Il en est de même pour la ligne de plafond à gauche, la hauteur de la représentation du Christ.
La proportion est parfaitement respectée et s’appuie sur la taille traditionnelle du Christ, c’est-à-dire 1,78 m.
La Storia
Le tableau est séparé en deux par une colonne : à gauche, au fond d’une loggia, une scène représentant la flagellation du Christ et à droite, au premier plan, un groupe de trois personnages. Les deux scènes sont éclairées chacune depuis une direction différente : depuis la gauche pour le groupe de droite, et depuis la droite pour le groupe du fond situé à gauche. Les ombres sont discrètes.
Daniel Arasse définit l’espace [irréel] de ces représentations comme « la somme des lieux [des scènes anachroniques] »10.
La signature
Sur le socle en pierre du siège de Ponce Pilate, un cartellino porte un texte en latin attestant l’attribution à Piero della Francesca :
OPVS PETRI DEBVRGO SCI SEPVLCRI(soit « Œuvre de Piero de Borgo San Sepolcro »).
Texte du cartellino.
Analyse
Les peintres siennois (Duccio11, Pietro Lorenzetti12) introduisent un nouveau type de représentation de la Flagellation du Christ. Ils situent la scène de la Flagellation sous une loggia couverte tandis qu’un groupe de personnages se tient en retrait, soit en plein air, soit dans une autre pièce13,14. La Flagellation du Christde Piero della Francesca dépasse ce modèle. Le groupe de trois personnages n’est plus seulement en retrait, mais complètement à l’écart. La hiérarchie entre les deux scènes est inversée. Ce qui devrait être la scène principale, la Flagellation du Christ, est désormais à l’arrière plan, et le groupe des trois personnages qui conversent, au premier plan.
L’influence d’Alberti est manifeste dans la loggia peinte par Piero della Francesca. On l’a rapprochée, en particulier, de la loggia Rucellai qui se dresse devant le Palais Ruccelaià Florence.
La colonne à laquelle est attaché le Christ est couronnée d’une statue antique, symbolisant, selon l’interprétation de Marilyn Aronberg Lavin, le triomphe de la foi sur le paganisme.
Ce tableau pourrait être un appel à la réconciliation entre catholiques et orthodoxes et, implicitement, un appel à la croisade.
La scène de la flagellation
Il est admis que le personnage assis de profil est Ponce Pilate. En se fondant sur les versets des Actes des Apotres, d’où est tirée l’inscription qui figurait autrefois sur le cadre du tableau, convenerunt in unum, Running et Creighton Gilbert ont proposé d’identifier le personnage de dos coiffé d’un turban comme étant Hérode. En effet le texte (Actes, IV, 26 et 27) associe clairement Hérode et Ponce Pilate : « Les rois de la terre se sont soulevés, et les gouvernants se liguèrent contre le Seigneur, et contre son oint. Car en vérité, contre le saint Enfant Jésus, que tu as oint, Hérode et Ponce Pilate, se sont ligués dans cette ville avec les nations et le peuple d‘Israël. » Ponce Pilate arbore les symboles des empereurs byzantins (chapeau pointu et chaussures pourpres). Il regarde sans intervenir Jésus souffrir et par cette inaction cautionne le travail des bourreaux.
Le tableau peut se référer au refus grec du pacte d’unité avec Rome qui fut signé en 1439 à Florence. Ce fait donnait aux Turcs la possibilité d’envahir la ville de Constantinople. Dans cette scène, on aperçoit un homme vêtu à la turque. Il est ici le bourreau du christianisme tout entier.
Les trois personnages de droite
La question de l’identification des trois personnages de droite est au cœur du problème de l‘interprétation du tableau. Selon l’inventaire de 1744, les trois personnages sont, de gauche à droite, Ottoantonio da Montefeltro, son frère Federico da Montefeltro, et le fils de ce dernier, Guidobaldo da Montefeltro. Le personnage central ne saurait toutefois être Federico da Montefeltro : il n‘y a aucune ressemblance entre son visage et celui de Federico, tel que Piero della Francesca le montre dans le portrait de profil conservé à la Galerie des Offices. Une autre interprétation fut donc proposée : il s’agissait bien du jeune comte Oddantonio da Montefeltro, mais entouré des deux conseillers assassinés avec lui le 22 juillet 1444, Manfredo del Pio et Tommaso dell’Agnella. Federico aurait commandé le tableau à Piero della Francesca pour commémorer la mort de son frère, une interprétation encore reprise par Roberto Longhi en 1930 : « Les mots tirés d’un psaume compris comme faisant allusion à la mort du Christ permettraient d’identifier le jeune homme blond en rouge comme Oddantonio da Montefeltro, encadré de ses deux méchants ministres Manfredo del Pio et Tommaso dell’Agnella, dont la politique provoqua le soulèvement populaire et la conjuration des Serafini, à l’issue de laquelle le jeune prince mourut (1444). ». D’autres interprétations ont depuis été proposées :
Interprétation de Kenneth Clark : Kenneth Clark trouva une ressemblance entre les traits du visage du personnage de gauche et ceux de la dernière famille ayant régné sur l’empire byzantin, les Paleologue. Il lia donc le tableau au concile de Mantoue de 1459, où le pape Pie II avait prêché la croisade contre les Turcs et la reconquête de Constantinople15.
Interprétation de Marilyn Aronberg Lavin : le personnage barbu serait Ottaviano Ubaldini, un conseiller du comte d’Urbino, à la fois théologien et astrologue, celui qui est à droite, vêtu d’un brocart, serait le marquis de Mantoue, Ludovico Gonzaga.
Interprétation de Carlo Ginzburg : Ginzburg voit dans le tableau une commande du cardinal Basilius Bessarion, présent à Rome en 1459 pour préparer le concile de Mantoue. Le personnage du centre serait Buonconte da Montefeltro, le fils naturel de Federico da Montrefeltro et l’homme de droite l’humaniste Giovanni Bacci16.
Interprétation de Silvia Ronchey : l’opposition entre Rome et Constantinople17.
Interprétation de David King : la peinture est inspirée par un texte en latin daté 1462 engravé sur un astrolabe présenté à Rome par l’astronome allemand Regiomontanus à son mécène le cardinal Bessarion – les trois personnages sont Bessarion, Regiomontanus et Giovanni Bacci18.
Notes et références
↑ a et b(de) Bernd Roeck, Mörder, Maler und Mäzene : Piero della Francescas « Geisselung » : eine kunsthistorische Kriminalgeschichte, Munich, C.H. Beck, , 255 p.(ISBN978-3-406-55035-5), p. 10.
↑Film Palettes avec la précision : peuplier à veines horizontales et proportion de la porte d’harmonie (1,414), bien que souvent est invoqué, à tort, le nombre d’or (1,618).
↑(de) Johann David Passavant, Raffael von Urbino und sein Vater Giovanni Santi, 1839.
↑(en) Crowe et Cavalcaselle, A New History of Painting in Italy from the Second to the Sixteenth Century, Londres, 1864.
↑Le tableau a presque toujours été interprété comme une Flagellation du Christ. Seul John Pope-Hennessy en propose une lecture différente. Il y voit non une Flagellation du Christ, mais un Songe de saint Jérôme où celui-ci, comparaissant devant le tribunal de Dieu, est flagellé pour avoir lu des textes d’auteurs païens (John Pope-Hennessy, Whose Flagellation ?, Apollo, 1986 ).
↑Un dallage précis qui permet de déduire toutes les dimensions de l’espace perspectif (Voir reconstitution en VRML du Piero project).
↑L’Annonciation italienne, une histoire de ersoective, Hazan.
↑Duccio, Flagellation de la collection Frick (New York)
↑Pietro Lorenzetti, Flagellation de l’église San Francesco d’Assise.
↑(en) Marilyn Aronberg Lavin, « Piero della Francesca’s Flagellation : The Triumph of Christian Glory », in The Art Bulletin, vol. 50, no 4, décembre 1968
↑(en) C. Gilbert, « Piero della Francesca’s Flagellation : The Figures in the Foreground », in The Art Bulletin, vol. 53, no 1, mars 1971.
↑(en) Kenneth Clark, Piero della Francesca, Londres, Phaidon Press, 1951
↑(en) Carlo Ginzburg,The Enigma of Piero: Piero Della Francesca, Verso Books, 2002.
↑Silvia Ronchey, L’enigma di Piero. L’ultimo bizantino e le crociata fantasma nella rivelazione di un grande quadro, Milan, 2006
Lionello Venturi, Piero della Francesca, collection Le Goût de notre temps, Skira (1954), p. 46-47
Video collection PalettesPiero della Francesca – Le Rêve de la diagonale d’Alain Jaubert (1993)
Jean-Pierre Le Goff, « La perspective, la renaissance de l’art (autour de La Flagellation du Christ de Piero della Francesca) », dans la rubrique Art et Science in : Pour La Science, no 323, septembre 2004, p. 96-97.
(en) Marilyn Aronberg Lavin, Piero Della Francesca : The Flagellation by Della Francesca Piero, 1990
(en) David A. King, Astrolabes and Angels, Epigrams and Enigmas – From Regiomontanus’ Acrostic for Cardinal Bessarion to Piero della Francesca’s Flagellation of Christ, 2007
Jean-Pierre Crettez, Les supports de la géométrie interne des peintres : De Cambue à Georges de La Tour, ISTE éditions, coll. « Arts et Savoirs », , 536 p.(ISBN978-1-78405-223-2, présentation en ligne [archive]), p. 319- 384 – Chapitre 7 : Trois œuvres de Piero della Francesca.
Petrarch’s Virgil (title page) (c. 1336) Illuminated manuscript by Simone Martini, 29 x 20 cm Biblioteca Ambrosiana, Milan.
Giacobbe Giusti, Petrarch
The Triumph of Death, or The 3 Fates. Flemish tapestry (probably Brussels, ca. 1510–1520). Victoria and Albert Museum, London. The three Fates, Clotho, Lachesis and Atropos, who spin, draw out and cut the thread of life, represent Death in this tapestry, as they triumph over the fallen body of Chastity. This is the third subject in Petrarch’s poem « The Great Triumphs ». First, Love triumphs; then Love is overcome by Chastity, Chastity by Death, Death by Fame, Fame by Time and Time by Eternity
Petrarch’s sonnets were admired and imitated throughout Europe during the Renaissance and became a model for lyrical poetry. He is also known for being the first to develop the concept of the « Dark Ages. »[3]
Biography
Youth and early career
Petrarch was born in the Tuscan city of Arezzo in 1304. He was the son of Ser Petracco and his wife Eletta Canigiani. His given name was Francesco Petracco. The name was Latinized to Petrarca. Petrarch’s younger brother was born in Incisa in Val d’Arno in 1307. Dante was a friend of his father.[4]
Petrarch spent his early childhood in the village of Incisa, near Florence. He spent much of his early life at Avignon and nearby Carpentras, where his family moved to follow Pope Clement V who moved there in 1309 to begin the Avignon Papacy. He studied law at the University of Montpellier (1316–20) and Bologna (1320–23) with a lifelong friend and schoolmate called Guido Sette. Because his father was in the profession of law, he insisted that Petrarch and his brother study law also. Petrarch however, was primarily interested in writing and Latin literature and considered these seven years wasted. Additionally, he proclaimed that through legal manipulation his guardians robbed him of his small property inheritance in Florence, which only reinforced his dislike for the legal system. He protested, « I couldn’t face making a merchandise of my mind, » as he viewed the legal system as the art of selling justice.[4]
Petrarch was a prolific letter writer and counted Boccaccio among his notable friends to whom he wrote often. After the death of their parents, Petrarch and his brother Gherardo went back to Avignon in 1326, where he worked in numerous clerical offices. This work gave him much time to devote to his writing. With his first large-scale work, Africa, an epic in Latin about the great Roman general Scipio Africanus, Petrarch emerged as a European celebrity. On April 8, 1341, he became the second [5]poet laureate since antiquity and was crowned by Roman SenatoriGiordano Orsini and Orso dell’Anguillara on the holy grounds of Rome’s Capitol.[6][7][8]
He traveled widely in Europe, served as an ambassador, and has been called « the first tourist« [9] because he traveled just for pleasure,[10] and the reason he climbed Mont Ventoux.[11] During his travels, he collected crumbling Latin manuscripts and was a prime mover in the recovery of knowledge from writers of Rome and Greece. He encouraged and advised Leontius Pilatus‘s translation of Homerfrom a manuscript purchased by Boccaccio, although he was severely critical of the result. Petrarch had acquired a copy, which he did not entrust to Leontius,[12] but he knew no Greek; Homer, Petrarch said, « was dumb to him, while he was deaf to Homer ».[13] In 1345 he personally discovered a collection of Cicero‘s letters not previously known to have existed, the collection Epistulae ad Atticum, in the Chapter Library (Biblioteca Capitolare) of Verona Cathedral.[14]
Disdaining what he believed to be the ignorance of the centuries preceding the era in which he lived, Petrarch is credited or charged with creating the concept of a historical « Dark Ages« .[3]
Petrarch recounts that on April 26, 1336, with his brother and two servants, he climbed to the top of Mont Ventoux (1,912 meters (6,273 ft), a feat which he undertook for recreation rather than necessity.[15] The exploit is described in a celebrated letter addressed to his friend and confessor, the monk Dionigi di Borgo San Sepolcro, composed some time after the fact. In it, Petrarch claimed to have been inspired by Philip V of Macedon‘s ascent of Mount Haemo and that an aged peasant had told him that nobody had ascended Ventoux before or after himself, 50 years before, and warned him against attempting to do so. The nineteenth-century Swiss historian Jacob Burckhardt noted that Jean Buridan had climbed the same mountain a few years before, and ascents accomplished during the Middle Ages have been recorded, including that of Anno II, Archbishop of Cologne.[16][17]
Scholars[18] note that Petrarch’s letter[19][20] to Dionigi displays a strikingly « modern » attitude of aesthetic gratification in the grandeur of the scenery and is still often cited in books and journals devoted to the sport of mountaineering. In Petrarch, this attitude is coupled with an aspiration for a virtuous Christian life, and on reaching the summit, he took from his pocket a volume by his beloved mentor, Saint Augustine, that he always carried with him.[21]
For pleasure alone he climbed Mont Ventoux, which rises to more than six thousand feet, beyond Vaucluse. It was no great feat, of course; but he was the first recorded Alpinist of modern times, the first to climb a mountain merely for the delight of looking from its top. (Or almost the first; for in a high pasture he met an old shepherd, who said that fifty years before he had attained the summit, and had got nothing from it save toil and repentance and torn clothing.) Petrarch was dazed and stirred by the view of the Alps, the mountains around Lyons, the Rhone, the Bay of Marseilles. He took Augustine‘s Confessions from his pocket and reflected that his climb was merely an allegory of aspiration toward a better life.[22]
As the book fell open, Petrarch’s eyes were immediately drawn to the following words:
And men go about to wonder at the heights of the mountains, and the mighty waves of the sea, and the wide sweep of rivers, and the circuit of the ocean, and the revolution of the stars, but themselves they consider not.[19]
Petrarch’s response was to turn from the outer world of nature to the inner world of « soul »:
I closed the book, angry with myself that I should still be admiring earthly things who might long ago have learned from even the pagan philosophers that nothing is wonderful but the soul, which, when great itself, finds nothing great outside itself. Then, in truth, I was satisfied that I had seen enough of the mountain; I turned my inward eye upon myself, and from that time not a syllable fell from my lips until we reached the bottom again. […] [W]e look about us for what is to be found only within. […] How many times, think you, did I turn back that day, to glance at the summit of the mountain which seemed scarcely a cubit high compared with the range of human contemplation […][19]
James Hillman argues that this rediscovery of the inner world is the real significance of the Ventoux event.[23] The Renaissance begins not with the ascent of Mont Ventoux but with the subsequent descent—the « return […] to the valley of soul », as Hillman puts it. Arguing against such a singular and hyperbolic periodization, Paul James suggests a different reading:
In the alternative argument that I want to make, these emotional responses, marked by the changing senses of space and time in Petrarch’s writing, suggest a person caught in unsettled tension between two different but contemporaneous ontological formations: the traditional and the modern.[24]
Later years
Petrarch spent the later part of his life journeying through northern Italy as an international scholar and poet-diplomat. His career in the Churchdid not allow him to marry, but he is believed to have fathered two children by a woman or women unknown to posterity. A son, Giovanni, was born in 1337, and a daughter, Francesca, was born in 1343. Both he later legitimized.[25]
Petrarch’s Arquà house near Padua where he retired to spend his last years
Giovanni died of the plague in 1361. In the same year Petrarch was named canon in Monselice near Padua. Francesca married Francescuolo da Brossano (who was later named executor of Petrarch’s will) that same year. In 1362, shortly after the birth of a daughter, Eletta (the same name as Petrarch’s mother), they joined Petrarch in Venice to flee the plague then ravaging parts of Europe. A second grandchild, Francesco, was born in 1366, but died before his second birthday. Francesca and her family lived with Petrarch in Venice for five years from 1362 to 1367 at Palazzo Molina; although Petrarch continued to travel in those years. Between 1361 and 1369 the younger Boccaccio paid the older Petrarch two visits. The first was in Venice, the second was in Padua.
About 1368 Petrarch and his daughter Francesca (with her family) moved to the small town of Arquà in the Euganean Hills near Padua, where he passed his remaining years in religious contemplation. He died in his house in Arquà early on July 20, 1374 – his seventieth birthday. The house hosts now a permanent exhibition of Petrarchian works and curiosities; among others you find the famous tomb of Petrarch’s beloved cat who was embalmed. On the marble slab there is a Latin inscription written by Antonio Quarenghi:
Etruscus gemino vates ardebat amore:
Maximus ignis ego; Laura secundus erat.
Quid rides? divinæ illam si gratia formæ,
Me dignam eximio fecit amante fides.
Si numeros geniumque sacris dedit illa libellis
Causa ego ne sævis muribus esca forent.
Arcebam sacro vivens a limine mures,
Ne domini exitio scripta diserta forent;
Incutio trepidis eadem defuncta pavorem,
Et viget exanimi in corpore prisca fides.[26]
Petrarch’s will (dated April 4, 1370) leaves 50 florins to Boccaccio « to buy a warm winter dressing gown »; various legacies (a horse, a silver cup, a lute, a Madonna) to his brother and his friends; his house in Vaucluse to its caretaker; for his soul, and for the poor; and the bulk of his estate to his son-in-law, Francescuolo da Brossano, who is to give half of it to « the person to whom, as he knows, I wish it to go »; presumably his daughter, Francesca, Brossano’s wife. The will mentions neither the property in Arquà nor his library; Petrarch’s libraryof notable manuscripts was already promised to Venice, in exchange for the Palazzo Molina. This arrangement was probably cancelled when he moved to Padua, the enemy of Venice, in 1368. The library was seized by the lords of Padua, and his books and manuscripts are now widely scattered over Europe.[27] Nevertheless, the Biblioteca Marciana traditionally claimed this bequest as its founding, although it was in fact founded by Cardinal Bessarion in 1468.[28]
Works
Original lyrics by Petrarch, found in 1985 in Erfurt
Petrarch’s Virgil (title page)(c. 1336)
Illuminated manuscript by Simone Martini, 29 x 20 cm Biblioteca Ambrosiana, Milan.
The Triumph of Death, or The 3 Fates. Flemish tapestry (probably Brussels, ca. 1510–1520). Victoria and Albert Museum, London. The three Fates, Clotho, Lachesis and Atropos, who spin, draw out and cut the thread of life, represent Death in this tapestry, as they triumph over the fallen body of Chastity. This is the third subject in Petrarch’s poem « The Great Triumphs ». First, Love triumphs; then Love is overcome by Chastity, Chastity by Death, Death by Fame, Fame by Time and Time by Eternity
Petrarch is best known for his Italian poetry, notably the Canzoniere(« Songbook ») and the Trionfi(« Triumphs »). However, Petrarch was an enthusiastic Latin scholar and did most of his writing in this language. His Latin writings include scholarly works, introspective essays, letters, and more poetry. Among them are Secretum Meum (« My Secret Book »), an intensely personal, guilt-ridden imaginary dialogue with Augustine of Hippo; De Viris Illustribus (« On Famous Men »), a series of moral biographies; Rerum Memorandarum Libri, an incomplete treatise on the cardinal virtues; De Otio Religiosorum(« On Religious Leisure »)[29] and De Vita Solitaria (« On the Solitary Life »), which praise the contemplative life; De Remediis Utriusque Fortunae(« Remedies for Fortune Fair and Foul »), a self-help book which remained popular for hundreds of years; Itinerarium (« Petrarch’s Guide to the Holy Land »); invectives against opponents such as doctors, scholastics, and the French; the Carmen Bucolicum, a collection of 12 pastoral poems; and the unfinished epic Africa. He translated seven psalms, a collection known as the Penitential Psalms.[30]
Petrarch also published many volumes of his letters, including a few written to his long-dead friends from history such as Cicero and Virgil. Cicero, Virgil, and Seneca were his literary models. Most of his Latin writings are difficult to find today, but several of his works are available in English translations. Several of his Latin works are scheduled to appear in the Harvard University Press series I Tatti.[31] It is difficult to assign any precise dates to his writings because he tended to revise them throughout his life.
While Petrarch’s poetry was set to music frequently after his death, especially by Italian madrigal composers of the Renaissance in the 16th century, only one musical setting composed during Petrarch’s lifetime survives. This is Non al suo amante by Jacopo da Bologna, written around 1350.
Laura and poetry
On April 6, 1327,[36] after Petrarch gave up his vocation as a priest, the sight of a woman called « Laura » in the church of Sainte-Claire d’Avignon awoke in him a lasting passion, celebrated in the Rime sparse (« Scattered rhymes »). Later, Renaissance poets who copied Petrarch’s style named this collection of 366 poems Il Canzoniere(« Song Book »).[37] Laura may have been Laura de Noves, the wife of Count Hugues de Sade (an ancestor of the Marquis de Sade). There is little definite information in Petrarch’s work concerning Laura, except that she is lovely to look at, fair-haired, with a modest, dignified bearing. Laura and Petrarch had little or no personal contact. According to his « Secretum », she refused him because she was already married. He channeled his feelings into love poems that were exclamatory rather than persuasive, and wrote prose that showed his contempt for men who pursue women. Upon her death in 1348, the poet found that his grief was as difficult to live with as was his former despair. Later in his « Letter to Posterity », Petrarch wrote: « In my younger days I struggled constantly with an overwhelming but pure love affair – my only one, and I would have struggled with it longer had not premature death, bitter but salutary for me, extinguished the cooling flames. I certainly wish I could say that I have always been entirely free from desires of the flesh, but I would be lying if I did ».
While it is possible she was an idealized or pseudonymous character – particularly since the name « Laura » has a linguistic connection to the poetic « laurels » Petrarch coveted – Petrarch himself always denied it. His frequent use of l’aura is also remarkable: for example, the line « Erano i capei d’oro a l’aura sparsi » may both mean « her hair was all over Laura’s body », and « the wind (« l’aura ») blew through her hair ». There is psychological realism in the description of Laura, although Petrarch draws heavily on conventionalised descriptions of love and lovers from troubadoursongs and other literature of courtly love. Her presence causes him unspeakable joy, but his unrequited love creates unendurable desires, inner conflicts between the ardent lover and the mystic Christian, making it impossible to reconcile the two. Petrarch’s quest for love leads to hopelessness and irreconcilable anguish, as he expresses in the series of paradoxes in Rima 134 « Pace non trovo, et non ò da far guerra;/e temo, et spero; et ardo, et son un ghiaccio »: « I find no peace, and yet I make no war:/and fear, and hope: and burn, and I am ice ».[38]
Laura is unreachable – the few physical descriptions of her are vague, almost impalpable as the love he pines for, and such is perhaps the power of his verse, which lives off the melodies it evokes against the fading, diaphanous image that is no more consistent than a ghost. Francesco De Sanctis remarks much the same thing in his Storia della letteratura italiana, and contemporary critics agree on the powerful music of his verse. Perhaps the poet was inspired by a famous singer he met in Veneto around the 1350s.[39] Gianfranco Contini, in a famous essay on Petrarch’s language (« Preliminari sulla lingua del Petrarca ». Petrarca, Canzoniere. Turin, Einaudi, 1964) has spoken of linguistic indeterminacy – Petrarch never rises above the « bel pié » (her lovely foot): Laura is too holy to be painted; she is an awe-inspiring goddess. Sensuality and passion are suggested rather by the rhythm and music that shape the vague contours of the lady. In addition, some today consider Laura to be a representation of an « ideal Renaissance woman », based on her nature and definitive characteristics.
Aura che quelle chiome bionde et crespe
cercondi et movi, et se’ mossa da loro,
soavemente, et spargi quel dolce oro,
et poi ’l raccogli, e ’n bei nodi il rincrespe,
tu stai nelli occhi ond’amorose vespe
mi pungon sí, che ’nfin qua il sento et ploro,
et vacillando cerco il mio tesoro,
come animal che spesso adombre e ’ncespe:
ch’or me ’l par ritrovar, et or m’accorgo
ch’i’ ne son lunge, or mi sollievo or caggio,
ch’or quel ch’i’ bramo, or quel ch’è vero scorgo.
Aër felice, col bel vivo raggio
rimanti; et tu corrente et chiaro gorgo,
ché non poss’io cangiar teco vïaggio?
Breeze, blowing that blonde curling hair,
stirring it, and being softly stirred in turn,
scattering that sweet gold about, then
gathering it, in a lovely knot of curls again,
you linger around bright eyes whose loving sting
pierces me so, till I feel it and weep,
and I wander searching for my treasure,
like a creature that often shies and kicks:
now I seem to find her, now I realise
she’s far away, now I’m comforted, now despair,
now longing for her, now truly seeing her.
Happy air, remain here with your
living rays: and you, clear running stream,
why can’t I exchange my path for yours?
Petrarch is a world apart from Dante and his Divina Commedia. In spite of the metaphysical subject, the Commedia is deeply rooted in the cultural and social milieu of turn-of-the-century Florence: Dante’s rise to power (1300) and exile (1302), his political passions call for a « violent » use of language, where he uses all the registers, from low and trivial to sublime and philosophical. Petrarch confessed to Boccaccio that he had never read the Commedia, remarks Contini, wondering whether this was true or Petrarch wanted to distance himself from Dante. Dante’s language evolves as he grows old, from the courtly love of his early stilnovisticRime and Vita nuova to the Convivio and Divina Commedia, where Beatrice is sanctified as the goddess of philosophy – the philosophy announced by the Donna Gentile at the death of Beatrice.[42]
In contrast, Petrarch’s thought and style are relatively uniform throughout his life – he spent much of it revising the songs and sonnets of the Canzoniere rather than moving to new subjects or poetry. Here, poetry alone provides a consolation for personal grief, much less philosophy or politics (as in Dante), for Petrarch fights within himself (sensuality versus mysticism, profane versus Christianliterature), not against anything outside of himself. The strong moral and political convictions which had inspired Dante belong to the Middle Ages and the libertarian spirit of the commune; Petrarch’s moral dilemmas, his refusal to take a stand in politics, his reclusive life point to a different direction, or time. The free commune, the place that had made Dante an eminent politician and scholar, was being dismantled: the signoria was taking its place. Humanism and its spirit of empirical inquiry, however, were making progress – but the papacy (especially after Avignon) and the empire (Henry VII, the last hope of the white Guelphs, died near Siena in 1313) had lost much of their original prestige.[43]
Petrarch polished and perfected the sonnet form inherited from Giacomo da Lentini and which Dante widely used in his Vita nuova to popularise the new courtly love of the Dolce Stil Novo. The tercet benefits from Dante’s terza rima (compare the Divina Commedia), the quatrains prefer the ABBA-ABBA to the ABAB-ABAB scheme of the Sicilians. The imperfect rhymes of u with closed o and i with closed e(inherited from Guittone’s mistaken rendering of Sicilian verse) are excluded, but the rhyme of open and closed o is kept. Finally, Petrarch’s enjambment creates longer semantic units by connecting one line to the following. The vast majority (317) of Petrarch’s 366 poems collected in the Canzoniere (dedicated to Laura) were sonnets, and the Petrarchan sonnet still bears his name.[44]
Philosophy
Petrarch
Statue of Petrarch on the Uffizi Palace, in Florence
Petrarch is traditionally called the father of Humanism and considered by many to be the « father of the Renaissance. »[45] In his work Secretum meum he points out that secular achievements did not necessarily preclude an authentic relationship with God. Petrarch argued instead that God had given humans their vast intellectual and creative potential to be used to their fullest.[46] He inspired humanist philosophy which led to the intellectual flowering of the Renaissance. He believed in the immense moral and practical value of the study of ancient history and literature – that is, the study of human thought and action. Petrarch was a devout Catholic and did not see a conflict between realizing humanity’s potential and having religious faith.
A highly introspective man, he shaped the nascent humanist movement a great deal because many of the internal conflicts and musings expressed in his writings were seized upon by Renaissance humanist philosophers and argued continually for the next 200 years. For example, Petrarch struggled with the proper relation between the active and contemplative life, and tended to emphasize the importance of solitude and study. In a clear disagreement with Dante, in 1346 Petrarch argued in his De vita solitaria that Pope Celestine V‘s refusal of the papacy in 1294 was as a virtuous example of solitary life.[47] Later the politician and thinker Leonardo Bruni (1370-1444) argued for the active life, or « civic humanism« . As a result, a number of political, military, and religious leaders during the Renaissance were inculcated with the notion that their pursuit of personal fulfillment should be grounded in classicalexample and philosophical contemplation.[48]
The Romantic composer Franz Liszt set three of Petrarch’s Sonnets (47, 104, and 123) to music for voice, Tre sonetti del Petrarca, which he later would transcribe for solo piano for inclusion in the suite Années de Pèlerinage. Liszt also set a poem by Victor Hugo, » O quand je dors » in which Petrarch and Laura are invoked as the epitome of erotic love.
While in Avignon in 1991, Modernist composer Elliott Carter completed his solo flute piece Scrivo in Vento which is in part inspired by and structured by Petrarch’s Sonnet 212, Beato in sogno.[50] It was premiered on Petrarch’s 687th birthday.[51]
In November 2003, it was announced that pathologicalanatomistswould be exhuming Petrarch’s body from his casket in Arquà Petrarca, in order to verify 19th-century reports that he had stood 1.83 meters (about six feet), which would have been tall for his period. The team from the University of Padua also hoped to reconstruct his cranium in order to generate a computerized image of his features to coincide with his 700th birthday. The tomb had been opened previously in 1873 by Professor Giovanni Canestrini, also of Padua University. When the tomb was opened, the skull was discovered in fragments and a DNAtest revealed that the skull was not Petrarch’s,[52] prompting calls for the return of Petrarch’s skull.
The researchers are fairly certain that the body in the tomb is Petrarch’s due to the fact that the skeleton bears evidence of injuries mentioned by Petrarch in his writings, including a kick from a donkeywhen he was 42.[53]
Francesco Petrarch, Letters of Old Age (Rerum senilium libri), translated by Aldo S. Bernardo, Saul Levin & Reta A. Bernardo (New York: Italica Press, 2005). Volume 1, Books 1-9; Volume 2, Books 10-18.
Francesco Petrarch, My Secret Book, (Secretum), translated by Nicholas Mann. Harvard University Press.
Francesco Petrarch, On Religious Leisure (De otio religioso), edited & translated by Susan S. Schearer, introduction by Ronald G. Witt (New York: Italica Press, 2002).
Francesco Petrarch, The Revolution of Cola di Rienzo, translated from Latin and edited by Mario E. Cosenza; 3rd, revised, edition by Ronald G. Musto (New York; Italica Press, 1996).
Francesco Petrarch, Selected Letters, vol. 1 and 2, translated by Elaine Fantham. Harvard University Press.
^This designation appears, for instance, in a recent review of Carol Quillen’s Rereading the Renaissance.
^In the Prose della volgar lingua, Bembo proposes Petrarch and Boccaccio as models of Italian style, while expressing reservations about emulating Dante’s usage.
^ Jump up to:abRenaissance or Prenaissance, Journal of the History of Ideas, Vol. 4, No. 1. (Jan. 1943), pp. 69–74; Theodore E. Mommsen, « Petrarch’s Conception of the ‘Dark Ages' » Speculum17.2 (April 1942: 226–242); JSTOR link to a collection of several letters in the same issue.
^after « Albertino Mussato » who was the first to be so crowned according to Robert Weiss, The Renaissance Discovery of Classical Antiquity (Oxford, 1973)
^The last lay of Petrarch’s cat, Notes and Queries, Vol. V, Number 121, February 21, 1852, Author: Various, Editor: George Bell
^Bishop, pp. 360, 366. Francesca and the quotes from there;[clarification needed] Bishop adds that the dressing-gown was a piece of tact: « fifty florins would have bought twenty dressing-gowns ».
^ Tedder, Henry Richard; Brown, James Duff (1911). « Libraries § Italy.« . In Chisholm, Hugh. Encyclopædia Britannica. 16 (11th ed.). Cambridge University Press. p. 573.
^Letters on Familiar Matters (Rerum familiarium libri), translated by Aldo S. Bernardo, 3 vols.’ and Letters of Old Age (Rerum senilium libri), translated by Aldo S. Bernardo, Saul Levin & Reta A. Bernardo, 2 vols.
^April 6, 1327 is often thought to be Good Friday based on poems 3 and 211 of Petrarch’s Il Canzoniere, but in fact that date fell on Monday in 1327. The apparent explanation is that Petrarch was not referring to the variable date of Good Friday but to the date fixed by the death of Christ in absolute time, which at the time was thought to be April 6 (Mark Musa, Petrarch’s Canzoniere, Indiana University Press, 1996, p. 522).
^Anna Chiappinelli, « La Dolce Musica Nova di Francesco Landini » Sidereus Nuncius, 2007, pp. 55-91 [1]Archived February 2, 2011, at the Wayback Machine.
^See for example Rudolf Pfeiffer, History of Classical Scholarship 1300-1850, Oxford University Press, 1976, p. 1; Gilbert Highet, The Classical Tradition, Oxford University Press, 1949, p. 81-88.
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Il est commandé par le duc de Berry aux frères Paul, Jean et Herman de Limbourg vers 1410-1411. Inachevé à la mort des trois peintres et de leur commanditaire en 1416, le manuscrit est probablement complété, dans certaines miniatures du calendrier, par un peintre anonyme dans les années 1440. Certains historiens de l’art y voient la main de Barthélemy d’Eyck. En 1485-1486, il est achevé dans son état actuel par le peintre Jean Colombepour le compte du duc de Savoie. Acquis par le duc d’Aumale en 1856, il est toujours conservé dans son château de Chantilly, dont il ne peut sortir, en raison des conditions du legs du duc.
Sur un total de 206 feuillets, le manuscrit contient 66 grandes miniatures et 65 petites. La conception du livre, longue et complexe, a fait l’objet de multiples modifications et revirements. Pour ses décors, miniatures mais aussi calligraphie, lettrines et décorations de marges, il a été fait appel à de nombreux artistes, mais la détermination de leur nombre précis et de leur identité reste à l’état d’hypothèse. Réalisées en grande partie par des artistes venus des Pays-Bas, à l’aide des pigments les plus rares, les peintures sont fortement influencées par l’art italien et antique. Après un oubli de trois siècles, les Très Riches Heures ont acquis rapidement une grande renommée au cours des xixe et xxe siècles, malgré leur très rare exposition au public. Les miniatures ont contribué à façonner une image idéale du Moyen Âgedans l’imaginaire collectif. C’est particulièrement le cas des images du calendrier, les plus connues, représentant à la fois des scènes paysannes, aristocratiques et des éléments d’architectures médiévales remarquables. Il s’agit de l’un des plus célèbres manuscrits enluminés.
Histoire du manuscrit
L’œuvre des frères de Limbour
La miniature ajoutée aux Petites Heures de Jean de Berry par les frères de Limbourg et représentant le duc de Berry partant en pèlerinage.
Lorsque Jean, premier duc apanagé du Berry, troisième fils de Jean II Le Bon, commande aux frères de Limbourg, Paul (ou Pol), Jean (ou Jannequin, Jehannequin ou Hennequin) et Herman (ou Herment) un nouveau livre d’heures, les liens entre les artistes et leur commanditaire sont déjà étroits. Il leur a déjà commandé vers 1405 la réalisation de ses Belles Heures qu’ils achèvent vers 1408-1409ms 1. Outre les deux livres déjà cités, le duc de Berry, grand bibliophile et amateur d’art dans tous les domaines, est par ailleurs déjà le propriétaire de quatre autres livres d’heures commandés à d’autres artistes : les Petites Heures de Jean de Berry (réalisées entre 1375-1380 puis 1385-1390)ms 2, son premier livre d’heures pour lequel il demande à Paul d’ajouter une miniature en 1412, les Très Belles Heures ou Heures de Bruxellesms 3, des Grandes Heuresms 4 et enfin des Très Belles Heures de Notre-Dame, aujourd’hui démembrées, dans lesquelles les frères de Limbourg ont ajouté au moins trois miniaturesms 5,c 1.
Les conditions de travail réservées aux frères de Limbourg par le duc sont exceptionnelles : ils bénéficient d’un contrat exclusif pour le duc et ils sont sans doute d’abord logés dans son château de Bicêtre, au sud de Paris, puis dans une maison luxueuse que leur a offerte le duc à Bourges. Ils se retrouvent ainsi exclus de la concurrence des autres ateliers et peuvent pleinement laisser libre cours à leur talent de peintres1.
Pour Raymond Cazelles, conservateur du musée Condé, les frères de Limbourg travaillent peut-être sur les Très Riches Heures à partir de 1410c 2. Pour Patricia Stirnemann, chercheur à l’Institut de recherche et d’histoire des textes, un petit détail du texte indique que le début de la rédaction du manuscrit ne commence qu’en 1411. Au folio 73, la litanie des confesseurs mentionne un saint Albert qui désigne, selon elle, Albert de Trapani. Celui-ci n’a été officiellement canonisé qu’en 1476, mais l’ordre du Carmel instaure en 1411, à l’occasion d’un chapitre général, une « fête par dévotion » afin de vénérer le religieux sicilien. Le manuscrit serait ainsi le premier témoignage de cette dévotion2.
En 1411, un premier texte atteste d’ailleurs que les frères de Limbourg sont au service du duc ; ils le restent de manière assurée jusqu’en 1415. Un plan est tout de suite élaboré et des enluminures réalisées, principalement celles dont les thèmes sont tirés des Évangiles. Peut-être vers 1413, le premier plan est bouleversé. Les frères réalisent alors les miniatures du « cycle de la Passion », ainsi que quatre miniatures du calendrier et une série de huit miniatures exceptionnelles par leur taille et leur sujet, parmi lesquelles L’Homme anatomique et le Plan de Rome. Il est difficile de savoir si les trois frères réalisent ensemble toutes les enluminures ou s’ils se répartissent le travail. Pour autant, l’historien de l’art américain Millard Meiss a tenté de répartir les miniatures entre les trois frères, en se fondant sur les autres manuscrits qui leur sont attribués : parmi les grandes enluminures, selon lui, dix-neuf seraient de la main de Paul, 16 de Jean et 9 d’Herman. Cependant, ces hypothèses ont été fortement critiquées, notamment par François Avril, conservateur à la Bibliothèque nationale de France. Raymond Cazelles préfère distinguer les trois frères de manière anonyme en les désignant sous les noms de « Limbourg A » (peut-être Paul), « Limbourg B » (peut-être Herman) et « Limbourg C » (peut-être Jean)c 3. Ils disparaissent tous les trois en 1416, peut-être à la suite d’une épidémie de peste, sans que le manuscrit soit achevé, et notamment les représentations des moisc 4. Une partie du manuscrit garde encore des traces de ce brusque arrêt : le folio 26 verso conserve le dessin d’un iris dans un pot et d’un oiseau qui n’ont pas été coloriésc 2.
Le 15 juin de cette même année 1416, leur commanditaire disparaît. Son inventaire après décès mentionne le manuscrit en plusieurs cahiers rangés dans une boîte : « Item, en une layette plusieurs cayers d’unes tres riches Heures que faisoient Pol et ses freres, tres richement historiez et enluminez ; prisez Vc [500] l[ivres] t[ournois] »3. Si l’estimation n’est pas très importante en comparaison des 4 000livres des Grandes Heuresms 4, cela reste une forte somme pour un manuscrit inachevé et non relié. Selon Millard Meiss, le manuscrit reste en possession des rois de France après 1416. La liquidation des biens du duc semble avoir été interrompue pendant la période d’occupation de Paris par les Anglais, à partir de 1420, en pleine Guerre de Cent Ans et le manuscrit reste, semble-t-il, inaccessible jusqu’en 1436, année de la libération de la ville par les troupes françaises de Charles VII4.
Les autres peintres, après la mort des frères de Limbourg
Charles Ier de Savoie, propriétaire du manuscrit à la fin du xve siècle, représenté au fo 75 ro.
D’après l’historien de l’art italien Luciano Bellosi5, le manuscrit est complété par un peintre qui serait intervenu dans les années 1440. Les miniatures de certains mois — mars, juin, septembre, octobre et décembre — sont réalisées ou achevées à cette époque : certains costumes y sont caractéristiques de la mode apparue dans les années 1440. Même si cette datation par la mode a été discutée, plusieurs innovations graphiques présentes dans ces miniatures — comme le plus grand réalisme des paysans ou de la nature — peuvent ainsi s’expliquer par une datation du milieu du xve siècle. D’autres ajouts de style eyckien sont décelables dans certains personnages de l’illustration des Litanies de saint Grégoire (f.71v-72). Cette existence d’un peintre intermédiaire un peu avant le milieu du siècle fait désormais l’objet d’un quasi-consensus parmi les historiens de l’art4. Selon Bellosi, ce peintre vivait sans doute dans l’entourage royal ou dans celui de René d’Anjou, beau-frère de Charles VII. Le style de ce peintre, qui possède des caractères eyckiens, peut être rapproché notamment de celui de l’auteur du manuscrit du Livre du cœur d’Amour épris de Viennems 6, commandé par le roi Renéc 5. Celui-ci a depuis été attribué à Barthélemy d’Eyck, ce qui fait dire à Nicole Reynaud, entre autres, que ce peintre officiel du roi de Provence serait l’auteur de ces ajouts dans le manuscrit des Très Riches Heures avant 14506. Pour elle, la représentation des chiens de Décembre, avec la bave aux lèvres, vaut une quasi-signature de l’artiste7.
Cette attribution à Barthélemy d’Eyck a été contestée par plusieurs spécialistes. C’est le cas par exemple de l’historienne de l’art britannique Catherine Reynolds, pour qui le style des ajouts de ce peintre intermédiaire ne correspond pas à celui de Barthélemy d’Eyck. D’autre part, des emprunts à ces parties des Très Riches Heures se retrouvent très tôt dans certaines miniatures de manuscrits dans deux livres d’heures attribués au maître de Dunois : une scène de semailles d’octobre dans un manuscrit conservé à Oxfordms 7 et une Présentation au temple dans les Heures de Dunoisms 8. Or, c’est entre 1436 et 1440 que ces manuscrits sont produits. Dès lors, les ajouts du peintre intermédiaire doivent être datés au plus tard à la fin des années 1430. Cependant, à cette époque, Barthélemy d’Eyck, actif uniquement à partir de 1444, ne peut avoir eu entre les mains les cahiers inachevés du duc de Berry selon Reynolds8.
Pour l’historienne de l’art Inès Villela-Petit, ce problème de datation s’expliquerait par le fait que les dessins du calendrier avaient déjà été en grande partie tracés par les frères de Limbourg, à défaut d’en avoir achevé la peinture. Ainsi, le maître de Dunois aurait consulté ces dessins pour réaliser ses propres miniatures dans les années 1436-1440, et non les ajouts à ces dessins effectués par Barthélemy d’Eyck après 1440. Cette hypothèse justifierait l’intervention du peintre du roi René à telle période. Plus précisément, le peintre serait intervenu à la demande de Charles VII, propriétaire de l’ouvrage, alors que le roi séjournait à Saumur en 1446 chez son cousin René d’Anjou4.
Dans les années 1480, le manuscrit est en possession de Charles Ierde Savoie. En effet, celui-ci est le neveu de Louis XI, ce qui fournit l’occasion de faire passer le manuscrit d’une famille à l’autrec 6. Pour Nicole Reynaud, c’est Charlotte de Savoie, femme de Louis XI, qui possède les cahiers du manuscrit à sa mort, le . En effet, son inventaire après-décès comporte la mention imprécise d’un livre d’heures qui pourrait être les Très Riches Heures. Elle le lègue à son neveu Charles7. Un texte du atteste que le duc de Savoie fait appel au peintre berrichon Jean Colombe pour achever le manuscrit. Celui-ci le complète sans doute à Bourges, dans son atelier. Il le rapporte au prince dans son château à Chambéry. Le , le duc récompense le travail du peintre en lui accordant une rente de 100 écus par an ; le manuscrit est alors sans doute achevé. Jean Colombe a notamment réalisé ou achevé 27 grandes miniatures et 40 petitesc 7.
Le parcours du manuscrit est obscur après 1486. Selon Raymond Cazelles, le manuscrit reste en possession de la famille de Savoie, passant de Chambéry à Turin dans le courant du xvie siècle avec le reste de la bibliothèque des ducs. Celle-ci est léguée officiellement à la bibliothèque royale de Turin en 1720 par Victor-Amédée II. Selon Cazelles, le livre d’heures n’a donc jamais quitté le Piémontc 8. Paul Durrieu, dès 1903, est d’un tout autre avis9. À la mort de Philibert II de Savoie, descendant de Charles Ier, sa veuve en secondes noces, Marguerite d’Autriche, quitte la Savoie pour regagner les Pays-Bas, emportant avec elle une quinzaine de livres de la bibliothèque des ducs, dont probablement l’Apocalypse figurée des ducs de Savoiems 9 et peut-être les cahiers non reliés des Très Riches Heures. Selon Durrieu, un inventaire de la chapelle de Marguerite à Malines mentionne en 1523 une « grande heure escripte à la main », qu’il rapproche des Très Riches Heures. Il n’est alors pas conservé dans la bibliothèque ce qui expliquerait l’absence de marque de propriété de la régente des Pays-Bas. Il aurait été donné à sa mort à Jean Ruffault de Neufville, trésorier de l’empereur Charles Quint qui l’aurait confié à une communauté religieuse. Toujours selon Durrieu, le manuscrit serait passé ensuite en possession d’Ambrogio Spinola, militaire génois au service de la couronne espagnole aux Pays-Bas décédé en 1630 et grand amateur d’art. C’est par ce biais qu’il serait retourné en Italie, et plus particulièrement dans la région de Gênes. On retrouve les armes de sa famille sur la reliure actuelle qui date du xviiie siècle. Les Heures de Spinolams 10, qui possèdent une reliure tout à fait similaire, auraient connu le même trajet10.
Le manuscrit aurait été légué en 1826 par le marquis Vincenzo Spinola di San Luca (1756-1826) à son neveu Gio Battista Serra (1768-1855), issu d’une autre grande famille génoise. C’est alors que les armes de cette dernière sont ajoutées à la reliure. La fille naturelle légitimée de Serra se fiance au baron Felix de Margherita, commissaire de la Marine royale, en 1849 et ce dernier hérite des Très Riches Heures11.
En , le bibliophile d’origine italienne et bibliothécaire-adjoint du British MuseumAntoine Panizzi indique à Henri d’Orléans, duc d’Aumale, que le propriétaire cherche à vendre son bien. Le duc se déplace en personne en Ligurie pour consulter l’ouvrage qui est déposé dans un pensionnat de jeune fille à Pegli. Il est aussi proposé en parallèle à Adolphe de Rothschild. Le duc l’achète le pour la somme de 18 000 francs, soit 19 280 francs avec les frais d’intermédiaires11. Le duc le fait venir en Angleterre, où il vit alors en exilc 9. En 1877, à son retour, le livre intègre la collection des livres rares du château de Chantilly. Il est donné dès 1886 à l’Institut de France, avec l’ensemble de ses collections, de son château et de son domaine. Le musée Condé ouvre au public en 1898, cependant, l’exposition du manuscrit reste très rare car le testament du duc d’Aumale, entré en vigueur à sa mort en 1897, empêche toute sortie du musée12.
Composition du manuscrit
L’ouvrage contient 206 feuillets, d’un format de 21 cm de largeur sur 29 cm de hauteur, répartis en 31 cahiersreliés. Les feuillets sont fabriqués à partir d’une feuille de vélin très fin pliée en deux, formant deux feuillets de quatre pages. Chaque cahier était sans doute formé, à l’origine de la constitution du livre, de quatre de ces feuillets doubles, soit seize pages. Seuls 20 des 31 cahiers suivent encore cette forme, les 11 autres ayant été réduits ou augmentés. Le manuscrit compte 66 grandes miniatures couvrant la totalité d’un feuillet ou ne laissant que trois à quatre lignes de texte et 65 petites, s’insérant dans une des deux colonnes de textec 10.
Organisation actuelle du manuscrit
Le livre d’heures se répartit de la façon suivante (les œuvres dont les titres sont en gras illustrent la ligne concernée) :
Organisation du manuscrit et répartition des miniaturesc 11
Chapitre
Cahiers
Feuillets
Nombre de miniatures
Exemple de miniature
Calendrier
1 à 3
1 à 12
12 grandes miniatures (1 par mois)
plus une miniature exceptionnelle (L’Homme anatomique)
10 grandes miniatures (L’Annonciation, Le Baptême de saint Augustin, La Visitation, La Nativité, L’Annonce aux bergers, Scènes de la fuite en Égypte, Le Couronnement de la Vierge), 3 miniatures exceptionnelles (La Rencontre des rois mages, L’Adoration des rois mages, La Purification de la Vierge) et 34 petites
1 miniature exceptionnelle (La Chute des anges rebelles) et 7 petites miniatures (Imploration dans l’épreuve, L’Aveu libéré du péché, Prière dans la détresse, Miserere, Prière dans le malheur, De Profundis, Humble supplication)
5 grandes miniatures (Job sur son fumier, Les Obsèques de Raymond Diocrès, La Légende des morts reconnaissants13, Action de grâce auprès d’un danger mortel, Miserere), 1 miniature exceptionnelle (L’Enfer), 9 petites (Hymne d’action de grâces, Hymne au Dieu secourable, Prière du juste persécuté, Prière dans le péril, Près de Dieu, point de crainte, Action de grâces, appel au secours, Complainte du lévite exilé, Hymne d’action de grâce, Le Cantique d’Ézéchias)
L’Office de la semaine
17 à 21
109 à 140
7 grandes miniatures (Dimanche – Le Baptême du Christ, Lundi – Le Purgatoire, Mardi – La Dispersion des Apôtres, Mercredi – Le Paradis, Jeudi – Le Saint Sacrement, Vendredi – L’Invention de la Croix, Samedi – La présentation de la Vierge au temple) et 1 miniature exceptionnelle (Le Plan de Rome)
9 grandes miniatures (L’Arrestation de Jésus (Ego Sum), Le Christ conduit à la demeure de son juge, La Flagellation, La Sortie du prétoire, Le Portement de croix, La Crucifixion, Les Ténèbres, La Déposition de croix, La Mise au tombeau) et 4 petites (Psaume imprécatoire, Parmi la sexte, souffrances et espoirs du juste, Lamentation, Au milieu des lions)
12 grandes miniatures (La Messe de Noël, Premier dimanche de Carême – La tentation du Christ, 2e dimanche de Carême – La Cananéenne, 3e dimanche de Carême – La Guérison du possédé, 4e dimanche de Carême – La Multiplication des pains, Dimanche de la Passion – La Résurrection de Lazare, Dimanche des Rameaux – L’Entrée du Christ à Jérusalem, Dimanche de Pâques – La Résurrection, Fête de l’Ascension – L’Ascension, L’Exaltation de la croix, Fête de l’archange – Le Mont-Saint-Michel, Le Martyre de saint André) et 6 petites miniatures (La Pentecôte, La Trinité – Le Christ bénissant le monde, Fête-Dieu – La Communion des apôtres, Fête de la Vierge – Vierge à l’Enfant, La Toussaint – La Bénédiction du pape, Fête des Morts – La Messe des morts)
Dans son état actuel, le manuscrit est incomplet : il lui manque les matines et les laudes du cycle de la Passion. À ces miniatures, s’ajoutent des lettrines au début de chaque phrase et des bouts-de-lignes en fin de phrase, ainsi que de grandes initiales au début de chaque prière ou de chaque psaume, accompagnées de décorations de fleurs et de feuillages séparant les colonnes de texte ou décorant les marges. Les huit miniatures exceptionnelles sont des pages peintes probablement en dehors du cadre du plan du manuscrit et ajoutées a posteriori aux cahiersc 10.
Les étapes de l’élaboration du manuscrit
L’analyse des miniatures, de leur style et de leurs formes a permis à Millard Meiss puis à Raymond Cazelles de proposer un schéma de la chronologie dans l’élaboration du manuscrit des Très Riches Heures. Meiss est ainsi parvenu à distinguer la main de 13 artistes distincts. Une nouvelle analyse approfondie du manuscrit, menée par Patricia Stirnemann, lui a permis de distinguer cette fois 27 différents artistes14.
Elle distingue ainsi les copistes (au nombre de cinq, selon elle), les enlumineurs de petites lettrines et de « bouts-de-lignes » en début en et fin de chaque phrase (neuf artistes), les peintres de bordures de pages ou d’initiales ornées et historiées en début de chapitre (huit personnes) et les miniaturistes (cinq personnes). Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les Très Riches Heures ne sont pas le résultat d’un programme établi à l’avance et dirigé par un maître selon des instructions préétablies. Bien au contraire, elles sont le résultat de multiples revirements, de coupures et de retouches14.
Élaboration du manuscrit et répartition des miniaturesc 4,14
Période
Cahiers ou folios concernés
Artistes/artisans
Miniatures
Exemple de miniature
Première campagne (entre 1411 et 1416)
Cahiers 4, 6 à 11, 25 à 29 et folio 198 r/v du cahier 30
Initiales par les frères de Limbourg ainsi que par le Maître du Bréviaire de Jean sans Peur et le Maître de l’Iris, 4 enlumineurs de lettrines et bouts-de-ligne différents. 13 miniatures par les frères de Limbourg
Saint Jean à Patmos (f.17), Martyre de saint Marc (f.19), La Vierge, L’Annonciation(f.26), La Visitation(f.38v), La Nativité (f.44v), L’Annonce aux bergers (f.48), La Tentation du Christ (f.161v), La Guérison du possédé(f.166r), La Multiplication des pains(f.168), La Résurrection de Lazare (f.171), L’Entrée du Christ à Jérusalem(f.173v), L’Exaltation de la Croix (f.193r), Le Mont Saint-Michel (f.195)
Deuxième campagne (entre 1411 et 1416)
Cahiers 10, 12 à 24, 27-28, 30-31
Éclatement du premier plan, 5 nouveaux enlumineurs de lettrines et bouts-de-ligne, 2 nouveaux peintres d’initiales : le Pseudo-Jacquemart(cahiers 10, 17, 18, 23 et 24) et le Maître du Sarrasin et les Limbourg pour les miniatures dont 14 grandes miniatures, pour la première fois en pleine page (dont les « miniatures exceptionnelles »)
Rencontre des rois mages(f.51v), Adoration des mages (f.52), Présentation au Temple (f.54), Le Couronnement de la Vierge(f.60v), La Chute des anges rebelles(f.64v), L’Enfer(f.108), Le Plan de Rome(f.141), Ego Sum (f.142), Le Christ conduit à la demeure de son juge (f.143), La Flagellation(f.144), La Sortie du prétoire(f.146v), Le Portement de croix (f.147), Les Ténèbres(f.153), La Déposition de la croix(f.156v), et peut-être Adam et Ève expulsés du paradis(f.25v) et L’Homme zodiacal (f.14v)
Troisième campagne (entre 1411 et 1416)
Cahiers 1-3, 11, 13, 24-25, 28 (en grande partie inachevés)
1 nouvel enlumineur, 1 peintre de décors marginaux : le Maître de Bedford(f.86v, 152v, 158, 182), et 3 peintres d’initiales : le Maître du KL de Janvier (f.1, 2, 5, 6, 7), le Maître du KL d’août (f.8 à 12) et Maître du KL de Mars et Avril et la réalisation de 12 miniatures en totalité ou partiellement par les frères de Limbourg
Janvier, Février, Mars (en grande partie), Avril, Mai, Juin(en partie), peut-être Juillet, Août, Octobre, Décembre(partiellement) ainsi que le dessin des Obsèques de Raymond Diocrès (f.86v) et La Messe de Noël (f.158)
Peintre intermédiaire (années 1440 ?)
Cahiers 1-3
Le Peintre intermédiaire : parfois identifié à Barthélemy d’Eyck(achèvement des mois du calendrier et quelques autres ajouts)
Mars, Juin, Septembre, Octobre et Décembre, ainsi que quelques ajouts aux personnages des Litanies de saint Grégoire(f.71v-72)15
Commande du duc de Savoie (1485-1486)
Cahiers 6 (petites miniatures), 9 à 15, 17 à 20, 23 à 31 (partiellement)
Jean Colombe(achèvement ou réalisation de 27 grandes miniatures et 40 petites)
Entre autres : Le Christ de pitié (f.75), La Pentecôte(f.79), Job sur son fumier(f.82), Le Cavalier de la mort (f.90), Action de grâce après un danger de mortel (f.95), Miserere(f.100), Le Baptême du Christ (f.109), Le Purgatoire(f.113), La Dispersion des Apôtres (f.122), Le Paradis(f.126), Le Saint Sacrement(f.129v), L’Invention de la Croix (f.133), La Présentation de la Vierge au temple (f.137), La Mise au tombeau(f.157), Au milieu des lions(f.157v), La Messe de Noël(mise en couleur, f.158), La Résurrection(f.182), L’Ascension(f.184), Le Martyre de saint André(f.201)
Les peintres d’initiales ou de bordures ont été ici désignés par Stirnemann selon des noms conventionnels pour les distinguer ou les rapprocher d’autres peintres de manuscrits. Ainsi, le Maître du Bréviaire de Jean sans Peur est rapproché du peintre du bréviaireréalisé pour Jean Ier de Bourgogne vers 1413-1415ms 11. Le Maître de l’Iris doit son nom au dessin d’un iris qu’il a laissé inachevé au folio 26. Le Pseudo-Jacquemart, parfois identifié à Jean Petit, peintre collaborateur et beau-frère de Jacquemart de Hesdin, est l’auteur de la plupart des miniatures, initiales et drôleries des Grandes Heures du duc de Berryms 4. Le Maître du Sarrasin doit son nom à la tête de sarrasin dans l’initiale du folio 65. Le Maître de Bedford, parfois identifié à Haincelin de Haguenau16, est notamment le peintre du Livre d’Heures du duc de Bedford vers 1414-1415ms 12. Les Maîtres du KL doivent leur nom aux initiales « K » et « L » qu’ils ont réalisées dans le texte des calendriers. Le Maître du KL de Janvier est assimilé à un collaborateur du Maître de Bedford dans les Heures du même nom et dont il a réalisé les bordures. Le Maître du KL d’août est rapproché pour sa part du peintre de plusieurs bordures des Heures Lamoignonms 13. Le Maître du KL de mars et d’avril présente des ressemblances avec un manuscrit de la bibliothèque Bodléiennems 14,14.
Iris inachevé, Maître de l’Iris, f.26r.
Initiale à la tête de sarrasin, Maître du sarrasin, f.65r.
Initiales « KL » du texte d’août, f.9r.
Initiales « KL » du texte de mars, f.4r.
Réalisations de différents peintres d’initiales
Le texte
Le texte en latin est disposé sur deux colonnes de 48 mm chacune et sur 21 ou 22 lignes. Selon l’habitude, le manuscrit a d’abord été entièrement écrit en laissant libre l’emplacement des enluminures. On ne connaît pas le nom du ou des calligraphes, mais un « escripvain de forme » du nom de Yvonnet Leduc travaillait au service de Jean de Berry en 1413. Des notes destinées à guider les enlumineurs ont été laissées dans les margesc 10. Patricia Stirnemann distingue la main de cinq copistes dans l’ensemble du manuscrit : le premier copiste réalise rapidement la plus grande partie du texte, du folio 17 au folio 204 verso. Un deuxième copiste intervient à l’occasion de la troisième campagne. Un troisième copiste réalise le feuillet de remplacement 53 recto/verso et enfin un quatrième écrit les noms des mois et les chiffres sur la miniature de L’Homme zodiacal. Un cinquième copiste intervient en même temps que Jean Colombe en écrivant les feuillets 52 verso et 54. Il s’agit peut-être de Jean Colombe lui-même14.
Texte du calendrier de janvier, f.1 (2e copiste ?).
Psaume 122, Prière des malchanceux, f.52v (calligraphie de Jean Colombe ?).
Texte des psaumes 123 et 124, f.53r (3e copiste ?).
Première page de l’office de la semaine, f.110 (1er copiste ?).
Exemples de textes des Très Riches Heures
La peinture et la couleur
La palette de couleur utilisée par les Limbourg est particulièrement riche et diversifiée : tous les pigments disponibles sont utilisés avec une préférence donnée aux plus précieux. Sont ainsi retrouvés dans les peintures : le bleu lapis-lazuli, le rouge vermillon, la laque rose, fabriquée à base de bois de Brésil, le vert de cuivre, l’indigo, le giallorino (ou « petit jaune », sorte de gaude), ainsi que des ocres, du blanc de plomb et le noir de fumée. Ils utilisent à l’inverse très peu de minium ou d’or mussif contrairement à beaucoup d’enlumineurs de l’époque17.
Selon Inès Villela-Petit, il est possible de distinguer des différences dans l’usage de la couleur entre les trois frères de Limbourg, en fonction des miniatures qui leur sont attribuées. Dans les miniatures généralement attribuées à Jean, comme Avril par exemple, les personnages sont représentés avec des couleurs vives alors que les paysages y sont plus doux et le ciel saturé d’azur, sans aucun dégradé. Les miniatures attribuées à Herman, comme La Multiplication des pains (f.168v), comportent des paysages aux couleurs bleu et vert, sont pourvues d’un fond décoratif, avec des lignes claires au premier plan et un horizon généralement plus sombre. Les miniatures attribuées à Paul, telles que La Nativité(f.44v), sont composées à l’inverse d’un ciel pâle, de coloris laiteux avec des bleus et jaunes pâles, du rose saumoné, du vert d’eau, du turquoise et un camaïeu de brun pour les paysages17.
Couleurs vives et saturées : Avril, f.4.
Fond décoratif, horizon sombre et premier plan clair : La Multiplication des pains, f.168v.
Coloris plus pâles, camaïeu de brun et ciel en dégradés : La Nativité, f.44v.
Différents modes d’utilisation de la couleur chez les frères de Limbourg
La reliure
La reliure vue du plat inférieur, orné des armes de la famille Spinola.
Le manuscrit a été relié très tardivement. Comme déjà indiqué, il ne l’était ni 1416 à la mort du duc de Berry, ni en 1485 alors qu’il est la propriété des ducs de Savoie. S’il est bien la propriété de Marguerite d’Autriche, entre 1504 et 1530, il est, pendant cette période, relié, recouvert de velours et muni d’un fermoir d’argent. Selon l’historien de l’art britannique Christopher De Hamel, la reliure aurait été effectuée en 1524 par Martin des Ableaux, un orfèvre de la cour de la régente des Pays-Bas à Malines. Les dernières pages du manuscrit contiennent encore des marques de rouille à l’emplacement des anciens fermoirs de cette reliure18. Une nouvelle reliure est réalisée en cuir maroquin rouge, au cours de la seconde moitié du xviiie siècle. Des armes sont apposées à la feuille d’or sur les deux plats : celles de la famille Spinola. Cette reliure est identique à un autre manuscrit célèbre ayant appartenu au même propriétaire, les Heures de Spinolams 10. Sur le plat supérieur, sont appliquées, sur une nouvelle pièce de maroquin venu en surcharge, celles de la famille Serra19. Après son acquisition par le duc d’Aumale, ce dernier fait fabriquer une boîte pour le conserver, recouverte d’une plaque de métal en argent ciselé, œuvre de l’orfèvre Antoine Vechte11.
Iconographie
Le calendrier
Première page manuscrite du calendrier, le mois de janvier, f.2r.
Le calendrier est sans doute l’ensemble de miniatures le plus célèbre du livre, si ce n’est de toutes les enluminures du Moyen Âge. Présent dans tous les livres d’heures, le calendrier permet au lecteur de repérer la prièrecorrespondant au jour de l’année et à l’heure de la journéec 12.
Il prend cependant ici une importance particulière : pour la première fois, chaque mois occupe deux pages et est illustré d’une miniature en pleine page. Par ailleurs, le calendrier inclut des données astronomiques qui atteignent un degré de précision jamais atteint jusqu’alors. La page de texte contient plusieurs colonnes, de gauche à droite : la première est consacré au nombre d’or astronomique, qui permet le calcul entre les calendriers solaire et lunaire, la deuxième compte la lettre dominicale, la troisième et quatrième contiennent le décompte mensuel des jours conformément au calendrier julien et la cinquième colonne une liste de saints en français pour chaque jour. La sixième colonne, beaucoup plus rare dans les calendriers de l’époque, contient la durée de chaque jour diurne en heures et minutes. Enfin, la septième colonne, exceptionnelle, donne un nouveau nombre d’or, décalé par rapport au nombre d’or astronomique traditionnel de la première colonne20.
Chaque miniature, sur la page de gauche, est surmonté d’un demi-disque contenant diverses informations astronomiques inscrits dans 7 demi-cercles. Le premier tout en bas contient les numéros des jours dans le mois, le second contient les lettres des premières lunes (litteraeprimationum lunae), qui est une application du nouveau nombre d’or astronomique, et chaque lettre est surmontée dans le demi-cercle supérieur d’un croissant de lune. Le quatrième demi-cercle contient la mention « Primaciones lune » (« première lune) », le nom du mois et le nombre de jours. Le demi-cercle au-dessus contient une représentation des signes du zodiaques sur fond de ciel étoilé, qui débutent selon la position des astres et de la terre au début du xve siècle. L’équinoxe de printemps, début du signe du bélier, arrive ainsi le 12 mars, date de la position du point vernal à cette époque. Leur nom est inscrit dans le demi-cercle au-dessus. Enfin, dans le dernier demi-cercle contient les degrés de longitude contenus dans chaque signe zodiacal, à la manière des astrolabes20. Cependant, le calendrier étant inachevé, quatre des miniatures (Janvier, Avril, Mai, Août) sont vierges d’inscription21.
Ce calendrier, avec son nouveau nombre d’or, constituerait, selon Jean-Baptiste Lebigue, l’une des très rares applications de la proposition de réforme du calendrier faite par Pierre d’Ailly, daté de 1412, qui préfigure le futur calendrier grégorien. Ces détails peuvent s’expliquer par l’intérêt porté par le commanditaire à l’observation à l’astrologie et au comput20. Cette hypothèse est cependant remise en cause par d’autres historiens22.
Au centre du demi-cercle est représenté à chaque fois le dieu Apollondans son char. Cette représentation est en grande partie inspirée d’un revers d’une médaille byzantine acquise par le duc de Berry, mentionnée dans un de ses inventaires, et représentant l’empereur Héraclius dans un char semblable23.
Le duc de Berry, assis en bas à droite, dos au feu, est habillé de bleu et coiffé d’un bonnet de fourrure. Il invite ses gens et ses proches à se présenter à lui. Derrière lui figure l’inscription « Approche Approche ». Plusieurs familiers du duc s’approchent de lui pendant que des serviteurs s’affairent : les échansonsservent à boire, deux écuyers tranchantsau centre sont vus de dos. Tous deux sont parés d’une écharpe blanche, signe de ralliement des Armagnacs pendant la Guerre de Cent Ans24. Au bout de la table officie un panetier. Au-dessus de la cheminée figurent les armes du duc, « d’azur semé de fleurs de lys d’or, à la bordure engrêlée de gueules », avec de petits ours et des cygnes blessés, emblèmes de Jean de Berry. Plusieurs animaux de compagnie sont représentés : petits chiens sur la table, lévrier au sol. La tapisserie du fond de la salle semble représenter des épisodes de la guerre de Troiec 13. Sur la table, est posée sur la droite une nef qui a été identifiée à une pièce d’orfèvrerie ayant réellement appartenu au duc : il s’agirait de la Sallière du pavillon, mentionnée dans un inventaire des biens de Jean de Berry en 1413 et décrite avec le cygne navré et l’ours à chaque extrémité, symboles du prince. L’objet, aujourd’hui disparu, est estimé à 1 000 livres tournois dans son inventaire après-décès25.
Dans cette miniature, le duc prend en fait la place du dieu Janus bifrons, qui était traditionnellement représenté dans les calendriers médiévaux au mois de janvier, festoyant et regardant à la fois l’année passée et l’année à venir24.
Selon Saint-Jean Bourdin26, la scène se déroulerait le 6 janvier 1414, lors de l’Épiphanie, dans la salle de l’hôtel de Giac à Paris, dans l’actuel quartier de Bercy. Le prélat assis au côté du duc serait Guillaume de Boisratier, archevêque de Bourges. L’auteur croit reconnaître par ailleurs le comte d’Eu, le duc de Bourbon, Louis Ier de Bourbon-Vendôme, le duc de Savoie, le comte d’Armagnac et les frères de Limbourg eux-mêmes. Pourtant, ces identifications sont jugées très incertaines voire invraisemblables. Pour Paul Durrieu, le prélat est plutôt Martin Gouges, autre proche du duc27. Pour d’autres, la scène se déroule plutôt dans son hôtel de Nesles24. L’hypothèse la plus récente y voit la festin du Nouvel An organisé par le duc le 1erjanvier 1415. Il s’agissait de réconcilier Armagnacs et Bourguignonsaprès la Paix d’Arras. Charles d’Orléans et son frère Philippe y ont participé et pourrait être représentés parmi les écuyers tranchants, soit ceux vus de dos, soit celui au bout de la table, vêtu de blanc, rouge et noir. Ces couleurs ont en effet été choisies par l’équipe d’Orléans lors de joutes qui se sont déroulées quelques jours plus tard. Le prélat pourrait être Alamanno Adimari, archevêque de Pise et légat du papeJean XXII, qui a offert au duc ce jour-là une salière en or20.
Un grand nombre de personnages présentent un caractère jeune et androgyne, le duc se retrouvant ainsi au centre d’un univers homosocial. Cette miniature serait, selon certains historiens, l’un des indices de l’homosexualité de Jean de Berry28. Selon Meiss, Jean de Limbourg serait l’auteur de la miniature alors que selon Cazelles, il s’agirait de « Limbourg B »c 13.
La scène représente la rudesse de la vie des paysans en hiver. Elle est en opposition radicale avec la magnificence de la scène précédente. Un enclos ceint une ferme comprenant une bergerie et, sur la droite, quatre ruches et un pigeonnier. À l’intérieur de la maison, une femme et deux jeunes gens sans sous-vêtements se réchauffent devant le feu. À l’extérieur, un homme abat un arbre à la hache, des fagots à ses pieds, tandis qu’un autre s’apprête à rentrer en soufflant sur ses mains pour se réchauffer. Plus loin, un troisième conduit un âne, chargé de bois, en direction du village voisinc 14.
Des scènes hivernales ont été représentées dans d’autres livres enluminés de l’époque, notamment une miniature dans un manuscrit du Décaméron (vers 1414)ms 15 et une autre dans un manuscrit du Miroir Historial de Vincent de Beauvais (vers 1410)ms 16, toutes deux attribuées au Maître de la Cité des dames mais celle des Très Riches Heures reste la plus élaborée. Selon Meiss, Paul de Limbourg est l’auteur de la miniature ; selon Cazelles, elle a été réalisée après les frères de Limbourg car des traces de l’esquisse, visibles notamment au niveau du bûcheron et de l’ânier, indiquent que celle-ci n’a pas été suivie dans l’exécution finalec 14. Selon Erwin Panofsky, il s’agit là du « premier paysage de neige de l’histoire de la peinture »29.
Cette peinture représente une scène de travaux agricoles. Chaque champ contient une étape différente des travaux, tous séparés par des chemins se croisant au niveau d’un édicule appelé montjoie. Au premier plan, un paysan laboure un champ de céréales à l’aide d’une charrue à versoir et avant-train muni de deux roues, le tout tiré par deux bœufs, l’homme les dirigeant à l’aide d’une longue gaule. Des vignerons taillent la vigne dans un enclos à gauche et labourent le sol à l’aide d’une houe pour aérer le sol : ce sont les premières façons de la vigne30. Sur la droite, un homme se penche sur un sac, sans doute pour y puiser des graines qu’il va ensuite semer. Enfin, dans le fond, un berger emmène le chien qui garde son troupeauc 15,31.
À l’arrière-plan figure le château de Lusignan (Poitou), propriété du duc de Berry qui l’a fait moderniser. On voit à droite de l’image, au-dessus de la tour poitevine, un dragon ailé représentant la fée Mélusine. En 1392, Jean d’Arras a composé pour Jean de Berry la Noble histoire de Lusignan, appelé aussi Roman de Mélusine, dans laquelle il raconte l’histoire de la fée, ancêtre imaginaire du duc. Selon la légende, Mélusine a donné naissance à la lignée des Lusignan et serait le bâtisseur de la forteresse. Épouse de Raymondin de Lusignan, elle lui a promis la richesse et le bonheur, à la condition qu’il ne la voit jamais le samedi, jour où son corps prend l’apparence d’un dragon. Un jour, Raymondin rompt le pacte et observe sa femme au bain. La fée s’enfuit alors en prenant la forme d’un dragonc 15,.
La miniature a été réalisée en deux temps : la partie supérieure par les frères de Limbourg, la partie inférieure par le peintre intermédiaire. Les ombres projetées par le paysan sont typiques du style eyckien apparu dans les années 1420 mais aussi du clair-obscur manié par Barthélemy d’Eyck4.
Le sujet principal de cette peinture est une scène de fiançailles : au premier plan, à gauche, un couple échange des anneaux devant deux témoins et un autre personnage, représenté derrière, plus petit que les autres. Selon Saint-Jean Bourdin, il s’agirait d’une représentation des fiançailles de Marie de Berry, fille du duc de Berry, et de Jean Ier de Bourbonle , avis partagé par Patricia Stirnemann32. Cependant, pour Cazelles, il semble difficile de représenter une scène dix ans après qu’elle a eu lieu. Selon Jean Longnon, il s’agirait plutôt des fiançailles de sa petite-fille, Bonne d’Armagnac, avec Charles Ierd’Orléans, neveu de Charles VI et connu pour son œuvre poétique, et qui se sont déroulées le à Gienc 16.
Plus au centre, deux suivantes cueillent des fleurs. À droite, on aperçoit un verger clos de murs et d’un édifice à créneaux. À l’arrière-plan se dresse un château, souvent désigné comme le château de Dourdan, au pied duquel coule l’Orge. La forteresse, construite par Philippe Auguste en 1222, est la propriété de Jean de Berry à partir de 1400, qui y fait construire un logis33. Cependant, les représentations anciennes de cet édifice, notamment l’estampe de Claude Chastillonau xvie siècle, lui correspondent assez peu. Il pourrait s’agir plutôt, selon Cazelles, du château de Pierrefonds, construit aussi par Philippe Auguste entre 1220 et 1222, propriété de Louis Ier d’Orléans, situé comme ici à proximité d’un plan d’eau, l’étang du Roi. Une autre construction – Le Parcq – se trouvait à proximité, comme le bâtiment représenté ici à droite, qui lui ressemble. Pour Meiss, Jean de Limbourg est l’auteur de cette miniature alors que pour Cazelles, il s’agirait de « Limbourg B », comme pour le mois de janvierc 16.
Ce mois est illustré par la cavalcade traditionnelle du 1er mai : des jeunes gens vont à cheval, précédés de joueurs de trompettes. Ils partent en forêt chercher des rameaux qu’ils porteront sur la tête ou autour du cou. À cette occasion, les dames arborent une longue robe verte, comme c’est ici le cas de trois d’entre elles. Plusieurs personnages portent des feuillages dans leur coiffure : on leur prête des effets bénéfiques, plusieurs ouvrages conseillent de porter des chapeaux de fleurs « pour conforter le chief »34.
Des propositions d’identification des personnages ont été avancées : d’après Cazelles, on pourrait voir Jean Ier de Bourbon dans le cavalier vêtu d’une tunique noire, blanche et rouge et, dans la femme à la large coiffe blanche qu’il regarde, sa troisième épouse Marie de Berry, fille du duc de Berry. Mais pour Patricia Stirnemann, c’est le personnage en bleu devant lui, coiffé de la couronne de feuillage qui serait le fiancé : Jean de Bourbon, habillé comme lors des fiançailles dans la miniature d’Avril, y est représenté à l’occasion de son mariage avec Marie de Berry32. Selon Millard Meiss, l’identification des personnages est confirmée par la présence, sur les harnais des chevaux, de cercles d’or à sept petits disques, emblème de la maison de Bourbon. Un autre indice tient dans l’insigne porté par les hérauts, qui est similaire à l’emblème de l’ordre de l’Écu d’or, fondé par Louis II de Bourbon en 1367, même si on en retrouve très peu de représentation après 137035.
Les constructions de l’arrière-plan ont donné lieu à des interprétations divergentes. Selon Edmond Morand36, il s’agirait du palais ducal de Riom, propriété du duc de Berry qui le fit reconstruire. Cependant, la disposition des bâtiments a été modifiée. Selon Saint-Jean Bourdin, il s’agirait de l’entrée à Riom de Bernard d’Armagnac remettant sa fille, Bonne, à son fiancé Charles d’Orléans, en présence du duc de Berry, avant le mariage qui eut lieu en . Selon Papertiant37, il s’agirait plutôt du palais de la Cité à Paris avec le Châtelet à gauche, la Conciergerie et la tour de l’Horloge. Cette vue rappellerait alors le lieu du mariage de Jean de Bourbon et de Marie de Berry. En 1410, Jean de Bourbon venait d’accéder à la couronne ducalec 17.
C’est une illustration des travaux paysans avec une scène de fenaison. Au premier plan, une femme râtelle du foin et une autre le met en meule à l’aide d’une fourche. Il est en effet étalé chaque matin pour le sécher et rassemblé chaque soir en meulons pour éviter l’humidité de la nuit. Cette activité souvent féminine contribue à faciliter le séchage du foin avant qu’il soit ramassé. Trois faucheurs forment des andains au second plan à droite, en laissant de petites bandes d’herbe non fauchée. La coupe a lieu en plein soleil, c’est pourquoi chacun s’est protégé la tête d’un chapeau ou d’un tissu. Les faucheurs portent une courte chemise de toile fendue sur les cuisses et travaillent jambes et pieds nus38. D’autres personnages minuscules sont représentés dans une barque sur le fleuve, dans l’escalier menant à la poterne et dans l’escalier couvert à l’intérieur du palaisc 18.
La scène se déroule en bordure de Seine, dans un champ situé à l’emplacement de l’hôtel de Nesle, résidence parisienne du duc de Berry. On y trouve de nos jours la bibliothèque Mazarine. Comme ici, les prés représentés dans les calendriers sont souvent situés près d’un ruisseau ou d’un plan d’eau38. De l’autre côté du fleuve s’étend dans toute sa longueur le palais de la Cité, siège de l’administration royale, avec successivement les jardins du roi, la Salle sur l’eau, les trois tours Bonbec, d’Argent et César, puis la tour de l’Horloge. Derrière la galerie Saint-Louis au centre, les deux pignons de la Grande Salle, le Logis du roi et la tour Montgomery. À droite, la Sainte-Chapellec 18. Selon Stirnemann, il s’agit de la suite de la scène de Mai, avec la cérémonie du mariage qui s’est déroulée dans ce palais : les invités y gravissent un escalier extérieur32.
Selon Meiss, la miniature, attribuable à Paul de Limbourg, fut achevée par Jean Colombe ; d’après Cazelles, elle date de 1440 au vu des bâtiments représentésc 18. Même si le dessin sous-jacent est de la main des frères de Limbourg, le peintre intermédiaire qui pourrait être Barthélemy d’Eyck y a laissé plusieurs indices montrant qu’il a au moins achevé la peinture : la peau blanche et les yeux des paysannes du premier plan laissant voir leurs pupilles et le blanc, mais aussi quelques ombres projetées sous la barque et la robe de la paysanne de droite, et enfin les petits personnages du palais4.
Les travaux du mois de juillet représentent la moisson et la tonte des moutons. Deux personnages fauchent les blés à l’aide d’un volant et d’une baguette. Un volant est une longue faucille ouverte dont le manche fait angle avec le plat de la lame. À l’aide de la baguette, ils dégagent un paquet de tiges qu’ils coupent en lançant le volant. Les moissonneurs avancent de l’extérieur de la parcelle en se dirigeant vers son centre en tournant. L’un d’entre eux porte une pierre à aiguiser à la ceinture39. Deux autres personnages, dont une femme, coupent la laine des moutons à l’aide de forcesc 19.
Exception faite des montagnes imaginaires, le paysage représente, au premier plan, la rivière Boivre se jetant dans le Clain, à proximité du château triangulaire de Poitiers représenté au second plan, distinct du palais des Comtes du Poitou, situé lui sur le plateau. Propriété du duc de Berry, le château fut reconstruit sans doute à partir de 1378 sur ordre du duc par son architecte Guy de Dammartin40. La représentation du château dans cette miniature est conforme aux travaux menés pour le duc, même si Millard Meiss a mis en doute cette identification. La miniature a été peinte par Paul de Limbourg selon Meiss, par le peintre des années 1440 selon Cazellesc 19.
La miniature présente plusieurs plans. Au premier figure une scène de fauconnerie : le cortège à cheval part pour la chasse, précédé d’un fauconnier. Celui-ci tient dans la main droite le long bâton qui lui permettra de battre arbres et buissons pour faire s’envoler le gibier. Il porte deux oiseaux au poing et, à la ceinture, un leurre en forme d’oiseau que l’on garnissait de viande pour inciter les faucons à revenir. Le cortège est accompagné de chiens destinés à lever le gibier ou à rapporter celui qui aura été abattu. Sur leur cheval, trois personnages portent un oiseau, sans doute un épervier ou un faucon émerillonc 20.
Au second plan sont représentés les travaux agricoles du mois d’août. Un paysan fauche le champ, un deuxième réunit les épis en gerbes alors qu’un troisième les charge sur une charrette tirée par deux chevaux. À proximité, d’autres personnages se baignent dans une rivière — peut-être la Juine — ou se sèchent au soleilc 20. À l’arrière-plan se dresse le château d’Étampes, que le duc de Berry avait acquis en 1400, à la mort de Louis d’Évreux, comte d’Étampes. Derrière les remparts, on distingue le donjon quadrangulaire et la tour Guinette, qui existe toujours. Le duc de Berry offrit le château à Charles d’Orléans, mari de sa petite-fille Bonne d’Armagnac, peut-être représentée ici sur un cheval blanc. Selon Saint-Jean Bourdin, cette scène représente la prise de possession du château par cette dernière, avant 1411, hypothèse confirmée par Patricia Stirnemann32. Mais pour lui, le couple est représenté à gauche : le duc de Berry est sur le cheval blanc (bien qu’assis en amazone) et le duc et la duchesse d’Alençonse trouvent à droite. Pour Meiss, la miniature est de Jean de Limbourg alors que pour Cazelles, elle est de « Limbourg B », avec peut-être un ajout de la scène centrale vers 1440c 20.
Septembre est illustré par les vendanges. Au premier plan, cinq personnages cueillent du raisin tandis qu’un homme et une femme, apparemment enceinte, se reposent. Les grappes sont déposées dans des paniers qui sont ensuite vidés dans des hottes fixées sur des mulets. Ces hottes sont elles-mêmes déversées dans des cuves chargées dans des charrettes tirées par des bœufsc 21.
L’arrière plan est entièrement occupé par le château de Saumur en Anjou, région déjà viticole à l’époque. Les tours sont coiffées de girouettes à fleurs de lys. Au second plan, une lice est représentée avec sa barre centrale et son mur de treillage. C’était le lieu habituel des tournoisc 21.
Tout le monde s’accorde à distinguer deux mains dans cette enluminure : l’une dans la scène de vendange, l’autre dans le château et ses abords. Longtemps, le château a été attribué aux frères de Limbourg, et plus particulièrement à Paul par Meiss. Cependant, entre 1410 et 1416, le propriétaire du château était Louis II d’Anjou, allié du duc de Bourgogne Jean sans Peur puisqu’il fiança en 1410 son fils aîné Louis III d’Anjou à l’une des filles de celui-ci. Cela en faisait donc un opposant au parti du roi de France, donc au duc de Berryc 21.
Le style de la partie supérieure de la miniature fait plutôt penser au peintre des années 1440, Barthélemy d’Eyck. Cette hypothèse est confirmée par le fait que le château appartenait alors à René d’Anjou, fils de Louis II et mécène de ce peintre. À l’extrémité droite de la lice se trouve un édicule quadrangulaire orné de colonnes engagées appelé « perron ». Il s’agit d’un édifice qui fut utilisé lors d’un tournoi de chevalerie, le « Pas de Saumur », organisé sur place par René d’Anjou en 1446 en l’honneur du roi de France Charles VII et auquel a participé Jean de Dunois. Le compte-rendu de ce tournoi, aujourd’hui disparu, a été illustré par Barthélemy d’Eyck, représentant sans doute ces lices et ce perron. Quant à la partie inférieure, elle pourrait avoir été réalisée par Jean Colombe ou son atelier4.
La scène paysanne du premier plan représente les semailles. À droite, un homme sème à la volée. Des pies et des corneilles picorent les graines qui viennent d’être semées, à proximité d’un sac blanc et d’une gibecière. Au fond du champ, un épouvantail en forme d’archeret des fils tendus, sur lesquels sont accrochés des plumes, sont destinés à éloigner les oiseaux. À gauche, un paysan à cheval passe la herse sur laquelle est posée une pierre qui permet aux dents de pénétrer plus profondément dans la terre. Il recouvre ainsi les grains qui viennent d’être semés. C’est un cheval qui herse et non des bœufs car ses sabots plus légers écrasent moins le sol. Sa couverture est découpée en lanière afin d’éloigner les insectes41.
À l’arrière-plan, le peintre a représenté le Palais du Louvre, tel qu’il fut reconstruit par Charles V. Du château au centre, on distingue, outre le donjon central qui accueillait alors le trésor royal, la façade orientale à droite, encadrée par la tour de la Taillerie et la tour de la Chapelle, et à gauche la façade méridionale, avec ses deux tours jumelées au centre. L’ensemble est entouré d’une enceinte ponctuée de trois tours et de deux bretèches, visibles ici. Sur la rive, des personnages conversent ou se promènent. C’est la seule représentation de bourgeois de tout le calendrier, personnages habituellement plus présents dans les livres d’heures flamands de l’époque42. Des barques sont amarrées à la berge. Comme celle de juin, la scène est prise depuis les bords de Seine, à proximité de l’hôtel de Nesle, en regardant vers le nordc 22.
Si le château est sans doute l’œuvre des frères de Limbourg avec des gargouilles en tortillons qui se retrouvent fréquemment dans les bâtiments qu’ils représentent, toute la partie basse est sans doute de la main du peintre intermédiaire, et donc peut-être Barthélemy d’Eyck, sur un dessin préparatoire des Limbourg. Luciano Bellosi a souligné le fait que les petits personnages sur la berge sont habillés d’une tunique cintrée et en trapèze au-dessus du genou, tel qu’on peut le voir dans la mode des années 1440 et notamment dans le frontispice des Chroniques de Hainaut peint par Rogier van der Weydenms 17. Si cette hypothèse a été contestée, la présence des ombres projetées systématiques près des personnages, des animaux, et même des objets, ainsi que les détails triviaux (crottin de cheval dans le champ) rappellent à de nombreuses reprises le style de Barthélemy d’Eyck4.
La miniature représente une scène paysanne traditionnelle d’automne : la glandée. Un porcher, accompagné d’un molosse, fait paître un troupeau de porcsdans un bois de chênes. À l’aide d’un bâton qu’il jette, il frappe les branches pour en faire tomber les glands. Le porc, engraissé puis tué et salé, permettra de préparer l’hiver et de se nourrir toute l’annéec 23. Le droit de pratiquer la glandée ou paisson est généralement accordé de la Saint-Rémi, le 1er octobre, quand les glands tombent, à la Saint-André, le 30 novembre43.
On aperçoit à l’arrière-plan un château accroché aux rochers et une rivière qui serpente entre les montagnes bleuies. Ce paysage rappelle ceux de la Savoie. La miniature, réalisée vers 1485-1486, est attribuée à Jean Colombe, qui travaillait alors pour Charles Ier de Savoiec 23. Cependant, un dessin très similaire se retrouve dans une miniature du calendrier des Heures de Dunoisms 8 datées de 1436 : le maître de Dunois, auteur de cette miniature pourrait s’être inspiré d’un dessin préparatoire réalisé par les frères de Limbourg pour les Très Riches Heures. Jean Colombe aurait alors achevé ce dessin 70 ans après la mort des trois frères et 50 ans après le maître parisien4.
La position du corps du paysan rappelle celle d’un autre personnage de Colombe : celle du bourreau frappant saint Marc dans la miniature mettant en scène le martyre de ce dernier (f.19v.). Il pourrait alors s’agir ici d’une évocation de la légende qui rapporte que les reliques du saint auraient été rapportées d’Alexandrie à Venise sous un tas de viande de porc pour éviter qu’elles ne soient inspectées par les douaniers musulmans44.
Pour le dernier mois de l’année, le peintre n’a pas retenu l’iconographie traditionnelle de la tuerie de cochon pour Noël pour préférer une scène de vénerie. Il s’agit plus précisément de la curée, au moment où l’un des chasseurs, à droite, achève de sonner l’hallali. Les chiens dépècent le sanglier. La scène se déroule au centre d’une forêt dont les arbres sont encore en feuillesc 24.
À l’horizon se dresse le château de Vincennes, achevé par Charles V, avec son donjon central et ses tours, aujourd’hui en grande partie arasées. Ce château est le lieu de naissance du duc Jean de Berry, ce qui pourrait expliquer sa présence ici45. Il fut aussi choisi par Jean Fouquet, vers 1455, comme arrière-plan de l’enluminure Job sur son fumier dans le livre d’heures d’Étienne Chevalierc 24.
Cette scène de curée est souvent rapprochée d’un dessin attribué à Giovannino de’ Grassi, actuellement conservé à la bibliothèque de Bergame46, au contenu presque identique, avec les mêmes animaux dans les mêmes postures, mais quelques chiens en moins. Pour Meiss, la miniature du mois de décembre serait le modèle de ce dessin et Paul de Limbourg en serait l’auteur. Cependant, le fait que des chiens ont été ajoutés impliquerait l’inverse. Luciano Bellosi y voit plutôt une œuvre du peintre des années 1440c 24. Cette hypothèse est renforcée par la forme des visages des personnages, aux yeux révulsés et aux visages maussades, qui rappellent les personnages du Livre du cœur d’Amour éprisms 6.
Les huit grandes miniatures exceptionnelles
Huit miniatures ont été insérées dans le manuscrit sur des feuillets isolés sans appartenir à l’origine à un autre cahier du livre. Paul Durrieu les repère et les qualifie d’« exceptionnelles » dès sa publication de 190447. Elles sont toutes plus grandes que les autres et ne comprennent aucun texte, ni à côté de la peinture, ni au verso. Lorsque du texte est présent, il a été ajouté par une autre main — sans doute celle de Jean Colombe — dans les années 1480. Leur disposition sur la page est à chaque fois originale et décalée par rapport au reste du manuscrit. Enfin, elles ne s’insèrent pas véritablement dans le plan du livre d’heures. Paul Durrieu pense même qu’à l’origine elles n’étaient pas destinées aux Très Riches Heures mais qu’elles ont été commandées aux frères de Limbourg pour un autre manuscrit48. Elles ne sont d’ailleurs pas signalées dans l’inventaire après-décès du duc en 1416. Les thèmes développés dans ces enluminures sont surtout inspirés de l’Antiquité ou de l’Italiec 25.
L’Homme anatomique, folio 14
L’Homme anatomique, f.14.
Cette miniature prend place à la fin du calendrier. Un tel thème, ne se retrouve dans aucun autre livre d’heures de cette époque. Elle représente l’influence des astres sur l’homme. Il se peut qu’elle soit inspirée d’ouvrages traitant de médecine ou d’astrologie. Plusieurs manuscrits avaient déjà représenté comme ici un homme dont les différentes parties du corps sont reliées à un des douze signe du zodiaque, sous le nom de homo signorum ou homme zodiacal. L’originalité tient ici dans le dédoublement de l’homme et la double mandorle qui l’entoure, dans laquelle sont reproduits à nouveau les signes du zodiaque. Si plusieurs hypothèses ont été avancées pour expliquer cette iconographie (allégories homme-femme ou encore jour-nuit), aucune d’entre elles ne permet d’expliquer de manière définitive ce dédoublement49.
Dans chaque coin supérieur de la miniature sont peintes les armes du duc de Berry : « trois fleurs de lys d’or sur fond d’azur avec bordure engrêlée de gueule ». Dans chaque coin inférieur, est placé le chiffre « VE » ou « UE » enlacés. Ces lettres ont fait l’objet d’interprétations diverses : il s’agit soit d’une allusion aux premières lettres d’une devise du duc « En Vous » ; soit d’une allusion à la première et dernière lettre du nom « Ursine ». Ce nom fait lui-même l’objet d’une double interprétation : soit saint Ursin, le patron du duché de Berry, soit le nom d’une maîtresse que le duc aurait connue en captivité en Angleterre. Ce nom se retrouve dans des symboles héraldiques parlants qui parsèment à plusieurs reprises les marges du manuscrit : l’ours et le cygnec 26,50.
Chaque coin est complété par quatre inscriptions latines décrivant les propriétés de chaque signe selon les quatre complexions (chaud, froid, sec ou humide), les quatre tempéraments (colérique, mélancolique, sanguin et flegmatique) et les quatre points cardinaux : « le Bélier, le Lion et le Sagittaire sont chauds et secs, colériques, masculins, orientaux » en haut à gauche ; « le Taureau, la Vierge et le Capricorne sont froids et secs, mélancoliques, féminins, occidentaux »en haut à droite ; « les Gémeaux, le Verseau et la Balance sont chauds et humides, masculins, sanguins, méridionaux » en bas à gauche ; « le Cancer, le Scorpion et les Poissons sont froids et humides, flegmatiques, féminins, septentrionaux » en bas à droite. La miniature, datant d’avant 1416, est attribuée à l’un des frères de Limbourg51,c 26.
Le Paradis terrestre, folio 25
Le Paradis terrestre, f.25.
Sur une seule et même miniature de forme ronde, située dans les Oraisons de la Vierge, sont représentées quatre scènes : de gauche à droite ; un serpent au corps de sirène tend à Ève le fruit de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal ; Ève offre le fruit à Adam ; Dieu punit Adam et Ève, qui sortent du Paradis et prennent conscience de leur nudité en se couvrant d’une feuille de vignec 27.
Parmi les sources d’inspiration, la figure d’Adam, à qui Ève donne le fruit défendu, est souvent identifiée à la statue d’un Perse agenouillé conservée à la galerie des Candélabres des musées du Vatican. Les frères de Limbourg ont déjà représenté un Adam dans la même position dans le folio 3 verso de la Bible moralisée de Philippe II de Bourgogne(1402)ms 18. Au centre de la composition, se trouve un monumental dais de style gothique, surmontant une fontaine de jouvence52. Pour le dessin d’ensemble, on peut établir une relation avec le bas-relief de la porte du baptistère Saint-Jean (Florence) par Lorenzo Ghiberti. Selon Meiss, la miniature est l’œuvre de Jean de Limbourg, « Limbourg C » selon Cazellesc 27.
Sources d’inspiration de la miniature du Paradis terrestre
Le Guerrier perse agenouillé, galerie des Candélabres, musées du Vatican, inv 2794
Cette miniature, placée dans les Heures de la Vierge, est peinte sur un parchemin un peu plus épais que le reste du manuscrit. Ce thème iconographique provient de l’ouvrage La Légende des rois mages de Jean de Hildesheim, écrit au xive siècle. Chaque roi dirige un cortège. Les trois groupes prennent la direction d’un édicule situé au centre, appelé aussi montjoies, surmonté de l’étoile. Les rois mages ne représentent pas les trois continents, comme c’est le cas dans la Légende dorée, mais les trois âges de la vie : l’adolescent, l’homme et le vieillard. Gaspard, le jeune en haut à droite, est suivi de deux personnages noirs, comme le veut une tradition iconographique italienne. Balthasar, l’homme, est placé à gauche et Melchior, le vieillard, en bas à droite. Ce dernier possède la même couronne que l’empereur Auguste représenté au folio 22. Par ailleurs, divers animaux sauvages sont peints : des guépards, un lion, un lézard ainsi qu’un ours, symbole du duc de Berryc 28.
Plusieurs historiens ont fait le lien entre l’inspiration orientale de ces personnages ou animaux et la visite à Paris de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue en 1400, que les frères de Limbourg ont peut-être eu l’occasion de voir53. Le mage de gauche est la copie presque exacte d’un revers d’une médaille byzantine représentant l’empereur Constantin à cheval, acquise par le duc de Berry en 1402 auprès d’un marchand italien et mentionné dans un de ses inventaires23. La ville en haut à gauche est censée représenter Jérusalem mais elle reprend plusieurs monuments parisiens : Notre-Dame de Paris, la Sainte-Chapelle et peut-être une partie du palais de la Citéc 28.
L’Adoration des mages, folio 52
L’Adoration des mages, f.52.
À droite de la miniature sont représentés les rois mages ainsi que leur suite. Ayant enlevé leur couronne, les trois rois sont prosternés : l’un — Melchior — baise les pieds du Christ, le deuxième — Balthasar — embrasse le sol, comme dans le livre de Jean de Hildesheim, et le troisième — Gaspard — porte son présent. En même temps que les mages sont représentés, les bergers sont eux aussi en adoration devant l’Enfant Jésus. Ils sont présents l’un à côté de la Vierge, les autres derrière la crèche, leurs moutons paissant sur les collines à l’arrière. Les jours de Noël et de l’Épiphaniesont ainsi représentés simultanément sur la même image. La Vierge est entourée de femmes habillées en costumes à la mode du début du xve siècle. La ville à l’arrière, censée représenter Bethléem, reprend peut-être l’apparence de la ville de Bourges avec la Grosse Tour, la cathédrale et la Sainte-Chapellec 29.
La disposition des personnages autour du Christ a été rapprochée d’une scène d’adoration des mages représentées sur un retable actuellement conservé au Museum Mayer van den Bergh d’Anvers(inv.2, vers 1395). Outre le fait que ces personnages se présentent dans la même position autour du Christ, le roi mage à gauche de la Vierge, transformé en saint Joseph par les Limbourg, tient dans ses mains la même pièce d’orfèvrerie en forme de corne, forme relativement rare à l’époque54. D’après le style, le peintre de cette Adoration ne serait pas le même que celui de la Rencontre. Meiss l’attribue à Paul de Limbourgc 29.
La Purification de la Vierge, folio 54
La Purification de la Vierge, f.54.
D’après l’Évangile selon Luc, le moment de la présentation de Jésus au Templecorrespond à la cérémonie de purification de sa mère, quarante jours après sa naissance. Ce feuillet a été placé dans les Heures de la Vierge au début de none, mais aurait tout aussi bien pu se trouver dans les Heures de l’année liturgique, avant l’office de la Chandeleursitué au folio 203c 30.
La Vierge tient le Christ dans ses bras ; une auréole émane de sa tête et se mêle à celle de son fils. Elle est suivie de Joseph et d’un cortège de personnages. Une servante, seule sur les marches, assure la transition avec le grand prêtre situé plus haut. Elle porte les deux colombes offertes en sacrifice, ainsi qu’un ciergealluméc 30.
Par sa composition, la miniature peut être rapprochée d’une fresque de la basilique Santa Croce de Florence dans la chapelle Baroncelli, attribuée au maître de la Chapelle Rinuccini (autrefois attribuée à Taddeo Gaddi). L’escalier y est presque identique, ainsi que l’expression de certains personnages. Une reproduction sous forme de dessin est aujourd’hui conservée au musée du Louvre. Selon l’historien de l’art allemand Harald Keller55, le dessin aurait pu servir de modèle aux frères de Limbourg, mais cette hypothèse a été mise en doute par Meissc 30.
La Chute des Anges rebelles, folio 64
La Chute des anges rebelles, f.64.
Cette miniature se trouve au tout début des Psaumes pénitentiaux. Pourtant, cette scène n’est pas évoquée dans cette partie de l’Ancien Testament mais seulement dans quelques passages du Nouveau Testament. Il s’agit de la révolte de Lucifer contre Dieu et, plus précisément ici, de sa défaite et de sa chute entraînant des légions d’anges avec luic 31.
Le Seigneur, assis sur un trône, domine la scène. Il tient le globe de sa main gauche et, de sa main droite, indique le jugement de Lucifer. Les anges fidèles se tiennent à ses côtés, assis dans des stalles que les anges révoltés ont laissées vides. La milice de Dieu, bardée de casques et de cuirasses et armée d’épées, précipite les anges rebelles dans l’abîme. Lucifer est représenté tout en bas, entouré d’un halo formant comme une anti-auréole, mais toujours pourvu de ses attributs d’ange, la couronne et l’étolec 31.
Cette iconographie, très rare dans un livre d’heures, a pu être inspirée par un panneau sur bois appartenant à un retable datant de 1340-1345, provenant de Sienne, attribué à un peintre anonyme surnommé le Maître des anges rebelles, et actuellement conservé au musée du Louvre56. La principale différence réside dans le fait que les anges du panneau siennois prennent l’apparence de démons. Cette miniature est l’œuvre de Paul de Limbourg selon Meiss, de « Limbourg C » pour Cazellesc 31.
L’Enfer, folio 108
L’Enfer, f.108.
Cette miniature est placée à la fin de l’Office des Morts. Elle est inspirée d’un texte du milieu du xiie siècle, Les visions de Tondale, récit d’un moine irlandais dénommé Marcus décrivant une vision de l’enfer et qui a fortement influencé l’imaginaire médiévalc 32,57.
Au centre de la composition, Satan est allongé sur un gril gigantesque d’où il saisit les âmes pour les projeter vers le haut par la puissance de son souffle brûlant. Des flammes sortent de lucarnes ouvertes dans les montagnes tourmentées se dressant à l’arrière-plan, où l’on aperçoit d’autres âmes damnées. Au premier plan, deux diables attisent le feu sous le gril à l’aide de trois grands soufflets. D’autres démons font subir des sévices aux hommes qui ont mal vécu, y compris un religieux tonsuré qui porte encore ses vêtements sacerdotauxc 32.
Selon Meiss, la place de cette miniature aurait été prévue entre l’office de la Trinité et le petit office des morts, soit entre les feuillets 113 et 114. Jean de Limbourg en serait l’auteur. Cependant, comme les autres miniatures exceptionnelles, elle aurait tout aussi bien pu ne pas être peinte pour ce manuscrit. Il s’agirait de « Limbourg C » selon Cazellesc 32.
Le Plan de Rome, folio 141
Le Plan de Rome, f.141.
La miniature, de forme ronde, s’insère entre les Offices de la Semaine et les Heures de la Passion. Sans aucun lien apparent avec cette partie du manuscrit, elle était peut-être destinée à illustrer, à l’origine, un Office de saint Pierre et saint Paul, tous deux martyrisés à Rome. Ce plan de la ville éternelle est réalisé comme une vue à vol d’oiseau, avec le nord en bas et le sud en haut. Ne sont représentés que les monuments antiques ou chrétiens, sans aucun bâtiment résidentiel ni aucune rue. Le plan semble centré sur le Capitolec 33.
C’est une tradition antique de réaliser des cartes de formes rondes, tradition qui se poursuit tout au long du Moyen Âge. Ce sont surtout les mappemondes qui sont représentées ainsi mais beaucoup moins fréquemment les plans de villes. Le duc de Berry lui-même possédait plusieurs mappemondes de cette forme. Symboliquement, la ville de Rome renvoie au monde et le monde renvoie à la ville58.
Il existe plusieurs œuvres en rapport avec ce plan. En premier lieu celui peint par Taddeo di Bartolo au Palazzo Pubblico de Sienne, dans la série de fresque des Allégories et figures de l’histoire romaine(1413-1414). Meiss a retrouvé un autre plan de Rome très proche, mais représentant plus de monuments, dans un manuscrit de la Conjuration de Catilina de Salluste, attribué au Maître d’Orosems 19datant de 1418. Cependant, Meiss ne pense pas qu’il y ait une relation directe avec celui des Très Riches Heures, mais plutôt une influence par le biais d’œuvres intermédiaires aujourd’hui disparuesc 33. Un autre plan de Rome proche de celui des Très Riches Heures a été identifié dans un manuscrit du xive siècle du Compendium de Paolino da Venezia (f.98)ms 20,59.
Une autre hypothèse voit dans le centre du plan des Très Riches Heures, la basilique Sainte-Marie d’Aracœli, située sur le Capitole : cette église serait située sur le lieu où la Vierge et l’Enfant seraient apparus à l’empereur Auguste, scène de prédilection du duc de Berry : elle se retrouve dans les Heures du Maréchal Boucicautms 21, dans les Belles Heures (f. 26v)ms 1 ainsi que dans les Très Riches Heures (f. 22r). Le duc vouait en effet une admiration à l’empereur et aimait être comparé à lui58. La miniature est de Jean de Limbourg selon Meiss, de « Limbourg C » selon Cazellesc 33.
Interprétation de l’iconographie
Les sources d’inspiration
Les Frères de Limbourg et leurs continuateurs ont travaillé sur le manuscrit en France, à Paris ou à Bourges sans doute, et se trouvent ainsi à l’époque au croisement entre l’influence de l’art des Pays-Baset celui venu d’Italie. L’influence des Pays-Bas peut sembler évidente quand on sait que les frères de Limbourg sont originaires de Nimègue, alors dans le duché de Gueldre. Cependant, il est difficile de distinguer dans les Très Riches Heures une influence directe de l’art des provinces du nord. Parmi les rares œuvres de cette époque que l’on peut rapprocher du manuscrit, un retable, actuellement conservé au musée Mayer van den Bergh, présente des similitudes avec certaines scènes peintes par les trois frères. Il provient de la région mosane ou du sud des Pays-Bas et prend la forme d’une tour, présentant des scènes de l’enfance du Christ60. Les Limbourg ont peut-être pu observer cette œuvre à l’occasion d’un passage dans le Brabant où le retable semble avoir été conservé. Mais il reste difficile trouver des traces d’autres œuvres nordiques ayant pu inspirer les Limbourg54.
Exemples d’œuvres italiennes ayant pu influencer certaines miniatures des Très Riches Heures’
Ce n’est pas le cas en revanche des sources d’inspiration italienne. Elles sont relativement abondantes dans plusieurs miniatures. Outre celles déjà citées, on note par exemple une influence du retable Orsinipeint par le siennoisSimone Martini dans plusieurs scènes de la Passion du Christ des Très Riches Heures : Le Portement de la croix(f.147), ou encore La Descente de croix (f.156v). L’influence italienne est tellement évidente que pour Meiss, l’un des trois frères, peut-être Paul, a fait le voyage en Italie, et ce par deux fois. Cependant, l’influence des œuvres italiennes se fait essentiellement à travers certaines compositions et certains motifs, notamment dans la position des personnages ou des animaux. Si les frères de Limbourg avaient véritablement été confrontés à des œuvres italiennes, l’influence aurait été ressentie jusque dans les modelés des figures ou des draperies. Sans avoir traversé les Alpes, les trois frères peuvent tout à fait avoir été influencés par des croquis ou dessins rapportés de là-bas, des manuscrits enluminés ou par quelques panneaux peints italiens déjà présents en France à l’époque61.
L’identification des personnages et des symboles
Dès les premières études, les iconographes ont tenté d’identifier des personnes ayant existé dans les personnages des enluminures et notamment dans ceux du calendrier. Lors de sa première observation du manuscrit, le duc d’Aumale reconnaît Jean de Berry dans la miniature de janvier et par la suite, de nombreux chercheurs ont tenté d’identifier d’autres personnages. Mais autant la première identification n’a jamais posé de problème, autant les autres n’ont jamais permis d’accorder les historiens de l’art entre eux62. Les tentatives d’identification se sont multipliées au sujet de la miniature de janvier, mais aussi pour celles d’avril, de mai et d’août, car beaucoup de scientifiques pensent que les personnages devaient être connus des personnes amenées à consulter l’ouvrage au xve siècle. La tentative la plus affirmée est celle de Saint-Jean Bourdin pour qui chaque scène correspond à un événement précis de l’histoire de Jean de Berry, tel un album de famille ; mais les universitaires ont presque tous repoussé ses identifications, soulignant des incohérences de générations et de dates63.
Exemples de tentatives d’identification de personnages
Représentation de Jean de France, duc de Berry, Janvier, f.1.
Représentation des frères de Limbourg ? Janvier, f.1.
Fiançailles de Marie de Berry, fille du duc de Berry, et de Jean Ier de Bourbon le 27 mai 1400 ou celles de Bonne d’Armagnac avec Charles Ier d’Orléans, le 18 avril 1410 ? Avril, f.4.
Jean Ier de Bourbon à gauche et Marie de Berry ? Mai, f.5.
De plus en plus d’historiens de l’art ont tenté de se défaire de cette vision, selon eux insoluble, de l’ouvrage pour rechercher une explication de cette représentation réaliste des personnages. Pour Erwin Panofsky, cette représentation est à mettre en perspective avec la tendance, toujours plus affirmée dans le courant du xve siècle, des artistes à verser dans le naturalisme64. Cependant, selon des études plus récentes comme celle de Stephen Perkinson, cette explication quelque peu téléologique de l’histoire de l’art doit être mise de côté pour une explication plus en phase avec les mentalités des peintres de cour à cette époque65.
Selon Perkinson, l’identification d’un personnage à cette époque se faisait, non pas par la représentation réaliste d’un visage, mais bien davantage par tout un ensemble de signes para-héraldiques, tels qu’ils ont été définis notamment par Michel Pastoureau66. L’étude de ces signes permet ainsi de reconnaître des messages politiques contenus dans certaines miniatures. Lorsque les soldats, qui accompagnent le Christ dans sa Passion (folios 143, 146v et 147), portent en sautoir la croix blanche de Saint-André, signe de ralliement des Bourguignons lors de la guerre de Cent Ans, c’est un moyen pour le duc de Berry, chef du parti adverse des Armagnacs de désigner ses ennemis comme les ennemis de Dieu45.
L’entourage du duc ou ses artistes pouvaient facilement distinguer ces signes à l’époque, mais ils nous restent profondément obscurs aujourd’hui : la couleur d’un habit, les motifs d’un costume, les décors d’une tenture, la devise partiellement inscrite. Autant de signes volontairement obscurs car réservés à quelques happy few se voulant proches du duc et seuls capables de distinguer ces symboles. Seul le portrait de Jean de Berry est réaliste car c’est le commanditaire de l’ouvrage et patron des artistes. Un portrait réaliste des autres personnages n’était donc pas nécessaire, mais seulement accessoire parmi les nombreux signes permettant de les identifier. Pour autant, rien ne nous dit jusqu’à présent que ces personnages pourraient être identifiés formellement. Cet ensemble de signes complexes et difficilement déchiffrables est un moyen pour les frères de Limbourg de montrer leur familiarité avec le duc et sa famille ainsi que leur fidélité envers leur commanditaire67.
Les représentations architecturales
Plusieurs miniatures représentent de manière très détaillée des bâtiments contemporains des Très Riches Heures, à tel point que Panofsky parle de « portraits architecturaux »64. Neuf peintures du calendrier représentent des châteaux, dont huit ne font l’objet d’aucune contestation dans leur identification : le château de Lusignanpour le mois de mars, le Châtelet et le palais de la Cité pour mai, le palais de la Cité en juin, le château de Poitiers en juillet, le château d’Étampes en août, le château de Saumur en septembre, le château du Louvre en octobre et le château de Vincennes en décembre. D’autres bâtiments sont identifiables dans les autres miniatures du manuscrit : c’est le cas par exemple de plusieurs bâtiments de Poitiersdans L’Annonce aux bergers (f.48), une vue de Paris dans La Rencontre des rois mages (f.51v), une vue de Bourges dans L’Adoration des mages (f.52r), la façade de la cathédrale Saint-Étienne de Bourges dans La Présentation de la Vierge au temple(f.137), le château de Mehun-sur-Yèvre dans La Tentation Christ(f.161v) et enfin le Mont Saint-Michel dans La Fête de l’Archange(f.195)c 34.
Exemples de miniatures des Très Riches Heures représentant des bâtiments identifiés
D’autres bâtiments font l’objet de controverses. La miniature d’Avrilreprésente pour certains le château de Dourdan, mais pour Cazelles, il s’agit du château de Pierrefonds. Pour la miniature de Mai, on hésite entre les toits de Riom ou ceux de Paris, même si la majorité des historiens y voit plutôt la capitale du royaume. Enfin, la chapelle de La Messe de Noël (f.158) est parfois identifiée à la Sainte-Chapelle de Bourges mais plusieurs détails distinguent le bâtiment représenté de celui présent par exemple dans le livre d’heures d’Étienne Chevalierc 35. Ces bâtiments sont liés plus ou moins au duc de Berry. Le château de Poitiers a été construit par le duc à la fin du xive siècle, celui de Mehun-sur-Yèvre lui appartient jusqu’en 1412, celui de Lusignan jusqu’à sa mort, le château d’Étampes lui appartient à partir de 1400. Le duc a fait réaliser la grande fenêtre et le pignon qui réunissent les deux tours de la cathédrale de Bourges représentées sur la miniature. Le palais de la cité, le château du Louvre et celui de Vincennes sont des résidences officielles du roi de France, soit successivement le père, le frère et le neveu du duc. Le lien entre le duc et le château de Saumur est plus ténu : il a appartenu à Yolande d’Aragon, belle-sœur de Jean de Berry mais surtout belle-mère de Charles VII. Ce lien a fait penser que Yolande avait été la seconde propriétaire des Très Belles Heures, d’autant qu’elle a été, de manière attestée, propriétaire des Belles Heures du duc de Berryms 1. Cette miniature a en effet été réalisée par le peintre intermédiaire des années 1440. Cependant, ce peintre a aussi réalisé les vues des châteaux de Lusignan, Poitiers, la Cité, le Louvre, Vincennes. Un seul personnage fait le lien entre ces six châteaux, il s’agit du roi Charles VII lui-même, ce qui fait dire que ce peintre intermédiaire vivait dans l’entourage immédiat du roic 36.
Pour expliquer la raison de ces représentations réalistes, là encore, plusieurs historiens de l’art comme Panofsky et Meiss ont avancé la tendance au plus grand naturalisme de la peinture à l’époque. Il s’agit aussi, par ailleurs, de montrer, au duc et au propriétaire suivant du manuscrit, l’étendue de ses actuelles et anciennes possessions68. Ces représentations pourraient avoir été inspirées par un registre des fiefs du duc illustré de ses principales propriétés, aujourd’hui disparu, tout comme l’avait fait auparavant Louis II de Bourbon dans son Registre des fiefs du comté de Clermont-en-Beauvaisis (vers 1371-1376)ms 22 ou plus tard Charles Ier de Bourbon dans l’Armorial de Guillaume Revelms 23,24.
La représentation des paysans
Les miniatures des Très Riches Heures sont souvent présentées comme proches des réalités de la vie quotidienne. Elles s’attachent particulièrement à représenter deux des trois ordres, ceux qui combattent et travaillent, les seigneurs et les paysans. Si cette représentation des paysans s’attache à un certain naturalisme, elle reste sans doute empreinte de l’idéologie du commanditaire selon l’historien Jonathan Alexander. En effet, même si ces représentations semblent réalistes dans les détails des travaux des champs, les paysans sont systématiquement représentés selon lui comme des personnages « incultes, grossiers, vulgaires ». On les voit ainsi souvent dans des positions scabreuses, avec leurs parties génitales visibles par exemple dans la miniature de février, tournant leur postérieur vers le lecteur dans celles de mars ou de septembre, les bergers ont leurs vêtements en lambeaux dans celle de juillet. Mêmes les boutons dorés que porte le berger de gauche sur son manteau déchiré dans L’Annonce aux bergers (f.48), sont un moyen de le ridiculiser, tel un vulgaire voulant s’habiller au-dessus de son statut. Ces représentations sont mises systématiquement en opposition avec les représentations idylliques des aristocrates dans les autres miniatures du calendrier ou parfois même dans la même miniature comme dans celle d’août69.
Pour Panofsky, le calendrier des Très Riches Heures marque un tournant dans l’histoire des calendriers du Moyen Âge : « une présentation purement descriptive de travaux et de passe-temps saisonniers dans le cadre d’une société stratifiée, mais essentiellement homogène [tels qu’ils sont figurés dans les premiers calendriers] se transforme ici en une caractérisation antithétiques de deux classes divergentes »70. Pour Jonathan Alexander, cette représentation va plus loin, il s’agit de la vision véritablement méprisante du monde paysan par le commanditaire de l’ouvrage. En effet, Jean de Berry, prince dépensier, est connu pour avoir particulièrement pressuré ses sujets pour en extorquer des impôts en grande quantité. Jean Froissart va même jusqu’à le qualifier d’« homme le plus avare du monde ». La présence de ses châteaux dominant les scènes paysannes rappelle cette pression exercée sur ses sujets71.
Influence et diffusion de l’œuvre
L’influence du manuscrit sur les autres enlumineurs
Les frères de Limbourg ont été pendant une importante partie de leur carrière des artistes de cour et non des artistes d’atelier formant des élèves. Ils n’ont donc pas influencé directement une génération de peintres enlumineurs72. Pourtant, les historiens de l’art sont parvenus à trouver de multiples traces de l’influence des enluminures des Très Riches Heures sur les œuvres des autres artistes contemporains ou postérieurs.
Les frères de Limbourg exercent dans un premier temps une influence directe sur les enlumineurs contemporains : en embauchant d’autres peintres pour compléter le manuscrit, ceux-ci accèdent à leurs dessins et motifs qu’ils vont pouvoir copier ou imiter dans les manuscrits qu’ils réalisent pour leur propre compte, au même moment ou un peu plus tard. Cette influence est toujours partielle : en effet, les peintres collaborateurs ne devaient disposer que des cahiers qu’ils étaient chargés de compléter et non de la totalité de l’ouvrage. Ainsi le Maître de Bedford, en collaborant avec les frères de Limbourg, réutilise plusieurs éléments et détails dans plusieurs de ses œuvres telles que le Bréviaire de Louis de Guyenne dit aussi de Châteaurouxms 24, les Heures Lamoignonms 13 ou les Heures de Viennems 25, mais surtout dans les Heures de Bedfordms 12, notamment pour L’Adoration des mages (f.75r). C’est le cas aussi dans le Bréviaire de Jean sans Peurms 11. Une influence plus indirecte et un peu plus tardive, se retrouve chez le Maître de Spitz, actif à Paris dans les années 1420, dans le Livre d’Heures de Spitzms 26 et notamment le portement de croix (f.31) très similaire à celui des Très Riches Heures14,73.
L’influence des Très Riches Heures se retrouve aussi dans les manuscrits contemporains de Jean Colombe. En effet, celui-ci, en réalisant l’achèvement du manuscrit à Bourges, a contribué à faire connaître ses miniatures dans les milieux des enlumineurs berrichons. Ainsi dans les Heures à l’usage de Romems 27, réalisé dans l’entourage du peintre Jean de Montluçon vers 1500, l’influence des Très Riches Heures se retrouve dans le calendrier illustré en pleine page, le motif du laboureur, du semeur, de la vigneronne remettant sa coiffe en place ainsi que la scène de la glandée, identique mais inversée74. Cette influence se retrouve également dans les manuscrits enluminés par Colombe lui-même : ainsi dans le Livre d’heures à l’usage de Troyesms 28, on retrouve le palais de la cité, ainsi que des démons dans une scène infernale semblables à ceux de L’Enfer75.
Exemples de miniatures influencées par les Très Riches Heures
Pour l’historien belge Georges Hulin de Loo, « le calendrier du livre d’heure de Chantilly a exercé une influence énorme sur les miniaturistes flamands subséquents » cependant, « on ne sait comment il a été connu en Flandre »76. Pour Paul Durrieu, les enluminures du calendrier des Très Riches Heures, sont en effet reprises dans le calendrier du Bréviaire Grimani qui date de 1510ms 29et notamment les mois de février, mai, octobre, novembre (avec la même composition mais inversée) et décembre. C’est aussi le cas dans le Livre d’Heures de Hennessy, daté de 1530ms 30 avec par exemple le mois de décembre. Or ces deux manuscrits ont été réalisés dans le milieu des miniaturistes flamands du xvie siècle, notamment par Simon Bening. Pour Durrieu, cela renforce son hypothèse d’une présence des Très Riches Heures aux Pays-Bas à cette époque, propriété de Marguerite d’Autriche. Elle a, en effet, passé plusieurs commandes à ces mêmes peintres77. Il se peut aussi que cette influence résulte de livrets recopiant le livre d’heures et desquels ils ont repris ces motifs72.
Études et diffusion de l’œuvre à l’époque contemporaine
Découvertes et premières études du manuscrit
Après un quasi oubli de plus de trois siècles, l’achat effectué par le duc d’Aumale en permet sa diffusion. Il le montre ainsi, alors qu’il est encore en Angleterre, à Gustav Friedrich Waagen, qui en fait une première description dans son Galleries and cabinets of art in Great Britain publié en 185778. Mais c’est surtout Léopold Delisle, alors conservateur à la Bibliothèque nationale qui fait paraître la première véritable étude sur le manuscrit en 1884 dans un article consacré aux « Livres d’heures de Jean de Berry » : il le qualifie déjà de « roi des livres d’heures du duc de Berry » et en fait reproduire quatre miniatures79. Une nouvelle étude complète est publiée en 1903 par Hulin de Loo qui le qualifie alors de « roi des manuscrits enluminés »76.
Ces premières études sont concomitantes d’une véritable mode de l’enluminure médiévale en France à la fin du xixe siècle et début du xxe siècle dans les milieux de la très haute bourgeoisie et de l’aristocratie. Nombreux sont ceux parmi les plus riches à collectionner les manuscrits, tel Edmond de Rothschild, qui possède notamment les Belles Heuresms 1. Jean de Berry fait l’objet d’une véritable fascination dans ces milieux de collectionneurs80.
Les publications
Carte postale de la miniature du mois de janvier éditée par Jacques-Ernest Bulloz en 1925.
C’est par les publications des Très Riches Heures que celles-ci acquièrent leur renommée. Selon Michael Camille, le livre d’heures le plus célèbre n’a pas perdu de son aura par sa reproduction, contrairement à ce que dit Walter Benjamin dans son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, mais à l’inverse, il l’a gagné grâce cette nouvelle diffusion. En effet, celle-ci a constamment été particulièrement limitée et contrôlée, encourageant le mythe de l’ouvrage célèbre mais inaccessible81.
En 1904, Paul Durrieu publie la totalité des 65 grandes miniatures, imprimées en héliogravure et en noir et blanc, sauf une seule en couleur (Janvier). Mais le tirage de la publication est limité à 300 exemplaires82. À l’occasion de l’exposition sur « Les Primitifs français » qui se déroule la même année au pavillon de Marsan, le manuscrit original n’est pas exposé, ne pouvant sortir de Chantilly, seules douze héliogravures tirées de l’ouvrage de Durrieu sont présentées. Cela n’empêche pas les commentateurs de l’exposition de glorifier la grandeur de la peinture française produite par les artistes du duc de Berry83.
Il faut attendre 1940 pour qu’une première édition complète en couleur des miniatures du calendrier soit réalisée par l’éditeur Tériade dans sa revue Verve en photogravure84. Certaines enluminures sont d’ailleurs censurées au niveau des parties intimes de certains personnages. Cette première publication rencontre un grand succès, dans un contexte de retour aux traditions et à la glorification de l’histoire de la France éternelle du régime de Vichy. Les miniatures des scènes de la vie du Christ sont éditées en 1943. Le calendrier est diffusé auprès du public américain à l’occasion d’une parution dans le magazine Life en 1948. Là encore, les parties intimes de certains personnages sont censurées85.
Ce n’est qu’en 1969 que la totalité des miniatures sont publiées en couleur, selon la technique de la lithographieoffset par l’imprimeur Draeger86,c 6. Un fac-similé complet est édité en 1984, au tirage limité à 980 exemplaires, il est vendu 12 000 dollars américains. Un tel choix éditorial ne contribue pas là encore à sa large diffusion : 80 % de ses acheteurs sont des collectionneurs et non des bibliothèques87.
Conservé dans une chambre forte, son accès est désormais très restreint voire interdit, même pour les chercheurs88. Selon Christopher de Hamel, il est « plus facile de recontrer le pape ou le président des États-Unis que de toucher Les Très Riches Heures »18. Le manuscrit n’a été exposé au grand public qu’à deux reprises. Une première fois en 1956, puis une seconde fois et pour une quarantaine de feuillets seulement lors d’une exposition temporaire dans la chapelle du château en 200489,90.
Une source d’inspiration contemporaine
Les reproductions des miniatures ont contribué à façonner une image idéale du Moyen Âge dans l’imaginaire collectif. La parution des miniatures dans la revue Verve aurait donné l’idée à Jacques Prévertde la rédaction du scénario du film Les Visiteurs du soir, sorti en . Même le carton d’invitation à l’avant-première, dessiné par René Péron, est directement issu de l’iconographie du manuscrit. C’est le cas aussi pour les décors du film britannique Henry V, réalisé par Laurence Olivier en 1944. Par ailleurs, les miniatures du livre d’heures ont servi de source artistique à un film d’animation comme celui de la Belle au bois dormant de Walt Disney, qui a visité le château de Chantilly en 1935. Les miniatures des frères de Limbourg ont inspiré non seulement le château du film, sorti en 1959, mais aussi ses paysages et la représentation de la nature91. De manière plus ironique, les miniatures ont inspiré une œuvre graphique à l’artiste surréaliste belge Marcel Broodthaers en 1974 intitulée Les très riches heures du duc de Berry (huile et cartes postales sur toile, 53,5 × 58,5 cm) : constituée de deux panneaux, celui de droite reprend des extraits de cartes postales représentant les miniatures du calendrier tandis que le panneau de gauche représente un abécédaire imprimé92. L’artiste fait ainsi allusion à la fois au fétichisme de l’œuvre d’art et à l’imaginaire qui en découle dans la mémoire collective93. Enfin, dans un épisode hors-série de Mr Bean tourné en 1990 intitulé La Bibliothèque, le personnage détruit un manuscrit copie des Très Riches Heures90.
Première publication des miniatures du manuscrit et première étude approfondie sur le sujet
Erwin Panofsky, Les Primitifs flamands, Hazan, coll. « Bibliothèque Hazan », (1re éd. 1953), 880 p. (ISBN2850259039), p. 124-134
(en) Millard Meiss, French Painting in the Time of Jean De Berry : Limbourgs and Their Contemporaries, Londres, Thames and Hudson, , 533 p. (ISBN0-500-23201-6)
Raymond Cazelles et Johannes Rathofer, Les Très Riches Heures du Duc de Berry, Luzern, Faksimile-Verlag, coll. « Références », , 416+435 p. (présentation en ligne [archive])
Première édition facsimilée, limitée à 980 ex., avec un volume de commentaires en anglais, allemand et français
Raymond Cazelles et Johannes Rathofer (préf. Umberto Eco), Les Très Riches Heures du Duc de Berry, Tournai, La Renaissance du Livre, coll. « Références », (1re éd. 1988), 238 p.(ISBN2-8046-0582-5)
Édition abrégée du facsimilé précédent
Patricia Stirnemann et Inès Villela-Petit, Les Très Riches Heures du duc de Berry et l’enluminure en France au début du xve siècle, Paris, Somogy éditions d’art / Musée Condé, , 86 p.(ISBN2850567426)
(en) Rob Dückers et Pieter Roelofs, The Limbourg Brothers : Nijmegen Masters at the French Court 1400-1416, Anvers, Ludion, , 447 p. (ISBN90-5544-596-7)
(en) Inès Villela-Petit et Patricia Stirnemann, The très riches heures of the Duke of Berry, Modène, Franco Cosimo Panini, , 416+61 p. (présentation en ligne [archive])
Édition facsimilée limitée à 550 ex., avec un volume de commentaires actualisés non publié
Laurent Ferri et Hélène Jacquemard, Les Très Riches Heures du duc de Berry : Un livre-cathédrale, Paris/Chantilly, Skira/Domaine de Chantilly, , 80 p. (ISBN978-2370740847)
Articles
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Patricia Stirnemann, « Combien de copistes et d’artistes ont contribué aux Très Riches Heures du duc de Berry ? », dans Elisabeth Taburet-Delahaye, La création artistique en France autour de 1400, École du Louvre, coll. « Rencontres de l’école du Louvre » (no 16), (ISBN2-904187-19-7), p. 365-380
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↑(en) Gustav Friedrich Waagen, Galleries and cabinets of art in Great Britain : being an account of more than forty collections of paintings, drawings, sculptures, mss., &c. &c. visited in 1854 and 1856, and now for the first time described, Londres, J. Murray, (lire en ligne [archive]), p. 248-259
En 1380, il est parti en Espagne afin de travailler pour Juan I de Castille, il lui est attribuée une peinture dans la chapelle de San Blas de la cathédrale de Tolède.
↑Nicolas Powell, « Salon des Beaux Arts de Paris », Muséart, vol. n°74,
Bibliographie
(it)Jeanne Van Waadenoyen, Starnina e il gotico internazionale a Firenze, Istituto Universitario Olandese di Storia dell’Arte, Florence,1983.
(it)Lorenzo Monaco. (A. Tartuferi et D. Parenti) Dalla tradizione giottesca al Rinascimento, catalogue de l’exposition (Florence, 2006) , Giunti, Florence, 2006.
(it)Intorno a Lorenzo Monaco. Nuovi studi sulla pittura tardogotica, actes d’études (Fabriano-Foligno-Florence, 2006) (D. Parenti et A. Tartuferi), Sillabe, Livourne, 2007.
La citation du philosophe grec Protagoras, « L’homme est la mesure de toutes choses », et l’Homme de Vitruve, dessin de Léonard de Vinci (fin XVe), sont les symboles les plus connus de la pensée humaniste.
Giacobbe Giusti, Humanisme
Penseurs les plus traduits et étudiés par les humanistes de la Renaissance, Platon et Aristotesont représentés par Raphael en 1510 au Vatican : respectivement sous les traits de Léonard de Vinci et ceux de Michel-Ange.
Durant l’Antiquité, Grecs et Romains représentent leurs dieux sous des apparences humaines réalistes. Ici, une statue romaine représentant le dieu Apollon (IIe s av. J.-C.).
Giacobbe Giusti, Humanisme
Marcus Tullius Cicero, by Bertel Thorvaldsen as copy from roman original, in Thorvaldsens Museum, Copenhagen
Durant l’Antiquité, Grecs et Romains représentent leurs dieux sous des apparences humaines réalistes.
Ici, une statue romaine représentant le dieu Apollon (IIe s av. J.-C.).
La citation du philosophe grec Protagoras, « L’homme est la mesure de toutes choses », et l’Homme de Vitruve, dessin de Léonard de Vinci (fin XVe), sont les symboles les plus connus de la pensée humaniste.
Giacobbe Giusti, Humanisme
Allégorie de l’humanisme des Lumières, au xviiie siècle, le frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. La Philosophie et la Raison arrachent le voile de la Vérité. À leurs pieds : l’Histoire, l’Astronomie, l’Optique, la Géométrie et différentes sciences.
Gravure de Benoît-Louis Prévostd’après Charles-Nicolas Cochin, 175
Créé à la fin du xviiie siècle et popularisé au début du xixe siècle1, le terme « humanisme » a d’abord et pendant longtemps désigné exclusivement un mouvement culturel prenant naissance au xive siècle en Italie puis se développant dans le reste de l’Europe. Moment de transition du Moyen Âge aux Temps modernes, ce mouvement est tout entier porté par l’esprit de laïcité qui se manifeste alors, point de départ d’une crise de confiance profonde qui affecte l’Église catholique, donc toute la chrétienté.
Les penseurs de la Renaissance se réclamant d’une part des philosophes antiques, n’abjurant pas d’autre part leur foi chrétienne, le mot « humanisme » a fini par désigner un ensemble de valeursconsidérées comme plus ou moins communes à l’ensemble de l’Occident depuis le judéo-christianisme2 et l’Antiquité gréco-romaine et indissociablement liées à l’idéologie du progrès3.
Dans la neuvième édition de leur Dictionnaire (2011), les académiciens définissent ainsi le mot : « doctrine, attitude philosophique, mouvement de pensée qui prend l’Homme pour fin et valeur suprême, qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité ».
Le Larousse donne quant à lui cette double définition : « 1) philosophie qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs. 2) Mouvement intellectuel qui s’épanouit surtout dans l’Europe du xvie siècle et qui tire ses méthodes et sa philosophie de l’étude des textes antiques ».
Le mot « humanisme » découle des mots homme, humain et humanité qui ont eux-mêmes des origines latines : homo, humanus, humanitas.
À la fin du Moyen Âge, les esprits érudits utilisent la formule studia humanitatis pour désigner l’étude de « ce qui caractérise l’être humain », puis l’expression litterae humaniores(que l’on peut traduire par « enseignements profanes ») pour distinguer ceux-ci des litterae divinae et sacrae (« enseignements divins et sacrés », relatifs aux Saintes Écritures, donc de caractère théologique, tels que répandus par la scolastique).
Lorsque le français supplante le latin en tant que langue usuelle apparaît le terme humanités, pour désigner les collèges dispensant l’enseignement des arts libéraux.
Selon certaines sources, l’adjectif « humaniste » est attesté en 15394mais selon d’autres, il ne l’est qu’à la fin du xvie siècle, pour désigner tout homme « érudit et lettré », attaché aux humanités5.
En 1580, dans ses Essais, Montaigne utilise à trois reprises le mot « inhumain », notamment pour stigmatiser les jeux du cirque dans la Rome impériale et pour dénoncer la barbarie de la déportation des Juifs du Portugal6.
Le mot « humanisme » n’apparaît qu’en 1765, dans le journal Éphémérides du citoyen7 et signifie « amour de l’humanité ». Il reste toutefois inusité pendant plusieurs décennies car il est concurrencé par le mot « philanthropie », lui-même attesté à partir de 1551 et explicitement défini dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Le Dictionnaire de l’Académie française (4e édition en 1762 ; 5e en 1798) définit d’ailleurs l’humanisme comme le « caractère du philanthrope »5.
En 1846, P.-J. Proudhonconfère au mot « humanisme » un sens philosophique.
En 1808, le théologien allemand Niethammer généralise le terme « humanisme » dans un ouvrage intitulé Der Streit des Philanthropinismus und des Humanismus in der Theorie des Erziehungs-Unterrichts unsrer Zeit(« Le débat entre le philanthropisme et l’humanisme dans la théorie éducative actuelle »), en réaction précisément au concept de philanthropie. Aussitôt, Hegel félicite Niethammer d’avoir opéré la distinction d’avec le terme « philanthropie »8.
Le mot « humanitaire » apparaît dans les années 1830 : il est alors principalement utilisé dans un sens ironique, voire péjoratif9. « Humanitaire veut dire homme croyant à la perfectibilité du genre humain et travaillant de son mieux, pour sa quote-part, au perfectionnement dudit genre humain », ironise le poète Alfred de Musset en 183610 ; Gustave Flaubert se moque de l’« humanitarisme nuageux » de Lamartine en 18419.
En 1846, dans Philosophie de la misère [archive], Proudhon donne pour la première fois au mot « humanisme » un sens philosophique (« doctrine qui prend pour fin la personne humaine ») mais pour critiquer la valeur du terme : « je regrette de le dire, car je sens qu’une telle déclaration me sépare de la partie la plus intelligente du socialisme. Il m’est impossible (…) de souscrire à cette déification de notre espèce, qui n’est au fond, chez les nouveaux athées, qu’un dernier écho des terreurs religieuses ; qui, sous le nom d’humanisme réhabilitant et consacrant le mysticisme, ramène dans la science le préjugé »11. À la même époque, Marx rejoint les positions de Proudhon mais sans utiliser le terme. Comme lui, il conteste l’intérêt de se focaliser sur la nature humaine (ou « essence de l’homme ») et pointe en revanche la nécessité de s’interroger sur sa condition, consécutivement au processus d’industrialisation qui se développe alors. Sous son influence, le terme « humanisme » va donc changer progressivement de sens (lire infra).
A la fin du xixe siècle, les théories de Darwin (ici caricaturé par un journal malveillant) bouleversent le sens du mot « humanisme ».
En 1874, la Revue critique définit le mot ainsi : « théorie philosophique qui rattache les développements historiques de l’humanité à l’humanité elle-même »12 mais, la plupart du temps, l’approche philosophique n’est guère relayée ensuite et le terme est de plus en plus être réduit à l’humanisme de la Renaissance. Ainsi en 1877, le Littréle définit comme « la culture des belles-lettres, des humanités » tandis que, la même année, la Revue des deux mondes lui donne le sens de « mouvement intellectuel européen des xve et xvie siècles qui préconisait un retour aux sources antiques par opposition à la scolastique [la tradition universitaire médiévale, méprisée pour son dogmatisme] ». La plupart des ouvrages de vulgarisation ne retiennent aujourd’hui que cette approche du terme.
À la fin du xixe siècle, le développement de la pressecontribue à ce que le concept d’humanité n’interpelle plus seulement les intellectuels mais un nombre croissant d’individus. Les journaux rendant compte aussi bien des théories darwiniennes que d’événements survenant dans le monde entier, le sens du mot « humanisme » se trouve progressivement mais profondément infléchi dans une visée historiciste et matérialiste. En 1882, le supplément du Littré donne au mot une double acception : « 1) la culture des humanités ; 2) une théorie philosophique qui rattache les développements historiques de l’humanité à l’humanité elle-même ».
Au début du xxe siècle, le mot « humanité » entre dans le langage courant (en 1904, Jean Jaurèsfonde le journal L’Humanité), le mot « humanisme » se répand également, associé non plus à une théorie débattue par quelques philosophes mais à un sentiment diffus.
En 1939, dans la lignée du saint-simonisme, l’ingénieur français Jean Coutrot invente le terme « transhumanisme » pour promouvoir une économie rationnelle de l’économie14. Ce mot sera brièvement repris à la fin des années 1950 et son usage ne se généralisera qu’à la fin du xxe siècle.
Le terme « antihumanisme » apparaît en 1936 dans un ouvrage du philosophe Jacques Maritainpour désigner les penseurs qui, durant la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe, ont radicalement remis en question la validité du concept d’humanisme (principalement Marx, Nietzsche et Freud)15. Et quand, peu après, les philosophes Sartre et Heideggerdébattent eux aussi de la pertinence du concept, un grand nombre d’intellectuels – aussi bien chrétiensqu’athées – se réclament de l’humanisme (lire infra), ce qui contribue à rendre le concept assez flou.
En 1957, Julian Huxley, biologiste et théoricien de l’eugénismeanglais, forge l’expression « humanisme évolutionnaire » et reprend le mot « transhumanisme ». Il définit le « transhumain » comme un « homme qui reste un homme, mais qui se transcende lui-même en déployant de nouvelles possibilités pour sa nature humaine »16. Le concept du « transhumanisme » sera repris dans les années 1980 par plusieurs techniciens de la Silicon Valley pour prôner un nouveau type d’humanité, où la technique serait utilisée non seulement pour remédier aux maladies (médecine) mais pour doter l’homme de capacités dont la nature ne l’a pas pourvues (concept d’ homme augmenté). Par son caractère technophile, le transhumanisme est une philosophie ouvertement optimiste.
En 1980, l’écrivain suisse Freddy Klopfenstein invente le mot « humanitude »17. En 1987, le généticien Albert Jacquard le reprend et le définit comme étant « les cadeaux que les hommes se sont faits les uns aux autres depuis qu’ils ont conscience d’être, et qu’ils peuvent se faire encore en un enrichissement sans limites »18.
En 1999, Francis Fukuyama et Peter Sloterdijk développent les concepts « post-humanité » et « post-humanisme » (qui, comme « transhumanisme », renvoie à l’idée que, du fait de la prolifération des « technologies », les concepts d’humanisme et d’homme ne sont plus pertinents), mais cette fois pour s’en inquiéter19,20,21.
Au xxie siècle, les néologismes« transhumanisme » et « post-humanisme » restent peu usités dans le langage courant. En revanche, bien que peu d’intellectuels s’en réclament, le concept d’humanisme donne lieu à de nombreuses publications (lire infra), le succès du mot croît en proportion avec celui des actions d’aide humanitaire. Il inonde la sphère politique, au point d’être revendiqué dans des milieux idéologiquement opposés, aussi bien par des grands chefs d’entreprises s’affichant chrétiens22que par des opposants au système capitaliste se réclamant de l’athéisme23.
À tel point que le terme est aujourd’hui un mot fourre-tout : on trouve ainsi des auteurs pour avancer que Sylvester Stallone(acteur hollywoodien et adepte du body building) est un humaniste24. Le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe va même jusqu’à argumenter que « le nazisme est un humanisme »25. Dans ce contexte de dilution de sens du mot, et dans le but de réactualiser celui-ci, quelques intellectuels tentent d’imposer des néologismes. En 2001, Michel Serres utilise le mot « hominescence »26, « pour désigner ce que vit l’humanité depuis la seconde moitié du xxe siècle : un changement majeur dans notre rapport au temps et à la mort »27. Et en 2016, le prospectiviste français Joël de Rosnay prédit l’émergence d’un hyperhumanisme, « bien préférable selon lui au cauchemar transhumaniste »28.
Les origines de l’humanisme
Considérés comme les premiers propagateurs de la pensée humaniste, les philosophes de la Renaissance (Dante, Pétrarque… puis Marsile Ficin, Pic de la Mirandole et plus tard Montaigne) n’en sont pas pour autant les initiateurs car ils se sont systématiquement référé aux penseurs grecs et romains et n’ont eu de cesse d’en faire l’éloge. Et bien qu’ayant ostensiblement tourné le dos à la pensée scolastiqueérigée par l’Église, ils n’ont jamais renié leur foi chrétienne. C’est pourquoi l’on peut considérer que « la matrice de l’humanisme occidental est double, comme s'(il) avait été enfanté simultanément dans deux ventres » : il y a d’une part l’Antiquité classique, d’autre part le judéo-christianisme29.
Symbole du judaïsme, l’étoile de David, est composée de deux triangles superposés, l’un pointé vers le haut, l’autre vers le bas, évoquant respectivement l’aspiration de l’homme vers Dieu et l’amour de Dieu pour l’homme.
La religion juive trouve son origine au viiie siècle av. J.-C. avec le début de la rédaction du Livre de la Genèse (qui se poursuit jusqu’au iiesiècle av. J.-C.), qui est un récit des originesmythique commençant par celui de la création du monde par Dieu, et par un autre, qui relate la création du premier couple humain, Adam et Ève. Ce récit confère à l’être humain un rôle explicitement supérieur par rapport aux autres espèces, principalement du fait des capacités de sa conscience et du degré de complexité de son langage. L’épisode de l’arbre de la connaissance du bien et du malattribue aux humains une prérogative, la réflexion éthique, et confère à celle-ci une explication précise : l’homme et la femme vivaient dans le jardin d’Éden et Dieu leur avait formellement défendu de manger les fruits de cet arbre ; c’est parce qu’ils lui ont désobéi qu’est née l’humanité et que celle-ci s’est retrouvée de facto empêtrée dans un ensemble de contradictions, qu’elle a ressentie alors comme une imperfection fondamentale : le péché. Selon le judaïsme, donc, la conscience (d’être humain) résulte fondamentalement d’une transgression de la loi divine : la Chute.
Abdennour Bidar fait remarquer qu’il est « apparemment contradictoire » de présenter le monothéismecomme matrice de l’humanisme : « A priori, le principe même du monothéisme semble incompatible avec l’exaltation de l’homme qui fonde tout humanisme ; s’il y a un seul Dieu, il concentre nécessairement en lui-même toutes les qualités, toutes les perfections… et il ne reste pour l’homme que les miettes d’être, des résidus de capacités sans commune mesure avec leur concentration et leur intensité dans le Dieu. Trop de grandeur accordée à Dieu, toute la puissance et la sagesse concentrées en (lui), n’écrasent-ils pas radicalement et définitivement l’être humain ? »30.
Le philosophe Shmuel Triganosouligne à son tour la contradiction : « Comment une croyance focalisée sur un être suprême et unique pourrait-elle s’ouvrir à la reconnaissance d’un autre être, en l’occurrence l’homme ? C’est en posant cette question, en apparence insoluble (…) que l’on a dénié, le plus souvent, toute capacité au monothéisme d’être aussi un humanisme, d’engendrer un monde fait pour l’homme ». Trigano répond alors lui-même à cette question, en se livrant à une analyse du mythebiblique de la création, tel que formulé dans le Livre de la Genèse : « Ce que l’on comprend dans le récit de la création en six jours, (c’est que) le Dieu créateur s’arrête de créer le sixième jour, le jour précisément où il crée l’homme, comme si s’ouvraient alors le temps et l’espace de l’homme, d’où la divinité se serait retirée. (…) Que peut alors signifier cette création qui s’arrête au moment où l’homme est créé ? Que l’homme est l’apothéose de cette création, certes (…) mais aussi que le monde reste inachevé dès le moment où l’homme y apparaît (…). Il y a (donc) l’idée que la création est désormais autant dans les mains de l’homme que (dans celles) du dieu créateur »31.
S’appuyant sur les travaux de C. G. Jung (Réponse à Job(en), 195232), Bidar estime que le texte qui lui paraît le plus significatif de l’orientation humaniste du monothéisme juif est le Livre de Job, au cours duquel un humain (Job) tient tête à Dieu lors d’un long dialogue avec lui et parvient, ce faisant, à ce que Dieu lui-même se métamorphose en devenant plus aimant à l’égard de l’homme »33.
Le christianisme
Bidar avance l’idée qu’avec le christianisme, Dieu lui-même devient « humaniste » : « le Dieu s’humanise en un double sens : il devient homme en s’incarnant, humain en se sacrifiant, comme une mère le fera avec son enfant (…). Dans quelle autre religion le dieu se sacrifie-t-il pour l’homme ? »34.
Mais que disent les sources elles-mêmes ? À ses disciples qui lui demandent de formuler clairement son message, Jésus de Nazarethrépond : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même »35. Mais quand, peu avant, il leur recommande de « rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César »36, il les invite au contraire à séparer le registre divin et le registre des humains. De même, quand Paul de Tarse, fondateur historique du christianisme, exhorte : « ne vous conformez pas au siècle présent »37, il entend que le chrétien doit s’immerger dans le monde sans jamais en partager les valeurs. Dès les premiers siècles, les Pères de l’Église combattront ceux qui remettront en cause, par delà « le mystère de l’incarnation », ce que celui-ci recouvre, le caractère indissociable des commandements : aimer Dieu, aimer son prochain, s’aimer soi-même.
Les rapports entre christianisme et humanisme sont complexes du fait de la diversité des interprétations de la formule « aimer son prochain ». De la Renaissance au xxe siècle, bon nombre de penseurs ont été classés « humanistes » et « chrétiens »38, ce qui pose la question : « le christianisme est-il un humanisme ? »39. À cette question, ceux qui – peu ou prou – assimilent « le prochain » (personne concrète) et « les humains » (entité abstraite) ont tendance à répondre par l’affirmative40 ; ceux qui, au contraire, tiennent à établir une différence répondent négativement41, allant jusqu’à reprocher à leurs adversaires de transformer le christianisme « en un lénifiant humanisme philanthropique », « de la soupe compassionnelle », du « bon sentiment dégoulinant d’empathie »42. En 1919, le philosophe Max Scheler qualifiait quant à lui l’« humanisme chrétien » d’humanitarisme : « L’humanitarisme remplace, « le prochain » et « l’individu » (qui seuls expriment vraiment la personnalité profonde de l’homme) par « l’humanité » (…). Il est significatif que la langue chrétienne ignore l’amour de l’humanité. Sa notion fondamentale est l’amour du prochain. L’humanitarisme moderne ne vise directement ni la personne ni certains actes spirituels déterminés (…), ni même cet être visible qu’est « le prochain » ; il ne vise que la somme des individus humains »43.
Le théologien protestant Jacques Ellul interprète ce clivage entre pro- et anti-humanistes en milieu chrétien comme la conséquence d’un événement survenu au début du ive siècle. Jusqu’alors, l’Empire romain faisait preuve de tolérance à l’égard de toutes les positions religieuses, sauf précisément envers les chrétiens, qu’il persécutait (du fait que, fidèles à l’enseignement du Christ, ceux-ci ne voulaient pas prêter allégeance à l’empereur). Mais en 313, l’empereur Constantins’est converti au christianisme (édit de Milan) pour affirmer son autorité dans le domaine religieux (césaropapisme) : dès lors qu’il a demandé aux évêques de devenir ses fonctionnaires et que ceux-ci y ont consenti, le christianisme est devenu une religion d’État et s’est retrouvé subverti par lui44,45. L’humanisme de la Renaissance ne s’oppose donc pas au christianisme mais il résulte de la politisation de celui-ci ; laquelle provoque à son tour la division des chrétiens entre les « pro-humanistes », qui acceptent l’immixtion de l’Église dans les affaires temporelles (ou simplement le fait qu’elle émette des avis à leur sujet) et les « anti-humanistes », qui refusent cette intrication.
L’Antiquité grecque
S’appuyant sur les travaux de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant46, A. Bidar, estime qu’Homère constitue au viiie siècle av. J.-C. la première grande figure de l’humanisme antique, son personnage d’Ulysse« symbolisant le mieux l’intelligence en mouvement, l’infinie capacité d’adaptation »47. Mais, comme la plupart des commentateurs, il situe au ve siècle av. J.-C. l’acte de naissance de l’humanisme grec, citant les trois grands auteurs tragiques de l’époque, Eschyle, Sophocle et Euripide, qui « célèbrent la grandeur de l’homme dans l’impuissance comme dans la puissance »48.
Une idée répandue tend à faire du sophiste Protagoras le principal initiateur de l’humanisme grec, en raison d’une de ses citations désormais célèbre : « L’homme est la mesure de toute chose ». L’historien de l’art Thomas Golsenne relativise toutefois la portée de celle-ci, faisant valoir d’une part qu’on ne la connaît que par Platon ; d’autre part que, contrairement à ce que bon nombre de manuels scolaires laissent entendre, « les têtes pensantes de la Renaissance n’y font pas référence »49.
Bidar s’attarde surtout sur Socrate, dont la pensée est centrée sur l’être humain, à la différence de celle des penseurs présocratiques qui, eux, se focalisaient sur la nature. N’ayant laissé aucune trace écrite, Socrate est essentiellement connu par Platon, son principal disciple. Il prend pour sienne la sentence écrite sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes « Connais-toi toi-même » ; formule se référant non pas à l’introspection mais avec la place de l’homme dans la cité et dans la nature. Il exerce une influence majeure du fait qu’il use d’une méthode basée sur l’argumentation : il pratique la maïeutique (ou « art d’accoucher ») en interrogeant ses interlocuteurs de sorte qu’au fil du dialogue ceux-ci prennent conscience des motivations de leurs propos, quitte entre-temps à les faire changer d’avis. De la sorte, il démontre la puissance de la raison(logos), sans avoir à recourir aux artifices de la rhétorique à l’inverse des sophistes.
Penseurs les plus traduits et étudiés par les humanistes de la Renaissance, Platon et Aristotesont représentés par Raphael en 1510 au Vatican : respectivement sous les traits de Léonard de Vinciet ceux de Michel-Ange.
Dans sa théorie des Idées, Platon affirme que les concepts et notionsexistent réellement, sont immuables et universels et constituent les « modèles » des choses, qui sont perçues par les sens. La philosophie dépendant en tout premier lieu de présupposés psychologiques50, en postulant que les idées « existent réellement », Platon projette son propre intellect dans un univers transcendant : son idéalisme revient à considérer qu’en concevant les idées, les humains peuvent ne pas se laisser impressionner par le monde sensible et, en revanche, être à même de le comprendre. Ce qu’il entend par « idées » préfigure ce que les modernes entendront plus tard par « raison »51. Au xxe siècle, Martin Heideggeravancera qu’en considérant l’entendement comme « le lieu de la vérité », Platon est un humaniste avant la lettre52.
Élève de Platon, Aristote rompt avec son enseignement. Alors que son maître ne considère le monde sensible qu’avec une certaine condescendance, lui manifeste une soif de tout apprendre, d’où son éclectisme : il aborde en effet presque tous les domaines de connaissance de son temps : biologie, physique, métaphysique, logique, poétique, politique, rhétorique et même, de façon ponctuelle l’économie.
L’opposition entre l’idéalisme de Platon et le réalisme d’Aristote s’accentue à la charnière des ive et iiie siècles av. J.-C. avec l’apparition de deux mouvements de pensée qui marqueront – eux aussi – les humanistes de la Renaissance et que l’on appellera plus tard l’épicurisme et le stoïcisme :
« Il semble qu’après Platon, et dès Arisote, la philosophie a eu du mal à continuer à parler des capacités métaphysiques de l’homme. (…) L’humanisme antique serait passé d’une enfance métaphysique et de ses rêves d’immortalité à une maturité stoïcienne et épicurienne, où l’on ne tente plus vainement de penser (…) au delà de la mort mais où on s’efforce bien plus modestement de vivre cette vie de façon plus accomplie. »
— Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014, p.125.
Tous comme les penseurs grecs, leurs successeurs romains dégagent une vision de l’homme à deux volets, l’une idéaliste, axée sur la valorisation des vertus, l’autre réaliste, qui souligne les caractères communs, voire triviaux, des individus. Comme en Grèce, le théâtre autant que la philosophie expriment cette dualité. Mais alors que la comédie grecque antique est moins connue que la tragédie, les auteurs comiques romains vont marquer sensiblement les penseurs de la fin de Renaissance. Plaute (à la charnière du iiie et du iie siècle av. J.-C.) et surtout Terencey excellent. Le second, à qui l’on doit la citation « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », influencera profondément la comédie humaniste au xvie siècle.
Actif au ier siècle av. J.-C., Cicéronsera admiré par les humanistes de la Renaissance, non seulement car il incarne à lui seul un grand nombre de vertus (dignité, sens de la chose publique et de l’intérêt général) mais aussi parce que, grâce à sa ténacité et ses talents d’élocution, il les concrétise dans la vie politique. Bien que n’appartenant pas à la noblesse et alors que rien ne le destinait par conséquent à la vie politique, il est parvenu à exercer la magistrature suprême durant cinq ans tout en se montrant réceptif aux grands philosophes grecs. On lui doit d’avoir forgé le terme humanitas et de l’avoir associé à l’idée de culture53.
De même, un certain nombre de poètes de cette époque ont valeur de modèles, notamment Virgile et Ovide : le premier, dans L’Énéide, raconte comment, à partir de presque rien, Rome s’est élevée jusqu’à devenir un empire; le second, dans les Métamorphosesinvite le lecteur à s’inscrire dans l’Histoire, depuis la création du monde jusqu’à sa propre époque.
Les humanistes de la Renaissance seront marqués par l’aptitude des penseurs romains à approcher l’histoire non seulement par le biais de la fiction mais également de façon détachée, comme Tite-Live, auteur de la monumentale Histoire romaine, et plus tard Tacite. Ils prennent également pour modèles les philosophes s’attachant à développer leur réflexion sur l’homme lui-même et sa façon d’appréhender le monde et lui-même. D’une part les stoïciens des ier et iie siècles, Sénèque, Épictèteou Marc Aurèle mais aussi les héritiers de Platon : Plutarque, au ier siècle, et surtout le néo-platonicienPlotin, au iiie.
Dernier legs de l’antiquité romaine à l’Occident médiéval et moderne, et non le moindre : le sens de l’exégèse. Au début du vie siècle, alors que la chrétienté se structure, Boèce traduit Platon et Aristote en latin avec la volonté affirmée de les réactualiser. Oubliés près sa mort, ses textes seront redécouverts à la fin du viiie siècle.
Le Moyen Âge
Plus de mille ans séparent l’Antiquité de sa « renaissance », plus précisément le moment où le christianisme devient officiellement la religion de l’Orient et de l’Occident, au iiie siècle, et celui où les premiers « intellectuels » expriment l’intention de se dégager explicitement de son emprise (Discours de la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole, 1486).
L’historienne Laure Verdon invite toutefois à rejeter l’idée reçue selon laquelle toute la phase intermédiaire, le Moyen Âge, serait une période « obscure » :
« Le terme « humanisme » renvoie, dans la pensée commune, à une culture, celle des hommes du xvie siècle, culture qui s’opposerait dans ses fondements mêmes et son esprit, à la culture du Moyen-Âge. C’est là l’un des éléments qui ont contribué à forger l’image sombre de la période médiévale. Cette définition est à la fois restrictive et manichéenne. L’humanisme est autant qu’une culture, une pratique politique et une façon de concevoir le gouvernement qui privilégie le rôle des conseillers lettrés auprès du prince et s’oppose au mode ancien du pouvoir. En ce sens, le premier humanisme politique est pleinement médiéval, conséquence logique de l’évolution des structures de l’Étatau xvie siècle54. »
De surcroît, durant toute cette période, de nombreux docteurs et hommes d’église se montrent extrêmement ouverts aux sciences et à la philosophie. Tels par exemple Gerbert d’Aurillac (élu pape autour de l’an mille mais qui était également un mathématicien et un érudit, connaissant Virgile, Cicéronet Boèce ainsi que les traductions latines d’Aristote) et Albert le Grand(actif au xiiie siècle, frère dominicain, philosophe et théologien mais aussi naturaliste et chimiste).
Saint Augustin, imaginé vers 1480 par le peintre florentin Sandro Botticelli.
On mentionnera ici deux personnalités parmi les plus influentes, ayant vécu l’une au tout début de cette longue période, à la charnière du ive et ve siècles, donc peu avant la chute de l’Empire romain : Augustin d’Hippone ; l’autre tout à la fin : Thomas d’Aquin, disciple d’Albert Le Grand, au xiiie siècle.
S’opposant au moine Pélage, qui considère que tout chrétien peut atteindre la sainteté par ses propres forces et son libre arbitre, Augustin(354-430) valorise le rôle de la grâce divine. Toutefois, comme Ambroise de Milan, il intègre au christianisme une partie de l’héritage gréco-romain, le néoplatonismeainsi qu’une part substantielle de la tradition de la République romaine. La postérité conserve de lui l’image d’un homme érudit55,56 et s’adressant à toutes les époques, aussi bien à Dante, Pétrarque, Thomas d’Aquin, Luther, Pascal et Kierkegaard… qu’à Heidegger, Arendt, Joyce, Camus, Derrida ou Lyotard (qui, tous, le commenteront)57, cette audience étant due en grande partie au succès de ses Confessions, une longue et rigoureuse autobiographie, l’un des premiers ouvrages du genre.
Durant les huit siècles qui séparent Augustin de Thomas, l’Église se métamorphose au point que l’on ne peut comprendre les débats d’idées qui les jalonnent qu’à la lumière de l’évolution du contexte historique. Après la fin de l’Empire romain, en 476, l’Église s’avère la seule puissance capable d’affronter la « barbarie » et de structurer l’Europe. À la fin du vie siècle, le pape Grégoire le Grand administre les propriétés foncières de l’Église, celle-ci exerce un véritable pouvoir temporel, la quasi totalité des souverains lui prêtant allégeance. L’Europe tout entière est évangélisée, l’unité religieuse est atteinte au viie siècle mais prend fin au xie siècle avec la séparation de l’Église d’Occident et celle d’Orient. La terre constituant la principale source de revenu, l’Église d’Occident, dirigée depuis Rome, devient extrêmement riche, son pouvoir est marqué par la construction d’un grand nombre d’édifices (églises puis cathédrales…) et le financement de croisades visant à libérer Jérusalem de l’emprise des Turcs. Stimulée au xie siècle par la réforme grégorienneet l’émergence d’une classe d’intellectuels manifestant un certain intérêt pour la culture antique (notamment l’École de Chartres), la chrétienté vit, au siècle suivant, une profonde mutation de ses structures culturelles marquée par une intense activité de traduction des auteurs arabes et grecs (par l’intermédiaire des traducteurs arabes). Se développe alors la scolastique, un courant de pensée visant peu à peu à concilier la philosophie grecque avec la théologie chrétienne.
Au début du xiiie siècle, l’Église est une vaste organisation supranationale, influençant sensiblement les élections impériales et fixant le code de conduite de tous les Européens (sauf les Juifs), allant jusqu’à condamner pour hérésie ceux qui contestent son autorité et instituant l’inquisition pour conduire les plus radicaux au supplice et à la mort.
Également pour assurer son impact sur les consciences, et alors que sont traduits de l’arabe les commentaires d’Aristote par Averroès, l’Église crée l’Université de Paris. Sous l’impulsion d’Albert le Grand, celle-ci devient dans les années 1240 un véritable foyer de la pensée d’Aristote. Les débats portent sur une question sensible : « comment articuler la raison et la foi ? ». Suivant la ligne d’Averroès, Siger de Brabant prône pour la suprématie totale de la première sur la seconde. À l’opposé, Thomas d’Aquin (1224-1274) opère une synthèse magistrale entre aristotélisme et augustinisme, entre sciences, philosophie et théologie (Somme contre les Gentils, vers 1260). En le canonisant, cinquante ans après sa mort, l’Église lèvera le tabou sur Aristote, laissant alors le champ libre à ceux qui, pleinement conscients de participer à l’émergence d’un monde nouveau, guidé par la raison, seront rapidement et unanimement désignés d’humanistes. Certains considèrent donc que Thomas d’Aquin en est le précurseur direct58,59 :
« C’est parce qu’il est par excellence un philosophe de l’existence que Saint Thomas est un penseur incomparablement humain et le philosophe par excellence de l’humanisme chrétien. L’humain est en effet caché dans l’existence. A mesure qu’il se dégageait des influence platonicienne, le Moyen-âge chrétien a de mieux en mieux compris qu’un homme n’est pas une idée, c’est une personne (…). L’homme est au cœur de l’existence. »
— Jacques Maritain, L’humanisme de Saint-Thomas, 1941
Maritain oppose toutefois radicalement le mouvement de la scolastique, qu’il appelle humanisme médiéval, et l’humanisme de la Renaissance, qu’il qualifie de classique, en considérant que le premier de théocentrique et le second d’anthropocentrique. Et il avance que cette inversion a des conséquences tragiques, « la personne humaine, rompant ses attaches de créature dépendant essentiellement de son créateur, est livrée à ses propres caprices et aux forces inférieures »60,61.
L’humanisme en tant que phénomène historique s’étend sur trois siècles. Appelée « Renaissance », cette période est celle de profonds bouleversements politiques et culturels. Alors que les humanistes de la première génération sont essentiellement des lettrés traduisant les textes de l’Antiquité gréco-romaine, ceux des générations suivantes sont « modernes », qui s’intéressent aux questions profanes et d’actualité (quand l’Europe découvre et explore les autres continents ou que l’irruption de la Réforme divise les populations) et qui se servent de l’invention de l’imprimerie pour diffuser leurs idées.
Alors qu’une crise de légitimité affecte l’Église, chassée de la Terre sainte par les Ottomans, l’Europe occidentale vit de grands bouleversements économiques et politiques. À la suite de la forte poussée démographique survenue au siècle précédent ainsi qu’à plusieurs années de mauvaises récoltes puis une épidémie de pestequi élimine un tiers de sa population, l’économie est restructurée. La société s’urbanise (plusieurs villes comptent désormais plus de 40000 habitants) et les premières compagnies internationales éclosent, appliquant de nouvelles techniques financières. Les banquiers lombards, qui – dès les années 1250 – avaient institué la pratique du prêt bancaire contre intérêt, implantent des bureaux en Champagne, en Lorraine, en Rhénanie et en Flandre. Leurs débiteurs sont des rois, des seigneurs et des commerçants soucieux de mener à bien différents projets. Ce passage d’une économie féodale au commerce de l’argent (capitalisme) marque la fin du Moyen Âge et l’éclosion des Étatsmodernes62.
Une nouvelle classe sociale apparaît, celle qui pilote la nouvelle économie et en tire directement profit : la bourgeoisie. À la fin du siècle, elle bénéficiera du fait que l’Église est ébranlée par un schismepour imposer ses propres valeurs. Alors qu’auparavant le monde d’ici-bas était associé à l’image de la Chute, il va peu à peu être étudié de façon objective et distanciée.
Les premiers foyers d’humanisme se manifestent dans les cités d’Italie, notamment en Toscane et tout spécialement la ville de Florence. Les hommes de lettres s’expriment non plus en latin mais dans les langues vernaculaires, » pour exprimer des sentiments spécifiquement humains (qui ne se réfèrent aucunement à une transcendance divine). Le premier à utiliser le toscan comme langue littéraire est Dante Alighieri. Composée tout au début du siècle, sa Divine Comédie raconte un voyage à travers les trois règnes supraterrestres imaginés par la chrétienté (enfer, purgatoire et paradis). Tout en recouvrant différentes caractéristiques de la littérature médiévale, l’œuvre innove par le fait qu’elle tend vers « une représentation dramatique de la réalité »63. Deux décennies plus tard, Dante est imité par deux autres poètes. Pétrarque, dont le Canzoniere (chansonnier) composé à partir de 1336 est essentiellement consacré à l’amour courtois et qui aura par la suite un vaste retentissement. Et son ami Boccace, auteur du Décaméron, rédigé entre 1349 et 1353. Tous deux touchent à de nombreux genres (conte, histoire, philosophie, biographie, géographie…).
De même, à la fin du siècle en Angleterre, Geoffrey Chaucer écrit-il dans sa langue les Contes de Canterbury. L’histoire est celle d’un groupe de pèlerins cheminant vers Canterbury pour visiter le sanctuaire de Thomas Becket. Chacun d’eux est typé, représentant un échantillon de la société anglaise.
L’humanisme s’exprime également à travers les arts visuels. Succédant aux « artisans » (anonymes au service exclusif de l’Église), les « artistes » acquièrent une certaine renommée en mettant au point des techniques permettant de conférer à leurs œuvres un certain degré de réalisme. Les premiers d’entre eux sont le siennois Duccio et surtout le florentin Giotto64, dont l’esthétique rompt radicalement avec les traditions, que ce soit celle de l’art byzantin ou celle du gothique international, marquée en effet par une volonté très prononcé d’exprimer la tridimensionnalité de l’existence. Derrière les personnages, placés au premier plan, Giotto dresse des décors naturels (arbres et enrochements) qui tranchent avec le traditionnel fond doré. Il utilise la technique du modelé pour traiter le drapé des vêtements tandis que les visages (y compris ceux des personnages secondaires) sont particulièrement expressifs. Du fait de leur réalisme, ces œuvres exercent immédiatement une influence considérable. À noter aussi, peint à Padoue vers 1306, le cycle des vices et vertus (envie, infidélité, vanité… tempérance, prudence, justice…).
Élève de Duccio, Ambrogio Lorenzetti est l’auteur des fresques des Effets du bon et du mauvais gouvernement. Réalisées à partir de 1338 sur trois murs d’une salle du Palazzo Pubblico de Sienne, elles sont connues comme étant à la fois l’une des premières peintures de paysage (certains bâtiments de Sienne sont reconnaissables) et comme allégorie politique65. Et dans l’Annonciation qu’il peint en 1344, il innove en utilisant la méthode de la perspective de façon certes partielle (tracé du dallage figurant sous les pieds des deux personnages) mais rigoureuse (par l’emploi du point de fuite).
Une pensée inscrite dans la cité
À Florence, les initiatives de Pétrarque et Boccace sont encouragées en haut lieu. Notamment par Coluccio Salutati, chancelier de la République de 1375 à 1406, connu pour ses qualités d’orateur et lui-même écrivain, qui défend les studia humanitatis. Ayant créé la première chaire d’enseignement du grec à Florence, il invite le savant byzantin Manuel Chrysoloras de 1397 à 1400. Les occidentaux parlant ou lisant peu le grec, de nombreuses œuvres grecques antiques étant par ailleurs indisponibles dans la traduction latine, un auteur tel qu’Aristoten’était accessible aux intellectuels du xiiie siècle qu’au travers de traductions en arabe. « Éclairé par une foi inébranlable dans la capacité des hommes à construire rationnellement un bonheur collectif, son attachement à la culture ancienne, à la tradition chrétienne, au droit romain, au patrimoine littéraire florentin, dévoile une ardeur de transmettre, une volonté inquiète de conserver l’intégrité d’un héritage. Inlassable défenseur d’une haute conception de la culture, Salutati la juge (…) indissociable d’une certaine vision de la république »66.
Critique de l’Église
À la fin du siècle s’esquisse un souci de repenser le rapport à la théologie et à l’Église elle-même. Ainsi, de 1376 à sa mort, en 1384, le théologien anglais John Wyclifprêche en faveur d’une réforme générale et préconise la suprématie de l’autorité de la sainteté face à l’autorité de fait. Rejetant l’autorité spirituelle de l’Église institutionnelle, il ne reconnaît pour seule source de la Révélation que la Sainte Écriture (De veritate sacrae Scripturae, 1378).
xve siècle
Dans les mentalités, la référence aux Écritures reste centrale et jamais remise en question. Toutefois la perte d’autorité de la papauté sur un certain nombre de souverains se confirme et s’accentue, accélérée par une crise interne (de 1409 à 1416, la chrétienté ne compte plus seulement deux papes mais trois). Du début du siècle – quand elle envoie sur le bûcher Jean Hus, qui dénonçait le commerce des indulgences – jusqu’à son terme – quand elle fait cette fois brûler Savonarole, qui fustigeait la vie dissolue du pape – l’Église se campe dans une posture dogmatique au sein d’une société qui, elle, est en pleine mutation, du fait de l’éclosion des États-nations. Entre-temps, la prise de Constantinople par les Ottomans(1453) la contraint d’admettre que son influence ne dépasse plus l’Europe.
En revanche se confirme la montée en puissance de la grande bourgeoisie commerçante. Élevée dans les studia humanitatis, elle manifeste un intérêt croissant pour les choses matérielles, que ce soit celles relatives à la vie privée ou celles concernant la gouvernance de la cité ou le négoce avec l’étranger. Dès les années 1420, dans les régions d’Europe les plus avancées au plan économique – la Toscane et la Flandre67 – l’art pictural évolue dans le sens d’un réalisme qui témoigne de l’évolution des élites vers le pragmatisme et le volontarisme, ceci jusque par delà les frontières : la découverte du monde par voie marine s’amorce en 1418 avec la côte occidentale africaine et se poursuit en 1492 avec l’Amérique. Cet esprit de conquête ne se limite pas aux territoires, il vise également les consciences : peu après 1450, Gutenberg met au point la technique de l’imprimerie, qui permettra par la suite de réaliser le rêve des humanistes : diffuser largement les connaissances.
L’historien de l’artAndré Chastelestime que, contrairement à une idée reçue, l’étude des textes anciens par les érudits de l’époque ne traduit pas « un refroidissement progressif du sentiment religieux » mais qu’il existe « entre les notions de profane et de sacré un va-et-vient parfois déconcertant »68. S’appuyant sur les travaux d’Erwin Panofsky69, il insiste sur le fait que cette étude des textes anciens comme celle des ruines antiques à Rome par l’architecte Brunelleschi et le sculpteur Donatello naissent du processus d’autonomisation de la raison par rapport au sentiment religieux et qu’en retour ces recherches contribuent à accroître ce processus. Et il souligne que ce que l’on appelle « humanisme » ne se traduit pas seulement par un renouveau de la pensée philosophique mais tout autant par l’émergence, durant les années 1420, d’une esthétique nouvelle, caractérisée par une activation de la raison et de l’observation visuelle. Ceci de deux façons distinctes : à Florence, Brunelleschi, Donatello et le peintre Masaccio mettent au point le procédé de la perspective, basé sur l’invention du point de fuite et par lequel ils parviennent à rendre leurs représentations de plus en plus cohérentes au plan visuel ; dans les Flandres, Robert Campin, exprime cette volonté de réalisme par un souci de restitution du moindre détail, renforcé chez Jan Van Eyck par l’utilisation d’un médium nouveau, la peinture à l’huile. Chez ces deux peintres, les représentations à contenu religieux sont de surcroît peuplées de personnages, décors et objets contemporains.
Une éthique nouvelle
Dans les Flandres comme en Italie, ce que l’on appelle « humanisme » s’apparente à une véritable éthiquedes nouvelles élites dirigeantes. À Bruges, le portrait du marchand italien Arnolfini et de son épouse par Van Eyck (peint en 1434) symbolise le processus de sécularisation de la société qui s’amorce alors, les nouvelles formes de la vie publiques’appuyant sur la mise en scène de la vie privée de la riche bourgeoisie. À Florence, le De familia de Leon Battista Alberti (publié vers 1435) traite de l’éducation des enfants, de l’amitié, de l’amour et du mariage, de l’administration des richesses et du « bon usage » de l’âme, du corps et du temps. Et le Della vita civile du diplomate Matteo Palmieri (publié vers 1439) prescrit les règles de l’éducation des enfants tout autant que les vertus du citoyen : l’homme y est décrit comme à un être à la fois réfléchi (méditant le rapport entre l’utile et l’honorable) et social(mettant en balance les intérêts individuels et l’intérêt général), ceci en dehors de toute référence religieuse.
Une école de pensée
L’humanisme s’inscrit dans la vie politique en 1434 à Florence quand Cosme de Médicis, un banquier parcourant l’Europe pour inspecter ses filiales, est nommé à la tête de la ville et devient le premier grand mécène privé de l’art (rôle qui était jusqu’alors le privilège de l’Église). Il fait peindre les fresques du couvent San Marco par Fra Angelico et, ayant entendu en 1438 les conférences du philosophe platonicien Gemiste Pléthon, il conçoit l’idée de faire revivre une académie platonicienne dans la ville, qui sera finalement fondée en 1459. Les philosophes Marsile Ficinpuis Jean Pic de la Mirandole et Ange Politien en sont les chevilles ouvrières. Reprenant l’idée selon laquelle le Beau est identique à l’Idée suprême, qui est aussi le Bien, Ficin fond le dogme chrétien dans la pensée platonicienne, contribuant à abolir la limite entre profane et sacré.
À la fin du siècle dans les cours italiennes, la technique de la perspective est totalement maîtrisée. La peinture tend alors parfois à n’être plus qu’un simple agrément : en fonction des commandes qu’il reçoit, un artiste tel que Botticelli peint aussi bien une Annonciation que la naissance de Vénus ou la célébration du printemps. Les thèmes traités importent moins que l’effet visuel produit par la virtuosité. Et quand certains artistes recourent à celle-ci pour représenter une « cité idéale », on n’y voit étrangement aucun personnage : institué en académisme, l’art donne alors l’image d’un humanisme d’où l’homme est absent.
Au plan artistique, au début du siècle, les productions des Italiens Léonard de Vinci (portrait de La Joconde, 1503-1506) et Michel Ange (Plafond de la chapelle Sixtine, entre 1508 et 1512) correspondent à l’apogée du mouvement de la Renaissance en même temps qu’elles en marquent le terme. Celui-ci s’épuise en académismes ou au contraire cède la place à des pratiques revendiquant la rupture avec l’imitation de la nature, telle qu’Alberti la préconisait, pour au contraire mettre en valeur la subjectivité de l’artiste. Entre 1520 et 1580, le maniérisme constitue la principale entorse à cette règle.
Aux plans politique et religieux, l’époque est principalement marquée par la Réforme protestante, impulsée en 1517 par l’Allemand Luther puis en 1537 par le Suisse Calvin, ainsi que par les meurtrières guerres de religions qui en résultent et qui vont diviser la France entre les années 1520 et l’édit de Nantes, en 1598.
Au plan scientifique, la principale découverte est l’œuvre de l’astronome Copernic qui publie en 1543 (quelques jours avant sa mort) une thèse qu’il a commencé à élaborer trente ans plus tôt selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse, ainsi qu’il était admis quasi exclusivement en occident.
Aux plan économique et culturel, les échanges marchands s’intensifient au sein de l’Europe et s’amorcent entre l’Europe et le reste de la planète. L’imprimerie permet également aux idées de circuler toujours plus. Ces deux facteurs contribuent à ce que l’humanisme n’est plus tant une tournure d’esprit qu’il faudrait préférer à une autre (comme, lors du siècle précédent, on contestait la scolastique) qu’une conception du monde à part entière, qui tend à se généraliser dans les esprits et d’orientation matérialiste. Et lorsque les Espagnols, en quête d’or et d’autres minerais, entreprennent de coloniser l’Amérique du Sud, c’est au nom des valeurs humanistes, en enjoignant les populations locales d’accepter la prédication de la religion chrétienne70.
Au début du siècle, Nicolas Machiavel, un fonctionnaire de la république de Florence, effectue plusieurs missions diplomatiques, notamment auprès de la papauté et du roi de France. Il observe alors les mécanismes du pouvoir et le jeu des ambitions concurrentes. En 1513, dans son ouvrage Le Prince, premier traité de science politique, il explique que pour se maintenir au pouvoir, un dirigeant doit absolument se défaire de toute considération d’ordre moral, privilégier la défense de ses intérêts et de ceux dont il est le souverain et, à cette fin, faire continuellement preuve d’opportunisme. À l’inverse, alors que les États-nations, à peine émergents, s’affrontent dans des guerres meurtrières, Érasme, un philosophe et théologien venu des Pays-Bas (qui sera plus tard surnommé le « prince des humanistes ») visite plusieurs pays d’Europe, s’y fait des amis (dont l’Anglais Thomas More) et lance en 1516 un vibrant appel à la paix :
« L’Anglais est l’ennemi du Français, uniquement parce qu’il est français, le Breton hait l’Écossais simplement parce qu’il est écossais ; l’Allemand est à couteaux tirés avec le Français, l’Espagnol avec l’un et l’autre. Quelle dépravation ! »
— Erasme, Plaidoyer pour la paix, Arléa, 2005 ; extrait [archive].
De même, témoins des guerres de religions qui divisent la chrétienté, notamment en France, il en appelle à la tolérance.
De la polymathie à la science
Connu surtout pour ses tableaux, Léonard de Vinci aborde également « l’homme » sous un angle physique et fonctionnel : l’anatomie.
Comme Érasme, Léonard de Vincifait partie des personnalités aujourd’hui considérées comme les plus représentatives de l’humanisme. Comme lui et quelques autres, tels Copernic, il visite des régions éloignées de la sienne et, ce faisant, invite au rapprochement des cultures. Sa production invite surtout à gommer d’autres frontières, celles-ci intérieures : celles qui cloisonnent les disciplines. Faisant preuve d’une ouverture d’esprit exceptionnelle, ses investigations tous azimutstémoignent d’une ouverture au monde sensible par l’entremise de l’expérience et du raisonnement méthodique, démarche que systématisera plus tard l’Anglais Roger Bacon et qui constituera le fondement de la science moderne.
Ce qui caractérise en premier lieu la science, c’est l’approche existentielle du monde, tant le macrocosme (l’univers) que le microcosme (l’être humain). Les dessins d’anatomie, en particulier, attestent une considération du corps humain comme d’un ensemble de mécanismes répondant à des fonctions précises.
Par ses dessins d’anatomie et ceux représentant toutes sortes de machines ainsi que des infrastructures militaires, Léonard de Vinci incarne la deuxième phase de l’humanisme, où l’on n’éprouve plus le besoin de se référer à l’Antiquité pour contourner le conservatisme de l’Église mais où l’on se tourne délibérément vers « son temps », la modernité, et ce qui en sont les fondements : la science et la technique. Après la mort de Léonard, en 1519, plus aucun peintre ne se consacrera à ces deux nouveaux champs et, après la mort de Michel-Ange, en 1564, peu seront peintre et architecte à la fois, pratique inaugurée par Giotto. En revanche, à partir du siècle suivant, différents mathématiciens, physiciens et astronomes se feront connaître par des prises de positions philosophiques (Descartes, Pascal, Newton, Leibniz…).
Au début du siècle, l’Europe du Nordconnait un développement économique spectaculaire, dont l’expansion des villes de Bruges, Anvers et Augsbourg est la meilleure expression. Mais dans le domaine artistique, l’Italie reste le foyer le plus dynamique et le plus significatif. Toutefois, ce n’est plus Florence qui entretient l’impulsion de la conception humaniste du monde mais Rome. La ville est envahie par de nombreux peintres et sculpteurs qui, au contact direct du patrimoine antique, prennent de plus en plus ouvertement comme modèle la civilisation précédant celle du christianisme. Non seulement berceau de la civilisation latine, la ville est aussi la capitale des papes.
Or ceux-ci, pour résister à la montée en puissance et à l’autonomisation des États-nations, attirent les artistes les plus novateurs par une active politique de mécénat. Par là même, ils confèrent une réelle et totale légitimité à l’esprit humaniste, contribuant même à le diffuser en Europe et dans le reste du monde, quand il est occupé par les conquistadores. L’un des symboles les plus significatifs de cette mutation est l’image du Christ, imberbe et musclé, et de la Vierge, prenant la pose, au centre du mur du fond de la Chapelle Sixtine, peint par Michel-Ange à la fin des années 1530 et qui représente le Jugement dernier. Autre grand symbole de la puissance déployée par l’église catholique pour contrer les contestations dont elle est l’objet, la Basilique Saint-Pierre, dont la construction s’étend sur plus d’un siècle (1506-1626) et à laquelle participe à nouveau Michel-Ange.
La critique sociale
Les conflits liés à la religion exposent les esprits réformateurs aux accusations d’hérésie, donc à la condamnation à mort. Certains utilisent alors le récit de fictioncomme moyen d’expression permettant une critique non frontale. En 1516, dans un essai intitulé a posterioriL’utopie,Thomas More(grand ami d’Érasme) prône l’abolition de la propriété privée et de l’argent, la mise en commun de certains biens, la liberté religieuse ainsi que l’égalité des hommes et des femmes. Et il estime que la diffusion des connaissances peut favoriser la création d’une cité dont le but serait le bonheur commun. Mais bien qu’ayant été proche du roi Henri VIII, celui-ci le fait condamner au billot.
Plus prudent, le Français François Rabelaisadopte une posture délibérément déconcertante : libre penseur mais chrétien, anticlérical mais ecclésiastique, médecin mais bon vivant, les multiples facettes de sa personnalité semblent contradictoires et il en joue. Apôtre de la tolérance et de la paix (comme Érasme, dont il est l’admirateur), il n’hésite pas à manier la parodie pour parvenir à ses fins. Son Pantagruel (1532) et son Gargantua(1534), qui tiennent à la fois de la chronique et du conte, annoncent le roman moderne.
De la glorification au constat amer
Alors que les débuts de l’humanisme de la Renaissance donnaient de l’homme une image prometteuse, voire glorieuse, à la fin du siècle, le spectacle tragique des guerres conduit les intellectuels à porter un regard désabusé sur l’humanité. En 1574, dans son Discours de la servitude volontaire, Étienne de la Boétie (alors âgé de 17 ans) s’interroge sur les raisons qui poussent les individus à miser leur confiance sur les chefs d’état au point de sacrifier leurs vies. Et à la même époque, dans ses Essais, son ami Montaigne, dresse un portrait tout aussi amer :
« Entre Pétrarque et Montaigne, on (est) pass(é) de la mise en scène d’un moi grandiose à celle d’un moi ordinaire, de l’éloge de l’individualité remarquable à la peinture de l’individualité basique. (…) Chez Montaigne, l’humanisme de la Renaissance apparaît désenchanté, désabusé et comme à son crépuscule : l’individualité de l’auteur et le reste de l’humanité y sont décrits avec un excès de scepticisme et de relativisme comme des choses assez ridicules, versatiles et vaines. »
— Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014, p.185.
Dans le troisième livre de ses Essais, en 1580, Montaigne dégage le concept d’homme, à la fois unique et universel 71,72.
À la différence de Rabelais ou d’Érasme, confiants dans les capacités de la raison, Montaigne se refuse à la complaisance et répond par le doute : « La reconnaissance de l’ignorance est un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. » L’idée de perfectibilité, lui est ainsi étrangère, il rejette toute idée de progrès, d’ascension lente et graduelle de l’humanité vers un avenir meilleur. Selon lui, l’homme n’est plus le centre de tout, mais un être ondoyant, insaisissable. Il se plait autant à en faire l’éloge qu’à l’abaisser, tout en recourant à l’observation de sa propre personne pour tenter d’en démêler les contradictions. Ce faisant, il pose les bases de ce qui deviendra plus tard la psychologie.
L’humanisme moderne
L’héritage de l’humanisme de la Renaissance s’évalue à trois niveaux, étroitement liés : philosophique, politique et économique et social.
Après la Renaissance, le principe d’autonomisation de la pensée par rapport à la foi n’est plus jamais remis en cause, il constitue par excellence le cadre de référence de l’ensemble de la culture occidentale. L’idée que les humains peuvent évoluer sans s’appuyer sur la religion stimule la démarche scientifique et inversement, celle-ci est vécue comme une émancipation, conduisant progressivement au déisme (croyance en un Dieu créateur abstrait, « grand horloger »), à l’agnosticisme (le doute de l’existence de Dieu), puis finalement à l’athéisme (le rejet même de toute croyance en Dieu) : au xixe siècle, Nietzscheaffirmera que « Dieu est mort ».
Corollaire de cette indépendance à l’égard du divin est la capacité des humains à s’organiser institutionnellement de façon que les idées, mises en débat, servent l’intérêt général. Cet idéal démocratique se concrétise au prix de « révolutions » politiques : d’abord au xviie siècle en Angleterre puis au siècle suivant aux États-Unis et en France. Mais finalement, celles-ci profitent en premier lieu à la classe bourgeoise, qui exerce alors à la fois le pouvoir économique et le pouvoir politique en parvenant à justifier ce cumul au nom de la liberté : c’est le libéralisme.
Les avancées de la science trouvent de nombreux terrains d’application et, progressivement, la techniques’inscrit dans un idéal d’émancipation (bonheur), progrès…). Sous l’effet de ses avancées s’amorce au xviiie siècle un processus économique, qui sera plus tard qualifié de « révolution » – la révolution industrielle – sans toutefois que celui-ci ait été prémédité ni débattu, comme on le dit d’une révolution politique. À tel point qu’au xixe siècle, Marxestime que, désormais, les idées (humanistes ou pas) ne permettent plus aux hommes d’élaborer des projets de société, tant ils sont désormais façonnés, « aliénés », par leurs modes de production ; et ceci d’autant plus qu’ils s’évertuent à croire qu’ils sont « libres ». À ce titre, Marx est fréquemment considéré comme celui qui ouvre la première grande brèche dans l’idéal humaniste. En revanche, en ne remettant pas en cause le productivisme lui-même mais seulement le capitalisme, et en considérant que, pour s’émanciper, les classes ouvrières doivent seulement prendre possession des moyens de production, les successeurs de Marx seront les promoteurs d’un nouveau type d’humanisme : l’humanisme-marxiste.
En 1687, Newtondémontre la capacité des hommes d’analyser la structure de l’univers sur la base de principes mathématiques.
En 1605, l’Anglais Francis Bacondéveloppe une théorie empiriste de la connaissance et, quinze ans plus tard, précise les règles de la méthode expérimentale, ce qui fait aujourd’hui de lui l’un des pionniers de la pensée scientifique moderne. Celle-ci émerge pourtant dans les pires conditions : en 1618, la thèse de Copernic selon laquelle la terre tourne autour du soleil et non l’inverse (héliocentrisme) est condamnée par l’Église ; et en 1633, cette dernière condamne Galilée, qui ose la défendre (elle ne consentira à infléchir sa position qu’un siècle plus tard).
Dans ce contexte d’ultime et extrême tension entre foi et raison, la philosophie, en tant que « conception du monde », recherche dans la science une caution morale qu’elle n’espère plus trouver de l’Église. Il est alors significatif qu’un certain nombre de philosophes sont également mathématiciens ou astronomes (Descartes, Gassendi, Pascal… ou plus tard Newton et Leibniz) et que des scientifiques émettent des positions fondamentalement philosophiques, tels Galilée qui déclare en 1623 dans L’Essayeur : « La philosophie est écrite dans ce livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux (je veux dire l’univers), mais on ne peut le comprendre si l’on n’apprend pas d’abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans l’intermédiaire desquels il est humainement impossible d’en comprendre un seul mot ».
En 1637, soit quatre ans seulement après le procès de Galilée, dans son Discours de la méthode, Descartes fonde le rationalisme et affirme que l’homme doit se « rendre comme maître et possesseur de la nature » : la philosophie naturelles’émancipe alors radicalement et définitivement de l’Église, point d’aboutissement de l’idéal humaniste73. Durant la seconde moitié du xviie siècle, avec la probabilité, le calcul infinitésimal et la gravitation universelle, le monde est de plus en plus pensé dans une optique quantitative, matérialiste74, ceci avec l’aide de techniquesdésormais considérées comme indispensables à sa connaissance, telles la machine à calculer ou le télescope.
Philosophe cartésien, Spinozaestime que l’on n’a ne plus à rechercher la vérité dans les Écritures mais dans ses propres ressources (philosophie pratique). Publiée à sa mort, en 1677, son Éthique invite l’homme à dépasser l’état ordinaire de servitude vis-à-vis des affects et des croyances pour atteindre le bonheur au moyen de la « connaissance ». Le titre complet de l’ouvrage (« Éthique démontrée suivant l’ordre des géomètres ») témoigne du fait que la foi en un dieu révélé s’efface au profit d’une « croyance en l’homme », un homme pour le coup totalement rationnel75 ; ceci bien que Spinoza se défende d’être athée : il ne conteste pas l’existence de Dieu mais identifie celui-ci à « la nature ».
À la fin du xviie siècle; la plupart des savants désertent l’université, encore engluée dans la théologie, mais tissent leurs propres réseaux et, par eux, finissent par imposer leurs découvertes et conditionner le terrain même de la philosophie. Avec Galilée puis Huygens, il est possible d’avoir une idée de l’éloignement des étoiles, de la taille de la Terre et des autres planètes ainsi que de leurs positions respectives. L’« homme » sur lequel se focalisaient les humanistes de la Renaissance et l’univers lui-même deviennent des données toutes relatives. Publiés en 1687, les Principes mathématiques de la philosophie naturelle du physicien Isaac Newton sont complétés par lui en 1726 (un an avant sa mort) et traduits en français trente ans plus tard par une maîtresse de Voltaire. Symbolisant la capacité de l’homme à concevoir le monde de façon abstraite (mathématique), cet écrit constitue l’un des fondements de la philosophie des Lumières76.
Conséquence ou effet corollaire de l’émancipation de la raison instrumentale et du développement de la science, certains penseurs vont peu à peu faire l’apologie des « vertus naturelles » (ou « morales »), se démarquant ainsi de l’éthique chrétienne. C’est le cas en particulier du Français La Mothe Le Vayer, un des premiers grands écrivains libertins, auteur en 1641 de son ouvrage le plus célèbre De la Vertu des païens77. « Son analyse affirme l’existence de vertus profanes valables sans le secours de la grâce, et indépendamment de toute inquiétude religieuse. C’est une des premières affirmations d‟une morale existant seule, sans le support de la religion, d’une morale pour ce monde-ci, de la morale laïque qui sera désormais un trait caractéristique de l’humanisme. (…) Cette analyse est pleinement humaniste par sa confiance en la nature et en la raison, et elle fait un grand pas vers celles des Lumières 78.» Coïncidence, c’est également en 1641, dans sa tragédie Cinna, que Pierre Corneille écrit ces mots : « Je suis maître de moi comme de l’univers ».
La Mothe Le Vayer et les libertins sont également à l’origine d’une conception de l’histoire « dégagée de l’emprise scripturaire, religieuse et ecclésiale, une histoire construite sur des bases historiques sûres et non théologiques, une histoire non finalisée, une histoire universelle entendue au sens d‟une collection de l’histoire des diverses nations » (…) « L’histoire de La Mothe Le Vayer ne s’inscrit pas dans un temps théologique orienté d’une création à des fins dernières ; il n’y a pas de téléologie à retrouver dans l’histoire : celle-ci est une lecture philosophique qui n’a rien à faire de l’assise biblique érudite. En évacuant la Bible comme « premier livre d’histoire » et Moïse comme « premier historien », les libertins annulent l’histoire sainte et laïcisentl’histoire. Celle-ci est humaniste en ce qu’elle exclut les contraintes extérieures, le « doigt de Dieu » cher à Bossuet, la Providence, le destin… toutes les formes de déterminisme. On passe d‟une histoire de croyance à une histoire de savoir »79.
L’aspiration à la démocratie
Alors que les scientifiques créent leurs espaces de débat en dehors de toute emprise religieuse, en Angleterre, un soulèvement populaire soutenu par l’armée conduit en 1640 à l’instauration d’une république. Dix ans plus tard, Thomas Hobbes publie Le Léviathan, un ouvrage considéré depuis comme un chef-d’œuvre de philosophie politique. Partant du principe que les individus, à l’état de nature, sont violents et que, par peur d’une mort violente, ils délèguent volontiers leurs responsabilités à un souverain qui leur garantit la paix, le philosophe élabore une théorie de l’organisation politique. En 1660, la monarchie est rétablie en Angleterre mais elle ne sera plus jamais absolue. Principal outil de la démocratie représentative, le parlementsymbolise alors le nouvel esprit du temps, un temps où, de plus en plus nombreux, les hommes éprouvent le sentiment de pouvoir prendre des décisions collectivement, en prenant leur autonomie vis-à-vis de leurs autorités de tutelle, qu’elles soient civiles ou religieuses.
Le siècle est marqué par de profondes mutations dans tous les domaines – économique, politique, social, technique… – lesquelles vont modifier en profondeur le paysage intellectuel. Pour comprendre celui-ci, il importe donc de rappeler brièvement le contexte.
À la suite d’une très forte poussée démographique en Europe, des changements économiques s’avèrent indispensables. L’aristocratie, qui assure les fonctions de gouvernance, doit y faire face. En Angleterre, pays de monarchie parlementaire, les nobles se lancent dans les affaires. En France, où s’exerce encore la monarchie absolue, ils y sont moins enclins : la majorité d’entre eux restent en effet rivés à leurs privilèges de caste et seules quelques quelques familles s’engagent dans les mines, les forges ou le commerce maritime. À des rythmes différents selon les pays, donc, un processus s’enclenche, le capitalisme, qui va profiter (au sens premier du terme) à la classe sociale montante, propriétaire et gérante des moyens de production : la bourgeoisie.
À la différence de l’aristocratie, donc, et dans les capitales comme en province, celle-ci fait travailler les autres, les emploie, les salarie… et se mobilise elle-même : non seulement dans le commerce, l’industrie (qu’elle « révolutionne ») et la finance mais aussi dans l’administration de l’État, à tous ses échelons, du ministre au petit fonctionnaire. Partout en Europe elle cumule alors les pouvoirs : économique, politique et juridique. C’est donc naturellement qu’elle exerce également un pouvoir intellectuel et qu’elle impose ses propres valeurs.
La première de ces valeurs est la liberté80, terme qu’il faut comprendre comme liberté à l’égard des anciennes tutelles : non plus seulement l’Église, comme aux temps de la Renaissance, mais du Prince, lequel, progressivement, va être destitué et remplacé (à chaque fois provisoirement) par « le peuple ». Liberté par conséquent d’ entreprendre quoi que ce soit. L’émancipation ne s’opère plus au niveau strictement philosophique : l’« homme » et son cogito ; mais à un niveau très pratique : les « humains » et leurs capacités à intervenir individuellement sur le monde. L’universalisme (l’idée que les humains sont supérieurs aux autres créatures, grâce à la raison et la parole, et que, grâce à elles, ils peuvent sans cesse mieux s’accorder entre eux) constitue le fondement de ce que l’on appellera l’humanisme des Lumières81. Du moins peut-on dire que les artisans des Lumières (non seulement les philosophes et théoriciens mais les « entrepreneurs » de toutes sortes) incarnent le concept d’humanisme82,83.
Liberté, connaissance, histoire, bonheur
« La philosophie des Lumières s’est élaborée à travers une méthode, le relativisme, et un idéal, l’universalisme »84. La confrontation de cette méthode et de cet idéal contribue à ce qu’au xviiie siècle, l’ensemble du débat philosophique oscille entre deux pôles : l’individu(tel ou tel humain, considéré dans sa singularité) et la société (la totalité des humains).
Cette bipolarité constitue l’axe ce que l’on appellera plus tard la modernité. Quatre idées fortes s’en dégagent.
La principale préoccupation des esprits « éclairés » est la liberté, plus exactement sa conquête. À la question Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant répond : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières ». Tout l’effort des philosophes va porter sur les modalités (autrement dit les lois) à mettre en œuvre de sorte que la liberté de chacun ne nuise pas à celle des autres. À la suite de Locke85, Montesquieu86, Rousseau87 et beaucoup d’autres s’y emploient, qui contribuent, avec la Révolution française et la doctrine égalitariste, à promouvoir une conception juridique de la libertéqui mènera elle-même à la doctrine libérale.
Couverture des Éléments de la philosophie de Newton, mis à la portée de tout le monde de Voltaire (1738)
Le xviie siècle a été marqué par un développement très important des sciences ; le nouveau est caractérisé non seulement par le souci de poursuivre ce mouvement mais celui de consigner l’apport des sciences et le faire connaître. Le combat des Lumières contre l’« obscurantisme », c’est la connaissance : connaissance du monde, accrue par les explorations de Cook, La Pérouse et Bougainville ; connaissance de l’Univers, par les dernières découvertes en astronomie ou quand Buffon, dans son Histoire naturelle, affirme que la Terre est âgée de bien plus que les 6 000 ans attribués par l’histoire biblique) ; connaissance du métabolisme des êtres vivants… dont l’homme. Cet idéal trouver sa réalisation dans l’Encyclopédiede Diderot et D’Alembert, publiée entre 1750 et 1770.
Les philosophes focalisent leur intérêt sur « l’histoire ». En 1725, l’Italien Vico publie ses Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, que Voltaire traduira sous le titre Philosophie de l’histoire en 1765, l’année même où, – coïncidence – le mot « humanisme » fait son apparition dans la langue française7. L’idée centrale de la philosophie de l’histoire est que celle-ci a un sens. Ainsi naît l’historicisme, une doctrine selon laquelle les connaissances et les valeurs d’une société sont liées à son contexte historique.
Autre idée forte, le bonheur, point de départ, là encore, d’une doctrine : l’eudémonisme88. À la fin du siècle, Saint-Just proclame que « le bonheur est une idée neuve en Europe », au xxe siècle, certains intellectuels (Eric Voegelin, Jacques Ellul…) y verront le substitut laïque du salut chrétien : « l’homme » n’a pas à espérer un quelconque et hypothétique salut dans l’au-delà, il doit en revanche rechercher le bonheur ici et maintenant, c’est une obligation(« le but de la société est le bonheur commun », proclame l’article 1er de la Constitution de 1793)89. Ellul précise que c’est parce que le bonheur finit par être assimilé à l’idée de confort matériel et que celui-ci ne peut s’obtenir qu’au prix du travail que la bourgeoisie promeut le travail en valeur et qu’elle engage le processus qui sera plus tard qualifié de « révolution industrielle ». Ce processus ne se serait jamais produit, affirme Ellul si, au préalable, la bourgeoisie n’avait pas réussi à faire croire (et à croire elle-même) que le travail est une valeur du fait qu’il conduit au bonheur.
« Liberté », « connaissance », « histoire », « bonheur » (… puis plus tard « travail », « progrès », « émancipation », « révolution ») : les idées des Lumières prolongent celles de la Renaissance et, comme elles, deviennent des idéaux, au sens où elles véhiculent l’idée optimiste qu’il est possible de définir l’homme. L’Essai sur l’hommed’Alexander Pope (1734 traduit en français cinq ans plus tard par Diderot) est significatif. Mais ces idéaux s’en différencient radicalement au moins sur deux points :
ceux qui portent ces idéaux sont animés par une volonté ferme de les réaliser concrètement et immédiatement : vers 1740, l’Anglais Hume fonde la philosophie sur l’empirisme(Traité de la nature humaine) ; vers 1750, les physiocratesfrançais contribuent à forger la conception moderne de l’économie ; vers 1780, Benthamindexe l’idée de bonheur au concept d’utilité.
Trois grandes orientations
Les idées des Lumières s’expriment par ailleurs différemment selon les pays.
En Grande-Bretagne, les choses se passent surtout de façon pragmatique, afin de théoriser après-coup les premiers effets de l’industrialisation et les justifier philosophiquement.
En France, pays fortement centralisé et de culture cartésienne, l’accent est mis sur le droit, le « contrat social » et la capacité d’organiser rationnellement la société.
En Allemagne, où l’approche métaphysique reste prégnante, la réflexion se focalise sur l’idéed’individu. Les philosophies revendiquent donc leur idéalisme.
Ces trois orientations ont en commun d’être portées par l’optimisme, une confiance en l’homme dans sa capacité à se comporter sereinement grâce à l’exercice de sa raison.
La Révolution industrielles’amorce en Grande-Bretagneet très vite, génère de l’inégalité sociale et de la paupérisation. Pour justifier les efforts à fournir, de nombreux textes sont publiés. En 1714, dans la Fable des abeilles, Bernard Mandevillesoutient l’idée que le vice, qui conduit à la recherche de richesses et de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les appétits, il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Aussi, il estime que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool, les drogues, la cupidité, etc, contribuent finalement « à l’avantage de la société civile » : « soyez aussi avides, égoïstes, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ». Cette approche influence de nombreux intellectuels, notamment le philosophe Adam Smith, au travers de sa métaphore de la main invisible, qu’il reprend à trois reprises pendant vingt ans, notamment en 1759 dans sa Théorie des sentiments morauxet en 1776 dans La Richesse des nations, quand il s’efforce de conférer à l’économie le statut discipline scientifique. Selon lui, l’ensemble des actions individuelles des acteurs économiques (qui sont guidés uniquement par leur intérêt personnel) contribuant à la richesse et au bien commund’une nation, le marché est comparable à un processus se déroulant de façon automatique et harmonieuse dans la mesure où les intérêts des individus se complètent de façon naturelle. Diversement interprétée, la métaphore de la main invisible sera maintes fois reprises pour symboliser le libéralisme économique en tant qu’idéologie.
C’est en Grande-Bretagne, où il séjourne de 1726 à 1729, que le Français Voltaire devient le principal initiateur des Lumières. Dans ses Lettres anglaises, publiées en 1734, il exprime son enthousiasme pour le mode de vie des quakers et leurs valeurs (intégrité, égalité, simplicité…), l’empirisme de Locke, les théories de Newton… La Franceva produire un grand nombre de textes fondateurs de la démocratie moderne. En 1748, dans De l’esprit des lois, Montesquieu (qui, comme Voltaire, a séjourné en Angleterre et a été séduit par la monarchie constitutionnelle et parlementaire) considère les données historiques, sociologiques et climatiques comme déterminantes. Sa théorie de la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) fera plus tard autorité, bien au-delà du pays. De 1751 à 1772 paraissent les volumes de l’Encyclopédie, coordonnée par Diderot et d’Alembert, qui donne une vue d’ensemble des réalisations humaines, privilégiant les domaines de la science et de la technique, ce qui lui confère un ton très progressiste. En 1755, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseaudéveloppe une idée qui sonnera bientôt comme un postulat : « l’homme est bon par nature et c’est la société qui le corrompt ». Pour que les hommes se portent mieux, estime Rousseau, il faut améliorer la société… projet assigné à la politique autour d’un concept nouveau, la souveraineté du peuple, et de valeurs étant mises en pratique de façon contractuelle : la liberté, l’égalité et la volonté générale(Du Contrat social, 1762)90. Cette approche aboutit, en France, au concept de droits de l’homme et plus spécialement, en 1789, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui influencera largement les déclarations de droits durant les siècles suivants.
Selon Kant, l’homme « éclairé » est responsable et maître de son destin.
En Allemagne, dans les années 1770, Herder et Goethe initient le mouvement romantique Sturm und Drang (« tempête et passion ») qui exalte la liberté et la sensibilité. À l’inverse, Lessinginvite à la retenue et la tolérance (Nathan le Sage). Dans les deux cas, la subjectivité est fortement valorisée. Kant affirme dans Critique de la raison pure (1781-1787) que le « centre » de la connaissance est le sujet et non une réalité extérieure par rapport à laquelle l’homme serait passif. Ce n’est donc plus l’objet qui oblige le sujet à se conformer à ses règles, c’est le sujet qui donne les siennes à l’objet pour le connaître. Ceci signifie que nous ne pouvons pas connaître la réalité « en soi » mais seulement telle qu’elle nous apparaît sous la forme d’un objet, ou phénomène. En 1784, Kant écrit ces mots : « L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre ».
L’expression « droit de l’homme » fait aujourd’hui consensus, ce qui interroge certains penseurs, dont l’historien du droit français Jacques Ellul : « Je suis toujours étonné que cette formule réunisse un consensus sans faille et semble parfaitement claire et évidente pour tous. La Révolution française parlait des « droits de l’homme et du citoyen ». Les droits du citoyen , j’entends : étant donné tel régime politique, on reconnaît au membre de ce corps politique tel et tel droit. Ceci est clair. De même lorsque les juristes parlent des droits de la mère de famille, ou le droit du mineur envers son tuteur, ou le droit du suspect. Ceci encore est clair. Mais les droits de l’homme ? Cela veut donc dire qu’il est de la « nature » de l’homme d’avoir des « droits » ? Mais qu’est-ce que la nature humaine ? Et que signifie ce mot « droit », car enfin, jusqu’à preuve du contraire, le mot « droit » est un mot juridique. Il a et ne peut avoir qu’un sens juridique. Ce qui implique d’une part qu’il peut être réclamé en justice, et qu’il est également assortie d’une sanction que l’on appliquera à celui qui viole ce droit. Bien plus, le droit a toujours un contenu très précis, c’est tout l’art du juriste que de déterminer avec rigueur le sens, le seul sens possible d’un droit. Or, quand nous confédérons, en vrac, ce que l’on a mis sous cette formule des droits de l’homme, quel est le contenu précis du « droit au bonheur », du « droit à la santé », du « droit à la vie« , du « droit à l’information », du « droit au loisir », du « droit à l’instruction » ? Tout cela n’a aucun contenu rigoureux »91.
À la fin du siècle, les faitscommencent à révéler le caractère utopique des théories des Lumières : l’épisode de la Terreurruine l’idéal rousseauiste de « l’homme naturellement bon » et la montée en puissance des nationalismes, qui s’impose à la fin du siècle, démontre le caractère irréaliste du projet d’émancipation kantien : alors que l’État devient la grande figure d’autorité en lieu et place de l’Église, « l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre » est telle que le « sujet » reste majoritairement « l’objet » de ses propres passions. La pratique de l’esclavage par les chrétiens américains inspire à William Blake l’image d’une humanité violemment écartelée par ses contradictions (Nègre pendu par les côtes à un échafaud, 1792) tandis que l’art halluciné de Füssli(Le Cauchemar, 1781) annonce les tourments et les doutes qui assailliront bientôt « l’homme moderne » et dont l’art romantiquese fera le témoin au xixe siècle. Plus prémonitoire encore est le poème de l’Apprenti sorcier, de Goethe, en 1797, qui décrit un homme démiurge littéralement dépassé par ses créations, incapable de les contrôler.
Encore relativement marginales, ces prises de positions vont se cristalliser, durant les deux siècles suivants, dans un courant parfois qualifié d’Anti-Lumières ou d’anti-humaniste tandis qu’en revanche beaucoup plus important, l’esprit progressiste va constituer l’héritage des Lumières et se justifier par des discours moralisateurs, vantant à la fois les mérites du travail et ceux de l’entr’aide sociale.
Se démarquant des inquiétudes de ces intellectuels, la bourgeoisie réagit par une forme d’activisme social. À la misère générée par l’industrialisation, qui contredit la thèse d’Adam Smith de l’autorégulation du marché, elle réagit par l’action philanthropique. En 1780 naît à Paris la Société philanthropique (toujours active aujourd’hui) qui, sept ans plus tard, définit ainsi sa mission : « Un des principaux devoirs des hommes est (…) de concourir au bien de (leurs) semblables, d’étendre leur bonheur, de diminuer leurs maux. (…) Certainement, un pareil objet entre dans la politique de toutes les nations et le mot philanthrope a paru le plus propre à désigner les membres d’une société particulièrement consacrée à remplir ce premier devoir de citoyen »92. Au xxe siècle, la philosophe Isabel Paterson établit ainsi les liens entre charité chrétienne, philanthropie et humanisme : « Si l’objectif premier du philanthrope, sa raison d’être, est d’aider les autres, son bien ultime requiert que les autres soient demandeurs. Son bonheur est l’avers de leur misère. S’il veut aider l’humanité, l’humanité tout entière doit être dans le besoin. L’humaniste veut être le principal auteur de la vie des autres. Il ne peut admettre ni l’ordre divin, ni le naturel, dans lesquels les hommes trouvent les moyens de s’aider eux-mêmes. L’humaniste se met à la place de Dieu »93.
xixe siècle
Jusqu’au siècle précédent, le travailn’était pas considéré comme une valeur. Il l’est devenu quand, peu à peu, la bourgeoisie a exercé les pouvoirs économique et politique94. Désormais, le travail est fourni « en quantité industrielle » : le nouveau siècle est en tout cas caractérisé par un processus qui, après coup, sera qualifié de « révolution » mais qui – à la différence des révolutions américaine et française, au xviiie siècle – n’est pas un événement politique à proprement parler : la « révolution industrielle ». Né en Grande-Bretagne puis ayant gagné le reste de l’Europe, il se manifeste par la prolifération des machinesdans les usines, dans le but affiché d’accroître la productivité. Mais, comme le démontre Karl Marx à partir de 1848, le système qui en découle, le capitalisme, ne profitequ’à un nombre restreint d’humains, précisément les « bourgeois », tandis que beaucoup d’autres se retrouvent sur-exploités.
Considéré par beaucoup comme un humaniste95, Jules Ferryoppose en 1885 les « races supérieures » aux « races inférieures ».
C’est précisément à cette époque que les milieux bourgeois commencent à répandre le terme « humanisme » : « Le mécanisme de la justification est la pièce centrale de l’œuvre bourgeoise, sa signification, sa motivation » explique Jacques Ellul96. « Pour y arriver, le bourgeois construit un système explicatif du monde par lequel il rend légitime tout ce qu‘il fait. Il lui est difficile de se reconnaître comme l’exploiteur, l’oppresseur d’autrui, et en même temps le défenseur de l’humanisme. En cela, il exprime un souci propre à tout homme, celui d’être à la fois en accord avec son milieu et avec lui-même. Quand il ne veut pas reconnaître les motivations réelles de son action, il n’est donc pas plus hypocrite qu’un autre. Mais parce que, plus que d’autres, il agit sur le monde, il se constitue un argumentaire des plus élaborés visant à légitimer son action. Non seulement aux yeux de tous mais aussi – et d’abord – à lui-même, pour se conforter97.
Dès les années 1840, les critiques commencent à fuser : alors que le xviiie siècle avait proclamé la liberté, les premiers anarchistes affirment que l’État a pris la place de l’Église et du Roi comme source d’autorité. Et alors que la société industrielle se révèle inégalitaire, Proudhon ironise sur le mot « humanisme », inaugurant ce qu’on appellera plus tard « la question sociale » et le socialisme.
De fait, un nouveau type de déférence s’exprime, axé sur « la foi dans le progrès » scientifique et l’étatisme, le tout sur fond de déchristianisation. La situation est d’autant plus paradoxale que, comme ils l’avaient fait en Amérique du Sud au xvie siècle, c’est appuyés par l’Église catholique que les Européens, en quête de minerais et sous prétexte d’apporter la civilisation, s’en vont coloniserl’Afrique et l’Asie du Sud-est. En 1885, Jules Ferry, bien que fervent défenseur de la laïcité, déclare : « les races supérieures ont le devoir de civiliser les races inférieures »98. Le concept de racisme contribuera par la suite à discréditer profondément et durablement celui d’humanisme99,100.
Humanisme = idéalisme
En 1808, F. I. Niethammerdistingue catégoriquement l’humanisme de la philanthropie.
Au début du siècle, certains intellectuels soulignent que la philanthropie n’est qu’un succédané de la charité chrétienne. En 1808, le théologien allemand F. I. Niethammer publie un ouvrage intitulé « Le débat entre le philanthropisme et l’humanisme dans la théorie éducative actuelle », en réaction précisément au concept de philanthropie. Et deux ans plus tard, dans son livre De l’Allemagne, Mme de Staël estime que Diderot« a besoin de suppléer, à force de philanthropie, aux sentiments religieux qui lui manquent »101. Ainsi peu à peu émerge l’idée que, tant qu’elle se réfère à la morale, toute approche de l’homme par l’homme se réduit à un cortège de bons sentiments.
Dans un courrier qu’il adresse à Niethammer, Hegel le félicite d’avoir distingué le « savoir pratique » du « savoir savant » et de s’être démarqué de l’idée de philanthropie pour promouvoir le concept d’humanisme102. Dans son œuvre, Hegel lui-même n’utilise pas le terme « humanisme » mais, l’année précédente, dans sa Phénoménologie de l’Esprit, il s’est efforcé de décrire « l’évolution progressive de la conscience vers la science » dans le but annoncé d’analyser « l’essence de l’homme dans sa totalité ». Selon Bernard Bourgeois, Hegel a développé dix ans plus tôt, vers 1797-1800, une nouvelle conception de l’humanisme : « ce n’est plus l’humanisme kantien de l’universel abstrait mais l’humanisme de l’universel concret, c’est-à-dire de la totalité, l’humanisme qui veut rétablir l’homme dans sa totalité »103.
De l’idéal aux doutes
Dans le Tres de Mayo, Goyarelate en 1814 un crime de guerre : des civils espagnols sont assassinés par des soldats français.
Les premières grandes critiques à l’encontre des idéaux des Lumières s’expriment aux lendemains des conflits nés de la Révolution française puis des guerres napoléoniennes, qui ont fracturé l’Europe pendant quinze ans (1799-1815). Les Désastres de la guerreen font partie, qui sont une série de gravures exécutées entre 1810 et 1815 par Goya. Tout comme son Tres de mayo, réalisé à cette époque, elles dénoncent les crimes de guerre perpétrés tant par les armées françaises sur les populations civiles espagnoles que par les soldats espagnols sur les prisonniers français. Goya ne prend parti ni pour les uns ni pour les autres : décrivant les atrocités comme le feront plus tard les photo-journalistes, il se livre à une méditation qui relève d’un « humanisme saisissant »104.
Le mouvement romantique participe de cette volonté de critiquer l’universalisme des Lumières105 en mettant en relief les arrières-plans de la psyché, les émotions et pulsions jusqu’alors déconsidérées. Dans le Portrait de l’artiste dans son atelier (1819), Géricault se montre « humaniste plus que simplement romantique »106 en s’exposant seul et mélancolique, un crâne humain posé derrière lui, symbole classique de la vanité.
Quelques philosophes s’attachent à dénoncer le libéralisme, tant politique qu’économique, au motif qu’il entretient une approche de l’existence qu’ils jugent étroitement comptable, au détriment de la sensibilité. Schopenhauer et Kirkegaard, en particulier, développent une vision du mondeouvertement désenchantée, voire pessimiste, qui est une réaction à l’inhumanité de l’époque et, par là même, le témoignage d’un nouveau type d’humanisme107,108.
Alors qu’en France les idéaux révolutionnaires s’éteignent avec l’instauration d’un empire autoritaire et que les effets inégalitaires de l’industrialisation massive deviennent criants, certains penseurs libéraux tentent à la foisde conférer le statut de science à l’économie et d’y infuser un parfum d’humanisme.
En 1817, notamment, dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt, l’Anglais David Ricardos’efforce d’asseoir l’économie politique sur des bases rationnelles mais, contraint par les faits (la poussée démographique, l’urbanisation, la paupérisation…), il veille scrupuleusement à les intégrer dans ses calculs comme des données objectives. Il est le premier économiste libéral à penser la répartition des revenus au sein de la société en prenant en compte « la question sociale ». Au point que certains considèrent qu’il s’est mis « au service du bien public », que « la rigueur de son raisonnement lui permet de trouver les solutions les plus aptes à garantir la prospérité de ses concitoyens » et que, par conséquent, « sa démarche comporte une motivation humaniste incontestable »109,110.
En 1820, dans les Principes de la philosophie du droit, Hegels’inscrit dans le sillage de la doctrinehistoriciste et pose les fondements d’une nouvelle doctrine : l’étatisme. Il écrit : « il faut vénérer l’État comme un être divin-terrestre »111. Il se réfère alors à l’État moderne, dont le Saint-Empire romain germanique, au xiie siècle, est l’archétype dès lors qu’il s’est révélé le concurrent de l’autorité papale (plus de détails) et qui culmine avec la Révolution française(qu’il qualifie de « réconciliation effective du divin avec le monde »112). Hegel voit en Napoléon celui qui a imposé le concept d’État-nation, lequel reste à ce jour le système politique dominant. Selon lui, l’État est la plus haute réalisation de l’idée divine sur terre (il parle d’« esprit enraciné dans le monde »113)114 et le principal moyen utilisé par l’Absolupour se manifester dans l’histoire. Bien plus qu’un simple organe institutionnel, il est « la forme suprême de l’existence », « le produit final de l’évolution de l’humanité », « la réalité en acte de la liberté concrète »115, le « rationnel en soi et pour soi »114.
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs intellectuels (principalement Cassirer116 et Popper117) se demanderont si, au lieu de considérer Hegel comme un humaniste, il ne convient pas voir en lui un précurseur du totalitarisme. D’autres sont plus mesurés, tel Voegelin, qui voit en lui un héritier du gnosticisme, un courant de pensée remontant à l’Antiquité et selon lequel les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel118. Plus précisément Voegelin estime que si procès il doit y avoir, ce n’est pas celui d’Hegel qu’il faut ouvrir mais celui de la modernité dans son ensemble, laquelle, selon lui, s’enracine dans la tentative de faire descendre le paradis sur terre et de faire de l’accès aux moyens du bonheur ici-bas la fin ultime de toute politique.
Hegel est-il « humaniste » ou « totalitaire » (ou encore « absolutiste »119) ? Cette question divise bon nombre d’intellectuels. Jacques Ellul estime que la divinisation de l’État, telle que formulée par Hegel, ne s’opère pas seulement dans les dictatures militaires, elle s’observe également dans ce que Bergson puis Popperappellent la société ouverte (les États portés par les principes de tolérance, de démocratie et de transparence). Selon lui, tout État est totalitaire : « le mouvement de l’histoire non seulement ne précipite pas la chute de l’État mais il le renforce. C’est ainsi, hélas, que toutes les révolutions ont contribué à rendre l’État plus totalitaire ». Faisant allusion à Hegel, il poursuit : « La bourgeoisie n’a pas seulement fait la révolution pour prendre le pouvoir mais pour instituer le triomphe de la Raison par l’État »120. Et il précise que, dès lors que les humains n’ont pas conscience de s’en remettre à l’État pour tout ce qui concerne leur existence, toute discussion sur l’humanisme est vaine car toutes leurs prétentions à s’émanciper le sont également. Et plutôt que de parler de divinisation (terme qui renvoie à une manière d’être assumée), Ellul parle de sacralisation (qui désigne en revanche une posture inconsciente) : « ce n’est pas l’État qui nous asservit, même policier et centralisateur, c’est sa transfiguration sacrale »121.
La volonté d’humaniser le capitalisme se traduit également dans les années 1820 par une volonté de le réformer en profondeur, quand l’usage du mot socialisme commence à se généraliser122. Formant ce que l’on appellera plus tard le « socialisme utopique », ses promoteurs s’appellent Robert Owen, en Grande-Bretagne, Charles Fourier, Étienne Cabet et Philippe Buchezen France. On peut les considérer comme « humanistes » au sens où ils « refusent la réduction de l’homme à la marchandise »123 et où ils expriment leur confiance dans l’homme, du fait qu’il peut façonner, transformer, le monde. Ne contestant pas spécialement la pression des machines sur les humains, ils retirent au contraire du phénomène de l’industrialisation un idéal d’émancipation.
Le plus prosélyte d’entre eux est Saint-Simon. Il voit dans l’industrialisation le moteur du progrès social et aspire à un gouvernement exclusivement constitué par des producteurs (industriels, ingénieurs, négociants…) dont le devoir serait d’œuvrer à l’élévation matérielle des ouvriers au nom d’une morale axée sur le travail et la fraternité124. Conçue comme une « science de la production » au service du bien-êtrecollectif, cette approche s’exprime dans un vocabulaire religieux (Catéchisme des industriels, 1824 ; Nouveau christianisme, 1825). En 1848, Auguste Comte fait même du saint-simonisme une église hiérarchisée, l’Église positiviste.
En 1841, Ludwig Feuerbach, ancien disciple de Hegel, en devient le principal critique en publiant L’Essence du christianisme, un ouvrage fondateur d’un véritable courant matérialiste. Selon son auteur, croire en Dieu est un facteur d’aliénation : dans la religion, l’homme perd beaucoup de sa créativité et de sa liberté125. De par sa prise de distance avec le phénomène religieux, l’ouvrage s’inscrit dans sillage de la philosophie humaniste. Il va toutefois inciter Karl Marx et Friedrich Engels à critiquer très sévèrement la part idéaliste de l’humanisme (lire infra).
En 1845, dans la sixième thèse sur Feuerbach, Marx écrit que « l’essence humaine, c’est l’ensemble des rapports sociaux ». Il inaugure ainsi une critique de l’humanisme en tant que conception idéaliste de l’homme126 : « Les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale. Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. »127.
La question de savoir si Marx est humaniste ou non s’est fréquemment posée au xxe siècle128,129. Les avis sont partagés. Lucien Sève, par exemple, estime que c’est le cas mais Louis Althusser pense le contraire. Selon lui :
Avant 1842, Marx est un humaniste traditionnel. Marqué par Kant (qui fait l’apologie du sujet et selon qui celui-ci doit toujours choisir son action de sorte qu’elle devienne « la règle de l’humanité) mais aussi par les libéraux anglais (qui font coïncider l’intérêt de l’individu avec l’intérêt général), il évoque tout comme eux « l’essence de l’homme ».
De 1842 à 1845, Marx ne pense plus à « l’homme » mais aux hommes, dans leur pluralité. Et il estime qu’ils peuvent aussi bien obéir à la déraison qu’à la raison. À la différence de « l’homme », qui n’est qu’une idée abstraite et idéale, les hommes sont des entités concrètes, inscrites dans l’Histoire. Or l’Histoire résulte du conflit entre la raison et la déraison, la liberté et l’aliénation.
À partir de 1845, Marx non seulement rompt avec toute théorie sur « l’essence de l’homme » mais il estime que toutes les théories de ce type (qu’il regroupe sous le terme « humanisme ») forment une idéologie, un moyen plus ou moins conscient pour les individus qui les propagent d’entretenir une forme de domination sur d’autres individus. Il entreprend alors de fonder une théorie de l’Histoire sur autre chose que « l’homme »130.
Jacques Ellul estime que l’analyse d’Althusser est biaisée : si, comme il le prétend, Marx devient un anti-humaniste, c’est parce qu’il taxe l’humanisme d’idéalisme. Mais ce faisant, il appelle de ses vœux un humanisme matérialiste : « il rejette la philosophie humaniste du xixe siècle bourgeois. (…) Mais cela ne signifie en aucun cas qu’il n’est pas un humaniste. Si « humanisme » signifie donner à l’homme une place privilégiée, dire qu’il est créateur d’Histoire et qu’il peut seul se choisir pour devenir quelque chose de nouveau, alors Marx est parfaitement humaniste »131. Ellul considère par conséquent que Marx incarne à lui seul le passage d’un certain type d’humanisme (que Marx fustige) à un autre type d’humanisme (qui se concrétisera de fait et qu’on appelle aujourd’hui « humanisme-marxiste »).
En 1859, Marx écrit : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. (…) On ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle. »132. Et il considère que les institutions politiques, les lois, la religion, la philosophie, la morale, l’art, la conscience de soi… (qu’il regroupe sous le terme « superstructures ») sont façonnés, déterminées, par les conditions de production (climat, ressources naturelles), les forces productives (outils, machines) et les rapports de production (classes sociales, domination, aliénation, salariat…), qu’il appelle « infrastructures ».
Dans L’évolution de l’Homme(1879), de Ernst Haeckel, l’homme constitue le point culminant de toute l’évolution.
L’argument selon lequel la science prend le relai de la religion imprègne toute la pensée du xixe siècle et culmine en 1859 quand le paléontologue anglais Charles Darwin publie De l’origine des espèces, ouvrage aujourd’hui considéré comme le texte fondateur de la théorie de l’évolution. Sur la base de recherches scientifiques, il avance l’idée que les espèces vivantes, végétales et animales, descendent d’autres espèces, les plus anciennes ayant disparu, et qu’il est possible d’établir une classification en vue de déterminer leurs « liens de parenté » (thèse de la sélection naturelle).
Accessible au grand public, ce livre fait l’objet de débats intenses et passionnés, qui ne prendront fin que beaucoup plus tard, suscitant notamment l’opposition de l’Église anglicane133 et du Vatican134 car il contredit la théorie religieuse en vigueur à l’époque de la création divine des espèces de manière séparées et leur immutabilité. Cette réaction des Églises leur sera préjudiciable.
En 1866, le naturaliste allemand Ernst Haeckel commence à représenter la filiation des espèces sous la forme d’arbres généalogiques : les arbres phylogénétiques. On notera que, loin de figurer l’homme comme une espèce parmi d’autres, et donc de le déprécier, il le place systématiquement en bout de chaîne, comme constituant le point le plus avancé de l’évolution de la nature. Ce type de représentation s’inscrit dans la pure tradition humaniste135.
L’homme objet, l’argent sujet
En 1867, dans Le Capital, Marxconteste la glorification de l’homme en tant que « sujet », visioninaugurée par Kant et la philosophie des Lumières. Dans le monde capitaliste, explique-t-il, l’économiefaçonne entièrement les modes de vie, la circulation de l’argent joue un rôle « capital » et le fruit du travail des hommes n’étant plus considéré que comme une vulgaire marchandise, les humains, pour se sentir reconnus, en viennent à « fétichiser toute marchandise », ils lui sont aliénés. Aux yeux de Marx, « l’essence » de l’homme et la « nature humaine » sont par conséquent des concepts philosophiques ne présentant plus aucun intérêt. Ellul résume ainsi la position de Marx : « Un nombre croissant d’individus cessent de pouvoir agir sur la société : ils cessent d’être sujets pour être transformés en objets. Et c’est l’argent, qui devrait être objet, qui devient sujet »136.
Si l’on prétend encore s’intéresser à l’homme, explique Marx, c’est vers l’étude de ses « conditions » matérielles qu’il faut désormais se tourner puis, ensuite, vers les modalités selon lesquelles on peut agir pour les abolir et ainsi se désaliéner. Ellul avance la thèse que si les marxistes n’ont jamais réussi à réaliser le projet émancipateur de Marx par la révolution, c’est parce qu’il n’ont pas compris ce que dit Marx à propos de l’argent : le problème majeur n’est pas tant de savoir qui sont ceux qui l’accumulent à leur profit puis de les renverser que l’argent lui-même : celui-ci en effet est devenu
« … le médiateur de toutes les relations. Quelle que soit la relation sociale, elle est médiatisée par l’argent. Au travers de cet intermédiaire, l’homme considère son activité et son rapport aux autres comme indépendants de lui et dépendants de cette grandeur neutre qui s’interpose entre les hommes. Il a extériorisé son activité créatrice, dit Marx, qui ajoute : L’homme n’est plus actif en tant qu’homme dans la société, il s’est perdu. Cessant d’être médiateur, il n’est plus homme dans la relation avec les autres ; il est remplacé dans cette fonction par un objet qu’il a substitué à lui-même. Mais en agissant ainsi en considérant sa propre activité comme indépendante de lui, il accepte sa servitude. (…) Dans la médiation de l’argent, il n’y a plus aucune espèce de relation d’homme à homme ; l’homme est en réalité lié à une chose inerte et les rapports humains sont alors réifiés. »
— Jacques Ellul, La pensée marxiste, La table ronde, coll. « Contretemps », 2003, p. 175.
Reprenant l’argument d’Althusseraffirmant que Marx est un antihumaniste, Ellul rétorque que ce n’est pas Marx qui est antihumaniste mais son époque, dès lors que les relations entre les humains sont totalement dépendantes de l’argent dont ils disposent. alors que cet argent ne devait rester pour eux qu’un vulgaire objet, ils en sont devenus la « chose »137.
« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? (…) La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? »
Ernest Renan souhaite en 1890 que l’humanité soit « organisée scientifiquement ».
Cette formule de Nietzsche et sa théorie du surhomme sont souvent interprétées comme l’expression de la volonté de puissance, l’orgueil prométhéen, l’hybris. Certains138 y voient également la formulation d’une crainte sourde : que la croyance en Dieu s’éteignant, la religiosité n’emprunte d’autres voies139… notamment celle de l’humanisme. Déjà, en 1846, dans Misère de la philosophie, Pierre-Joseph Proudhon voyait dans celui-ci « une religion aussi détestable que les théismes d’antique origine »140.
Nietzsche ne dit pas explicitement que l’humanisme constitue une nouvelle religion mais il avance l’idée qu’une majorité de ses contemporains font du progrès un mythe et qu’à travers celui-ci, ils croient en l’homme comme on croit (ou croyait) en Dieu (lire supra). En 1888, il écrit ces mots :
« L’humanité ne représente nullement une évolution vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus élevé au sens où on le croit aujourd’hui. Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. L’Européen d’aujourd’hui reste, en valeur, bien au-dessous de l’Européen de la Renaissance ; le fait de poursuivre son évolution n’a absolument pas comme conséquence nécessaire l’élévation, l’accroissement, le renforcement. »
— L’Antéchrist. Trad. Jean-Jacques Pauvert, 1967, p. 79
De fait, deux ans plus tard, dans L’avenir de la science, Ernest Renanécrit : « organiser scientifiquement l’humanité, tel est le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention »141. Il devient ainsi l’apôtre du scientisme, vision du monde s’inscrivant dans le sillage du rationalisme, du saint-simonisme et du positivisme, selon laquelle la science expérimentale prime sur les formes plus anciennes de référence (notamment religieuses) pour interpréter le monde142.
Pour certains critiques, l’athéismede Nietzsche a donc une conséquence que lui-même redoutait : une mystification de l’humanisme143,144. Pour d’autres, il signifie carrément la mort de l’humanisme : « en déplaçant l’homme de son statut de l’être, de son humanité vers sa nature la plus primitive, Nietzsche (…) déplace l’homme du piédestal de sa conscience pour le remettre sur pieds et sur terre, il le ramène à son corps et à sa biologie »145. S’il est permis d’analyser la pensée de Nietzsche comme une « réduction de l’humain à la biologie », celle-ci préfigure alors des thèses qui fleuriront au xxe siècle (lire infra). En tout cas, quelques années seulement après la mort de Nietzsche, un philosophe marqué par lui, Jules de Gaultier, critique vertement le scientisme : « aucune conception n’est plus contraire à l’esprit scientifique que cette croyance en un finalisme métaphysique. C’est purement et simplement un acte de foi. Le scientisme relève, sous ce jour, d’une croyance idéologique comme les diverses religions relèvent de la croyance théologique »146.
L’idéologie scientiste disparaîtra au début du xxe siècle et Jacques Ellull’expliquera en disant que « l’activité scientifique est (désormais) surclassée par l’activité technique (car) on ne conçoit plus la science sans son aboutissement technique », ses applications147. Stimulé par une quête permanente de confort, l’esprit utilitariste asservit la science à la technique et c’est cette dernière qui, à présent, est sacralisée :
« La technique est sacrée parce qu’elle est l’expression commune de la puissance de l’homme et que, sans elle, il se retrouverait pauvre, seul et nu, sans fard, cessant d’être le héros, le génie, l’archange qu’un moteur lui permet d’être à bon marché. »
Le début du siècle est ébranlé par les Guerres mondiales, les régimes totalitaires et les crises économiques. Chez les intellectuels, ces événements ruinent définitivement l’optimisme fondateur des Lumières152. Pourtant, au sein des populations, le confort domestique et les moyens de transport renforcent la « foi dans le progrès ». Au point que même les chrétiens, qui fustigeaient auparavant l’utilitarisme et le positivisme, participent de cet engouement153. Les avertissements d’un Georges Sorel, en 1908154, restent sans écho. Le progressismeest même célébré dans bon nombre de partis politiques.
Les régimes totalitaires infléchissent le débat sur l’humanisme : peut-on rester soi-même dans un mouvement de masse ? La politique est-elle une religion séculière ?…
Ici, seul contre tous, un homme refuse de faire le salut nazi en 1936.
Apparus au xviiie siècle et rigoureusement constitués à la fin du xixe, ceux-ci passionnent désormais les foules (création en France du Parti radical en 1901 et de la SFIO en 1905). En 1917, la Révolution russe, dont l’objectif proclamé est de concrétiser les analyses de Marx, va peu à peu scinder l’humanité en deux camps, le capitalisme et le socialisme, selon les principes économiques préconisés par le libéralisme ou au contraire le marxisme.
Après la Seconde guerre, Raymond Aron estime que, de par les espoirs qu’elle suscite, la politique est devenue une « religion séculière »155. Pendant plusieurs décennies, les deux blocs vont s’opposer par petites nations interposées et quand, à la fin du siècle, prend fin cette « Guerre froide » et que, partout sur la planète, le marché dicte ses lois et impose ses effets (conflits armés locaux, pauvreté, précarité…) mais que, paradoxalement, on qualifie cette période de « détente », les concepts d’illusion politique156 et de religion politique157 restent marginalement traités.
À la fin du siècle et encore aujourd’hui, le mot « humanisme » est très fréquemment prononcé dans le milieu politique mais deux facteurs concourent à sa relativisation, voire son effacement, chez les intellectuels :
les évolutions de l’électroniqueet de l’informatique sont telles qu’on les rassemble généralement sous le qualificatif de « révolution », la révolution numérique. Certains considèrent que s’ouvre une nouvelle ère. Le débat sur l’humanisme se structure alors sur les promesses du transhumanismeet les inquiétudes du post-humanisme.
Au début du siècle, à l’image des arts plastiques, qui, avec le cubisme, l’abstractionou le dadaïsme, brisent tous les codes de la représentation, les sciences humaines tendent à établir des diagnostics de plus en plus incertains et déstabilisants, tant ils bousculent les critères d’appréciation de la pensée ayant cours jusqu’à présent.
En 1900 parait L’Interprétation du rêve, un ouvrage rédigé par un médecin autrichien, Sigmund Freud. À peine remarqué sur le coup, ce livre va marquer la fondation d’une nouvelle discipline, la psychanalyse. À l’opposé d’un Descartes, qui postulait qu’il n’y a pas de connaissance possible sans une solide conscience de soi, puis d’un Kant, qui surenchérissait en faisant primer le sujet sur l’objet, Freud affirme que le moi ne peut en aucune manière être considéré comme une instance totalement libre : il est au contraire pris en étau, « complexé », entre le « ça » (constitué de toutes sortes de pulsions, essentiellement d’ordre sexuel) et le « surmoi » (ensemble de règles morales édictées par la société). Freud précise que, dès lors que les humains se préoccupent avant tout de répondre aux attentes sociales, ils refoulent leurs pulsions dans l’inconscient, rendant celles-ci toujours plus pressantes. Continuellement en proie au conflit, ils en deviennent chroniquement malades, névrosés. Vu sous cet angle, « l’homme » perd l’autorité naturelle dont l’humanisme de la Renaissance puis celui des Lumières l’avaient d’office auréolé. Bien que contestée par quelques confrères de Freud, cette thèse fera un temps autorité.
En 1917, analysant le processus de recul des croyances religieuses au profit des explications scientifiques, le sociologue allemand Max Weberutilise une expression qui sera ensuite fréquemment commentée : « le désenchantement du monde ». Par cette formule, Weber signifie une rupture traumatisante avec un passé considéré comme harmonieux, une perte de sens et un déclin des valeurs, du fait que le processus de rationalisation dicté par l’économie tend de plus en plus à imposer ses exigences aux humains161.
Dans les pays anglo-saxons, ces positions sont qualifiées d’anti-humanisme(en), car déterministes, accordant aux individus une marge de liberté moindre. L’Allemand Walther Rathenau déplore que le perfectionnement exponentiel des machines et des outils ne s’accompagne pas d’un progrès spirituel162 et le Français Paul Valéry, commentant le bilan meurtrier de la Première Guerre mondiale et décrivant la science comme « atteinte mortellement dans ses ambitions morales » et « déshonorée par la cruauté de ses applications » évoque une « crise de l’esprit »163.
La question du machinisme
Durant les années 1920 et 1930, un grand nombre d’intellectuelsadoptent des positions critiques sur l’emprise des machines sur les humains, notamment dans le monde du travail164.
En 1921, Romain Rolland publie La révolte des machines ou La pensée déchaînée, le scénario d’un film de fiction s’inspirant du mythe de Prométhée165. Et recevant le Prix Nobel de littérature en 1927, Henri Bergson prononce ces mots : « On avait pu croire que les applications de la vapeur et de l’électricité, en diminuant les distances, amèneraient d’elles-mêmes un rapprochement moral entre les peuples : nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien »166. La même année, Henri Daniel-Rops estime que « le résultat du machinisme est de faire disparaître tout ce qui, en l’homme, indique l’originalité, constitue la marque de l’individu »167. En 1930, dans La Rançon du machinisme, Gina Lombroso voit dans l’industrialisation un symptôme de décadence intellectuelle et morale168. L’année suivante, Oswald Spengler écrit : « La mécanisation du monde est entrée dans une phase d’hyper tension périlleuse à l’extrême. […] Un monde artificiel pénètre un monde naturel et l’empoisonne. La civilisation est elle-même devenue une machine »169. Et dans De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale, Nicolas Berdiaev écrit : « si la technique témoigne de la force et de la victoire de l’homme, elle ne fait pas que le libérer, elle l’affaiblit et l’asservit aussi. Elle mécanise sa vie, la marquant de son empreinte. (…) La machine détruit l’intégralité et la coalescence anciennes de la vie humaine »170,171. Et deux ans plus tard, dans L’homme et la machine, il estime que « l’apparition de la machine et le rôle croissant de la technique représentent la plus grande révolution, voire la plus terrible de toute l’histoire humaine ».
En 1932, dans son récit d’anticipationLe meilleur des mondes, Aldous Huxley décrit un univers conditionné par les sciences génétiques. L’année suivante, Georges Duhamel écrit : « La machine manifeste et suppose non pas un accroissement presque illimité de la puissance humaine, mais bien plutôt une délégation ou un transfert de puissance. (…) Je ne vois pas, dans le machinisme, une cause, pour l’homme, de décadence, mais plutôt une chance de démission. (…) Nous demandons à nos machines de nous soulager non seulement des travaux physiques pénibles, mais encore d’un certain nombre de besognes intellectuelles. (…) Notre goût de la perfection, l’une de nos vertus éminentes, nous le reportons sur la machine »172. En 1934, dans Technique et civilisation, Lewis Mumford s’interroge : « En avançant trop vite et trop imprudemment dans le domaine des perfectionnements mécaniques, nous n’avons pas réussi à assimiler la machine et à l’adapter aux capacités et aux besoins humains »173. La même année, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weildécrit le progrès technique comme n’apportant nullement le bien-être mais la misère physique et morale : « Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort »174. En 1936, dans une scène célèbre de son film Les Temps modernes, montrant un ouvrier pris dans les engrenages d’une gigantesque machine, Charles Chaplin soulève la question de l’aliénation dans le travail mécanisé.
En 1919 et 1920, à la suite du traumatisme causé par la défaite de la Première Guerre mondiale et dans un contexte marqué par le développement du machinisme, l’historien et philologue allemand Werner Jaeger publie deux articles intitulés respectivement Der humanismus als Tradition und Erlebnis (« L’humanisme en tant que tradition et expérience ») et Humanismus und Jugendbildung(« Humanisme et formation de la jeunesse »). Ils conduisent, en 1921, le philosophe Eduard Spranger(de) à appeler de ses vœux un « troisième humanisme », dans la continuité d’un « premier humanisme », auquel il associe Érasme, et d’un « néo-humanisme » (Neuhumanismus) qui fait référence à Goethe et son cercle.
L’expression « troisième humanisme » apparaît chez Jaeger lui-même en 1934, un an après l’arrivée d’Hitler au pouvoir et deux ans avant qu’il n’émigre aux États-Unis pour fuir le nazisme. Ce concept « participe de l’idée d’un affaiblissement des « valeurs » traditionnelles, accablées par les maux d’une modernité aussi délétère que mal définie. Il se présente (…) comme une tentative de régénération (et) se traduit par l’abandon des certitudes positivisteset historicistes de la fin du xixe siècle. Il se veut une réponse au besoin de « réorientation » dont l’érudition de l’époque weimariennese fait l’écho. Il s’inscrit d’autre part dans la tradition de retour aux Grecs qui, depuis la Goethezeit, n’a cessé d’alimenter la vie intellectuelle allemande175. (…) Les recherches de Jaeger sont en effet guidées par une intuition : celle que l’homme grec fut toujours un homme politique, que l’éducation et la culture, en Grèce ancienne, furent inséparables de l’ordre communautaire de la polis. Aussi le nouvel humanisme ne peut-il être (…) qu’un humanisme politique, tourné vers l’action et ancré dans la vie de la cité »176.
Aux États-Unis, Jaeger poursuivra ses efforts pour promouvoir l’humanisme sur la base des valeurs de l’Antiquité grecque177 mais sans grand succès.
À peine revenus des camps de la mort, auxquels ils ont survécu, l’Italien Primo Leviet le Français Robert Antelme décrivent les souffrances qu’ils y ont enduré et les scènes d’horreur extrême dont ils ont été les témoins178. Des années plus tard, ils seront suivis par le Russe Alexandre Soljenitsyne, survivant des goulags soviétiques179.
Analysant en 2001 ces génocides et celui, plus récent, du Rwanda, l’essayiste Jean-Claude Guillebauds’interroge sur le sentiment d’impuissance qu’ils suscitent au sein des institutions internationales, sur la façon selon lui superficielle dont les médias en rendent compte ainsi que sur la légèreté avec laquelle, dans ce contexte, on ose encore parler d’humanisme :
« On pourrait s’indigner de l’incroyable légèreté du discours médiatique lorsqu’il évoque ce qu’on pourrait appeler « la nouvelle question humaniste ». Dans le babillage de l’époque, l’humanisme est parfois puérilement désigné comme une revendication gentille, désuète, attendrissante, moralisatrice, etc. La référence à l’homme est ingénument ravalée au rang d’un moralisme doux, d’une sorte de scoutisme que la technoscience n’admet plus qu’avec une indulgence agacée. Humanisme et universalisme sont perçus, au fond, comme les survivances respectables mais obsolètes d’un monde ancien180. »
En 1987, le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe trouve cependant à dire que « le nazisme est un humanisme, en tant qu’il repose sur une détermination de l’humanitas à ses yeux plus puissante, c’est-à-dire plus effective, que toute autre. (…) Qu’il manque à ce sujet l’universalité, qui définit apparemment l’humanitas de l’humanisme au sens reçu, ne fait pas pour autant du nazisme un anti-humanisme »25.
Tout aussi virulent à l’encontre de ce qu’on appelle l’« humanisme » mais toutefois plus nuancé en ce qui concerne les accointances de celui-ci avec les systèmes totalitaires, Claude Lévi-Strauss tient ces propos en 1979 :
« Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création. J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis des siècles, mais dirais-je, presque dans son prolongement naturel, puisque c’est en quelque sorte d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, ses parents, certaines catégories reconnues seules véritablement humaines, d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines, véritable pêché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction181. »
Floraison d’humanismes
Tout au long du siècle, des penseurs d’opinions très différentes, voire divergentes, se réclament de l’humanisme182. Cette prolifération contribuant à rendre le concept d’humanisme de plus en plus flou, elle fait l’objet de multiples débats183, notamment lorsque « humanisme » et « politique » sont mis en corrélation. Ainsi, en 1947 Jacques Ellul écrit :
« Sitôt que l’on parle d’humanisme, on est en plein dans le domaine des malentendus. On pense à un certain sentimentalisme, à un certain respect de la personne humaine, qui n’est qu’une faiblesse et un luxe bourgeois et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’un écrivain communiste (…) avait en partie raison quand il écrivait : « la dignité humaine, les droits de l’homme, le respect de la personne, etc, on en a les oreilles rebattues ». Cette réaction est dure, mais je crois qu’elle est légitime en face de tout ce que l’on a appelé « humanisme ». Et, en particulier, l’un des malentendus qu’il faudrait dissiper, c’est (l’idée) que la démocratie serait humaniste et respecterait l’homme et (que) la dictature serait anti-humaniste et mépriserait l’homme. Tout notre temps est absolument subjugué par cette erreur, par cette antinomie au sujet de l’homme, entre démocratie et dictature184. »
L’humanisme chrétien
L’expression « humanisme chrétien » date des années 1930185. Par la suite, certains y voient un phénomène né avec les premiers « intellectuels » chrétiens (Saint Justin, Origène, Clément d’Alexandrie…)186. De façon générale, l’expression est utilisée pour différencier les intellectuels chrétiens du xxe siècle de ceux qui se revendiquent athées.
Il faut rappeler que l’humanisme de la Renaissance a été porté par des penseurs qui étaient « chrétiens » non pas forcément par conversion mais parce que cela allait à l’époque de soi : au sortir du Moyen Âge, il était inconcevable de s’éloigner de la doxa de l’Église sous peine d’être frappé d’hérésie. Et c’est parce qu’au fil du temps les intellectuels se sont affranchis de la tutelle morale de l’Église au point d’adopter des postures ouvertement agnostiques, voire – après Nietzsche – athées, que certains d’entre eux, invoquant leur foi chrétienne, réagissent en manifestant leur volonté d’insuffler une éthique qui sera en définitive qualifiée d’humanisme chrétien.
En France, c’est le cas notamment de Charles Péguy187, Léon Bloy, Georges Bernanos et Emmanuel Mounier ainsi que Jacques Maritain, le seul d’entre eux à prôner, en 1936, un humanisme d’un nouveau type qu’il qualifie d’intégral188, qu’il place sous le signe de la transcendance et de la « dignité transcendante de l’homme » et qu’il oppose à « un humanisme anthropocentrique refermé sur lui-même et excluant Dieu »38. Un certain nombre d’écrivains sont souvent rangés dans la catégorie « humanisme chrétien », dont principalement Julien Green38.
A la fin du siècle, le pape Jean-Paul II se positionne sur la question de l’humanisme en développant une critique de l’utilitarisme et du productivisme : « L’utilitarisme est une civilisation de la production et de la jouissance, une civilisation des “choses” et non des “personnes”, une civilisation dans laquelle les personnes sont utilisées comme des choses »191.
L’humanisme athée
On regroupe généralement sous l’étiquette « humanisme athée » les penseurs qui, dans le sillage de Marx, Nietzsche et Freud(surnommés maîtres du soupçonpar Paul Ricœur) contestent catégoriquement non seulement la religion mais la foi en Dieu.
Théologien catholique, Henri de Lubac déplore en 1944 ce qu’il appelle « le drame de l’humanisme athée », dont il situe les origines au xixe siècle, dans les prises de positions de Feuerbach, Saint-Simon et Comte192. Bien qu’occupant une place majeure dans le clergé (il est cardinal), de Lubac ne taxe pas ceux-ci d’anti-humanistes et ne porte pas sur eux un jugement normatif. Il ne peut d’ailleurs les condamner car l’Église n’exerce plus sur les consciences l’autorité dont elle disposait jusqu’alors. Il considère en revanche l’athéisme comme un fait social, une donnée objective avec laquelle les chrétiens (et pas seulement le clergé) doivent désormais composer. Il prend au sérieux les revendications des athées au libre arbitre et trouve digne et courageuse la position de Dostoïevski quand il pose la question : « mais alors, que deviendra l’homme, sans Dieu et sans immortalité ? Tout est permis, par conséquent, tout est licite ? »193. Cette position traduit selon lui l’angoisse et le doute que le Christ lui-même a exprimé peu avant de mourir : « Mon dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? » (Mc 15,34 et Mt 27,46).
En France, Jean-Paul Sartre et Albert Camus sont eux aussi considérés fréquemment comme des humanistes athées197. Certains, toutefois, font remarquer que si l’athée est « celui pour qui la question de Dieu ne se pose pas », cet adjectif ne s’applique pas à Camus : non seulement celui-ci n’est pas « indifférent à la question de Dieu » mais il s’efforce de se confronter à elle. Il est donc préférable de qualifier Camus d’agnostique198.
Dans le sillage de l’idéologie scientiste du xixe siècle, quelques intellectuels européens, aussi bien chez les athées que chez les chrétiens, s’efforcent dans les années 1950 de promouvoir un humanisme qui serait basé sur les avancées de la science, notamment les théories de l’évolution, mais formulé dans une rhétorique religieuse assumée. C’est le cas principalement du français Teilhard de Chardin et de l’anglais Julian Huxley, le second traduisant les ouvrages du premier en anglais.
Dans Le Phénomène humain, paru juste après sa mort en 1955 et qu’il qualifie lui-même d’« introduction à une explication du monde », Teilhard établit une relation entre ses recherches en paléontologie et ses positions en tant que théologien. Selon lui, l’univers est en constante évolution vers des degrés toujours plus hauts de complexité et de conscience. Et il appelle « point Oméga » l’aboutissement de cette évolution. Relatant en 1956 l’approche de Teilhard (mais aussi celles d’Huxley et du zoologiste Albert Vandel), l’essayiste André Niel parle d’« humanisme cosmologique »199.
En 1957, Huxley, qui a fondé cinq ans plus tôt l’Union internationale humaniste et éthique et qui est biologiste, forge l’expression « humanisme évolutionnaire » et reprend le mot « transhumanisme »200, cette fois pour lui donner le sens qu’on lui donne aujourd’hui : pour promouvoir l’idée que les humains sont désormais capables de dépasser leur condition grâce à la science et aux moyens techniques. Tel Auguste Comte qui voulait ériger le positivisme en église (lire infra), et bien que se réclamant rationalistecomme lui, Huxley souhaiterait que l’humanisme devienne une religion, une « religion de l’homme »201,202,14.
En 1963, Bernard Charbonneauqualifie Teilhard et Huxley de « prophètes d’un âge totalitaire »203.
Quand sont écrasés les trois grands régimes fascistes mondiaux (en Allemagne, en Italie et au Japon), s’ouvre une vaste lutte d’influence (dite Guerre froide) entre les deux grands « blocs », l’URSS et les États-Unis. Les révélations au sujet des massacres en URSS posent la question : humanisme et marxisme sont-ils compatibles ? En France, Maurice Merleau-Ponty ouvre le débat en 1947 avec Humanisme et terreur207, une compilation d’articles parus l’année précédente dans la revue Les Temps Modernes et qui, bien que remettant en cause les allégations de Koestler208, ont alors suscité de violentes polémiques dans les milieux intellectuels, notamment cette phrase : « Il n’y a que des violences, et la violence révolutionnaire doit être préférée parce qu’elle a un avenir d’humanisme […] Nous n’avons pas le choix entre la pureté et la violence, mais entre différentes sortes de violences »209. Cinq ans plus tard, le philosophe rompt finalement avec le marxisme et avec Sartre210, selon qui « le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps »211.
Quelques intellectuels communistes défendent le concept d’humanisme-marxiste en évitant de remettre en cause la doctrine marxiste. C’est le cas notamment, en 1957, de Roger Garaudy212, membre actif du PCF, qui, après avoir été ouvertement stalinien, s’ouvre aux théories d’Antonio Gramsci (auxquelles s’oppose alors Althusser) et « qui promeut un matérialisme dans lequel l’homme, en étant ouvert au dialogue avec d’autres visions du monde, notamment chrétiennes, peut se créer lui-même »213.
C’est également le cas, en 1958, de la trostkyste américaine Raya Dunayevskaya214, qui combat le stalinisme sans mettre en cause le léninisme215, et celui, en 1968, d’Adam Schaff, qui représente la fraction la plus conservatrice du communisme polonais et se réclame lui aussi de l’humanisme205,216.
En 2018, le sociologue et philosophe marxiste Michael Löwyvoit en Ernest Mandel (1923-1995) un « humaniste révolutionnaire », au motif qu’il considérait que « le capitalisme est inhumain » et que « l’avenir de l’humanité dépend directement de la lutte de classe des opprimés et des exploités »217.
La psychologie humaniste
L’idéal humaniste gagne également certains secteurs des sciences humaines, notamment la psychologie aux États-Unis. En 1943, l’Américain Abraham Maslowpublie son premier ouvrage218. Son impact est tel que son auteur est considéré dans son pays comme l’initiateur d’un nouveau courant, la psychologie humaniste. Sa théorie de la motivation et du besoin (connue sous le nom de pyramide des besoins de Maslow) postule que le comportement des hommes est régi par la satisfaction de différents besoins : viennent d’abord les besoins physiologiques élémentaires, puis les besoins de sécurité ; ensuite le besoin d’être aimé des autres puis celui d’être reconnu par eux. Chaque besoin assouvi conduit les humains à aspirer à la satisfaction d’un besoin supérieur. Au sommet de la pyramide vient le besoin d’accomplissement de soi.
La psychologie humaniste introduit le postulat de l’autodétermination et s’appuie sur l’expérience consciente du patient : il s’agit de développer chez lui la capacité de faire des choix personnels (volontarisme). Selon les théoriciens de cette approche (outre Maslow, citons Carl Rogers), l’être humain est fondamentalement bon : s’il suit sa propre expérience et se débarrasse des conditionnements qui limitent sa liberté, il évoluera toujours positivement.
À la suite des tragédies de la Seconde Guerre, le courant de la psychologie humaniste est considéré comme exagérément optimiste en Europe. Introduit en France dans les années 1970 par Anne Ancelin Schützenberger219, il reste relativement peu répandu.
Dans leur Dialectique de la Raison, publiée en 1947 (mais seulement traduite en France en 1974222), Theodor W. Adorno et Max Horkheimer se demandent comment il est possible que la raison ait été défaillante au point de ne pas pouvoir anticiper la barbarie puis empêcher qu’elle perdure. Selon eux, une forme d’abêtissement général est à l’œuvre du fait que le monde occidental est structuré par l’industrie culturelle, la publicité et le marketing, qui constituent une forme difficilement perceptible de propagande du capitalisme. Tout cela, donc, non seulement ne provoque pas l’émancipation des individus mais au contraire les assujettit à un fort désir de consommer et génère une uniformisation des modes de vie, un nivellement des consciences. À force de matraquage médiatique, le capitalisme impose dans les consciences une conception du monde qui contribue, disent les philosophes marxistes, à imposer de facto un « anti-humanisme » : toute tentative pour penser et instituer une nouvelle forme d’humanisme s’annonce donc a priori ardue.
Certains critiques estiment toutefois que, contrairement à ce que peut induire a priori le discours d’Adorno, il faut voir en celui-ci un humaniste. Car s’il se livre à une critique radicale de la « vie fausse », cette critique permet en définitive d’envisager en creux la conception d’une « vie juste »223.
En marge du débat sur les effets du progrès techniquesur les humains, mais alors qu’aux lendemains de la tragédie de la Guerre bon nombre d’intellectuels se demandent si le terme « humanisme » a encore un sens, Sartre jette en 1944, dans L’Être et le Néant224, les bases de sa doctrine : l’existentialisme.
Aux marxistes, qui n’y voient qu’une « philosophe de l’impuissance », bourgeoise, contemplative et individualiste, il répond deux ans plus tard, lors d’une conférence à la Sorbonne. Selon lui, malgré le poids des déterminations économiques et sociales identifiées par Marx, mais dès lors qu’il est capable de les identifier, l’homme peut se réaliser, s’épanouir : l’existentialisme est d’autant plus un humanisme que l’homme est athée et que, unique créateur de ses valeurs, il assume courageusement sa solitude et ses responsabilités225. Il existe(matériellement) avant d’être (c’est-à-dire avant de décider d’être ceci ou cela) : « l’existence précède l’essence ».
En 1947, soit un an après la conférence de Sartre, Heidegger est à son tour interrogé : le mot « humanisme » est-il encore approprié ? Dans la Lettre sur l’humanisme, un texte assez court mais dense, le philosophe définit l’humanisme comme « le souci de veiller pensivement à ce que l’homme soit humain et non inhumain, privé de son humanité »226 et il estime que donner du sens à ce mot revient à questionner « l’essence de l’homme » en écartant la définition traditionnelle de « l’homme animal raisonnable ». Considérant que seul un homme est capable d’élaborer une pensée abstraite et que cette capacité tient au caractère subtil, complexe, de son langage, il pense toutefois que les humains auraient tort de se revendiquer « humanistes » de façon inconsidérée, dès lors que, de plus en plus dominés par la technique, ils tendent à devenir étrangers à eux-mêmes. Il conclut qu’on ne peut prendre position sur l’humanisme qu’en s’attelant à cette question.
Heidegger est généralement considéré comme un « anti-humaniste ». L’essayiste Jean-Claude Guillebaud estime que les choses sont plus complexes :
« Pour Heidegger, le désenchantement du monde, son asservissement par la technique, l’assujettissement de l’humanitas à la rationalité marchande ne sont pas des atteintes portées à l’humanisme, mais l’aboutissement de l’humanisme lui-même. C’est-à-dire du projet d’artificialisationcomplète de la nature par la culture humaine, d’un arraisonnement du naturel par le culturel, d’une volonté de maîtrise absolue du réel par la rationalité humaine. (…) Pour Heidegger, la science, la technique, la technoscience, ne constituent en rien un naufrage de l’humanisme traditionnel, mais tout au contraire son étrange triomphe227. »
Guillebaud cite alors le philosophe et juriste Bernard Edelman : « Par là même, l’humanisme révèle sa véritable nature : une alliance coupable de la philosophie et de la science, qui a réduit la philosophie à une pensée technique »228. Puis il poursuit son argumentation :
« L’humanisme n’aurait eu d’autre fin que d’asservir la nature à la rationalité et celle-ci à la technique. Toute l’œuvre de Heidegger peut s’interpréter comme une critique en règle de cet humanisme dévoué à la « facticité », tournant dramatiquement le dos à la nature, désenchantant le monde et finissant par priver peu à peu l’être humain de tout principe d’humanité, de toute humanitas229. »
« L’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des Etats Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction. »
En marge de ces événements, quelques intellectuels ouvrent un nouveau volet de la réflexion sur l’humain : la technocritique. Certains d’entre eux continuent de questionner le machinisme (c’est le cas notamment du sociologue Georges Friedmann232 et de l’écrivain Georges Bernanos233) mais la plupart tentent d’analyser la rationalité qui sous-tend non seulement la fabrication des machines mais aussi l’organisation du travail et la vie quotidienne. Ils ne parlent plus alors des techniques mais de latechnique, comme on parle de la science.
En 1946, dans La perfection de la technique, Friedrich Georg Jüngerconsidère que ce qu’on appelle « le progrès technique » correspond à un déficit spirituel, que la raison cherche à dissimuler234. En 1948, dans La mécanisation au pouvoir, Siegfried Giedion écrit : « Les relations entre l’homme et son environnement sont en perpétuel changement, d’une génération à l’autre, d’une année à l’autre, d’un instant à l’autre. Notre époque réclame un type d’homme capable de faire renaître l’harmonie entre le monde intérieur et la réalité extérieure »235.
« En dépit de toutes les perversions qu’a pu couvrir le discours humaniste, c’est à un humanisme concretqu’Orwell nous demande de nous tenir, même s’il faut sans cesse le reformuler à cause de ses compromissions historiques. S’il y a un espoir, il n’est pas dans telle catégorie sociale ou idéalisée, dans tel groupe humain sacralisé, encore moins dans tel individu charismatique. S’il y a un espoir, il ne peut être qu’en l’homme et en tout homme, à commencer par soi-même, et par ceux que l’on côtoie ici et maintenant. Parce que la menace antihumaniste est présente au cœur de l’être humain, c’est au cœur de chaque homme que se joue la lutte pour l’humanité. Personne n’a le droit de se reposer sur l’idée qu’il y aura toujours des êtres d’exception, des héros, des « hommes dignes de ce nom » chargés à sa place de perpétuer la dignité de l’espèce237. »
En 1950, le mathématicien américain Norbert Wiener, souvent présenté comme un humaniste238, publie un livre intitulé The Human Use of Human Beings (« l’usage humain des êtres humains ») dans lequel il envisage la « machine à décision »239.
En 1952, dans La Technique ou l’enjeu du siècle, Jacques Ellulpartage en grande partie ce pessimisme car il estime qu’en l’état des choses, la technique est devenue un processus autonome, qui se développe par lui-même, sans véritable contrôle d’ensemble de la part des humains (au sens du dicton populaire « on n’arrête pas le progrès »). Pour enrayer ce processus, explique-t-il, il faudrait d’abord que les humains soient à même de différencier « la technique » de « la machine » (la seconde n’étant à ses yeux qu’un aspect superficiel de la première).
Ellul insiste sur le fait que « le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Et il ajoute que, s’ils tiennent à conserver un minimum de liberté, c’est à la prise de conscience de cette addiction à l’impératif d’efficacité que les humains doivent s’atteler240.
En 1956, dans L’Obsolescence de l’homme (qui ne sera traduit en France qu’en 2002242), Günther Anders qualifie de « décalage prométhéen » l’écart entre les réalisations techniques de l’homme et ses capacités morales puis de « honte prométhéenne » le sentiment de répulsion qu’il éprouve lorsqu’il est contraint de prendre conscience de cet écart243.
Les trois temps de l’humanisme
En 1956, dans un document produit pour l’Unesco et resté longtemps inédit244,245, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss identifie trois phases de l’humanisme : l’humanisme aristocratique (qui correspond à l’époque de la Renaissance, au cours de laquelle on a redécouvert les textes de l’Antiquité classique), l’humanisme exotique (correspondant au xixe siècle, quand l’Occident s’est ouvert aux civilisations de l’Orient et de l’Extrême-Orient) et l’humanisme démocratique, plus récent, grâce à l’apport de l’ethnologie, qui « fait appel à la totalité des sociétés humaines pour élaborer une connaissance globale de l’homme. » Lévi-Strauss précise :
« L’ethnologie et l’histoire nous mettent en présence d’une évolution du même type. (…). L’histoire, comme l’ethnologie, étudie des sociétés qui sont autres que celle où nous vivons. Elles cherchent toutes deux à élargir une expérience particulière aux dimensions d’une expérience générale, ou plus générale, qui devient ainsi accessible à des hommes d’un autre pays ou d’un autre temps. Comme l’histoire, l’ethnologie s’inscrit donc dans la tradition humaniste. (…) L’ethnologie fait appel à la totalité des sociétés humaines pour élaborer une connaissance globale de l’homme. (…) Elle opère simultanément en surface et en profondeur. »
En 1958, le philosophe Gilbert Simondon traite à son tour de la question technique246 mais plaide en faveur d’un nouvel humanisme qui, comme celui des Lumières, serait construit sur l’esprit encyclopédique mais qui, en revanche, « ne régresserait pas au statut d’idéologie européo-centriste et scientiste, (ladite idéologie) ayant pour nom « universalisme de la raison humaine » »247.
Selon Jean-Hugues Barthélémy, exégète de la pensée de Simondon, l’encyclopédisme tel que celui-ci l’envisage « n’a pas vocation à être un système du savoir absolu et définitif », comme cela a été le cas à partir des Lumières, il doit au contraire être « automodifiable ». Simondon appelle de ses vœux un « humanisme difficile », en opposition à l’« humanisme facile » (idéologique et figé) hérité des Lumières248 : « l’humanisme ne peut jamais être une doctrine ni même une attitude qui pourrait se définir une fois pour toutes ; chaque époque doit découvrir son humanisme, en l’orientant vers le danger principal d’aliénation »249.
« Stimulante et originale à plus d’un titre, elle repose néanmoins sur un postulat critiquable : une adhésion de principe à la logique technoscientifique. Pour lui, indiscutablement, la technique est « bonne » en soi puisqu’elle n’est jamais qu’une cristallisation de la pensée humaine. Elle est d’ailleurs, par essence, universaliste et libératrice. C’est elle qui fait éclater les particularismes, les préjugés ou les intolérances du passé. C’est elle qui remet en question les symbolisations normatives d’autrefois et libère l’homme contemporain des anciennes sujétions ou assignations collectives. (…) La démarche est à l’opposé de celle d’Ellul. Là où Ellul prône la résistance critique, Simondon propose au bout du compte le ralliement et même le syncrétisme. Là où Ellul se méfie du « processus sans sujet » incarné par la technoscience, Simondon fait l’éloge de l’universalismetechnoscientifique. Il l’oppose même à l’archaïsme et au particularisme de la culture traditionnelle. Là où Ellul campe sur un principe de transcendance, Simondon sacrifie à un relativisme intégral. Il assigne ipso facto à la philosophie un devoir d’adaptation, plus raisonnable à ses yeux que toute démarche critique ou toute résistance cambrée250. »
Guillebaud avance que l’« humanisme difficile » de Simondon prépare le terrain du transhumanisme (lire infra).
En 1964, dans L’Homme unidimensionnel, le philosophe allemand Herbert Marcuse décrit une humanité entièrement façonnée par les médias ainsi que les techniques de publicité et de marketing, qui créent de faux besoins. Et selon le Canadien Marshall McLuhan, les médias – par leur nature même – façonnent les individus bien plus que les messages qu’ils véhiculent : ils entretiennent l’illusion d’une prise directe avec le réel. En 1966, dans Sept études sur l’homme et la technique, Georges Friedmannestime que la technique tend à devenir un milieu environnant, en lieu et place du milieu naturel, sans même que les humains ne s’en émeuvent251. De même en 1967, dans La Société du spectacle, Guy Debord décrit les humains sous l’emprise des marchandises mais inconscients de cette aliénation. Et les débats de société lui paraissent extrêmement superficiels, glissant sur les événements sans jamais en saisir le sens profond : le monde n’est plus pour lui qu’un « spectacle »252.
« Si la poursuite du développement demande des techniciens de plus en plus nombreux, elle exige encore plus des sages de réflexion profonde, à la recherche d’un humanisme nouveau, qui permette à l’homme moderne de se retrouver lui-même, en assumant les valeurs supérieures d’amour, d’amitié, de prière et de contemplation. Ainsi pourra s’accomplir en plénitude le vrai développement, qui est le passage, pour chacun et pour tous, de conditions moins humaines à des conditions plus humaines.253. »
Et en 1968, le psychanalystegermano-américain Erich Frommestime lui aussi qu’il est souhaitable et possible d’humaniser la technique254.
En 1969 et 1973, le Français Alain Touraineet l’Américain Daniel Bell introduisent l’idée que les humains évoluent dans une « société post-industrielle » : les éléments matériels (matières premières et machines) qui caractérisaient la société industriellesont désormais subordonnés à un grand nombre d’éléments immatériels (connaissance et information)255. Entretemps, dans La Société de consommation, Jean Baudrillard estime que les relations sociales sont à présent totalement structurées par la consommation.
En 1977, dans Le système technicien, Jacques Ellul avance la thèse que la technique forme désormais un système englobant. Lentement mais sûrement, les humains sont tenus de s’y conformer :
« Toute la formation intellectuelle prépare à entrer de façon positive et efficace dans le monde technicien. Celui-ci est tellement devenu un milieu que c’est à ce milieu que l’on adapte la culture, les méthodes, les connaissances des jeunes. L’humanisme est dépassé au profit de la formation scientifique et technique parce que le milieu dans lequel l’écolier plongera n’est pas d’abord un milieu humain mais un milieu technicien. (…) Lorsqu’on recherche un humanisme pour la société technicienne, c’est toujours sur la base que l’homme en question est avant tout fait pour la technique, le seul grand problème est celui de l’adaptation256. »
En 1988, dans Le bluff technologique, Ellul emprunte à Sartre et Jacquard l’expression « inventer l’homme »257. Mais, faisant référence à la montée de l’anthropotechnie, et comme Jacquard, c’est pour montrer aussitôt le caractère désespéré de cette formule258. Et devant l’émergence de ce que l’on appellera bientôt la « révolution numérique », il lâche ses mots : « le système technicien, exalté par la puissance informatique, a échappé définitivement à la volonté directionnelle de l’homme »259.
« La mort de l’homme »
En 1966, deux intellectuels français émettent des critiques radicales à l’encontre du concept d’humanisme, mais selon des points de vue très différents.
Guy Debordestime que, complètement immergés dans la société de consommation et l’univers des mass media, les humains sont façonnés par eux, « aliénés », au point de devenir des « barbares » :
« Le barbare n’est plus au bout de la Terre, il est là, constitué en barbare précisément par sa participation obligée à la même consommation hiérarchisée. L’humanisme qui couvre cela est le contraire de l’homme, la négation de son activité et de son désir ; c’est l’humanisme de la marchandise, la bienveillance de la marchandise pour l’homme qu’elle parasite. Pour ceux qui réduisent les hommes aux objets, les objets paraissent avoir toutes les qualités humaines, et les manifestations humaines réelles se changent en inconscience animale260. »
Debord développera cette idée l’année suivante dans son livre La société du Spectacle. Le terme « spectacle » ne signifiant pas « un ensemble d’images mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »261.
Michel Foucault, se référant au concept nietzschéen de « la mort de Dieu », annonce « la mort de l’homme », en tant qu’objet d’étude262 :
« Plus que la mort de Dieu (ou plutôt « dans le sillage de cette mort », selon une corrélation profonde avec elle, ce qu’annonce la pensée de Nietzsche), c’est la fin de son meurtrier ; (…) c’est l’identité du Retour du Même et de l’absolue dispersion de l’homme. (…) L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine263. »
Et considérant que toutes les positions morales et culturelles se valent, sont « relatives », il tourne le terme « humanisme » en dérision :
« On croit que l’humanisme est une notion très ancienne qui remonte à Montaigne et bien au-delà. (…) on s’imagine volontiers que l’humanisme a toujours été la grande constante de la culture occidentale. Ainsi, ce qui distinguerait cette culture des autres, des cultures orientales ou islamiques par exemple, ce serait l’humanisme. On s’émeut quand on reconnaît des traces de cet humanisme ailleurs, chez un auteur chinois ou arabe, et on a l’impression alors de communiquer avec l’universalité du genre humain.
Or non seulement l’humanisme n’existe pas dans les autres cultures, mais il est probablement dans la nôtre de l’ordre du mirage.
Dans l’enseignement secondaire, on apprend que le xvie siècle a été l’âge de l’humanisme, que le classicisme a développé les grands thèmes de la nature humaine, que le xviiie siècle a créé les sciences positives et que nous en sommes arrivés enfin à connaître l’homme de façon positive, scientifique et rationnelle avec la biologie, la psychologie et la sociologie. Nous imaginons à la fois que l’humanisme a été la grande force qui animait notre développement historique et qu’il est finalement la récompense de ce développement, bref, qu’il en est le principe et la fin. Ce qui nous émerveille dans notre culture actuelle, c’est qu’elle puisse avoir le souci de l’humain. Et si l’on parle de la barbarie contemporaine, c’est dans la mesure où les machines, ou certaines institutions nous apparaissent comme non humaines.
Tout cela est de l’ordre de l’illusion. Premièrement, le mouvement humaniste date de la fin du xixe siècle. Deuxièmement, quand on regarde d’un peu plus près les cultures des xvie, xviie et xviiie siècles, on s’aperçoit que l’homme n’y tient littéralement aucune place. La culture est alors occupée par Dieu, par le monde, par la ressemblance des choses, par les lois de l’espace, certainement aussi par le corps, par les passions, par l’imagination. Mais l’homme lui-même en est tout à fait absent264. »
L’humanisme contre l’homme
Un an après les positions de Debord et Foucault, Ellul se livre à une critique plus radicale encore :
« Comment nier que l’humanisme a toujours été la grande pensée bourgeoise ? Voyez comme il s’est répandu partout. (…) Maintenant, il est un rassurant thème de devoirs d’école primaire et tout le monde en veut : il s’agit de prouver que le marxisme est un humanisme, que Teilhard est humaniste, que le christianisme est un humanisme, etc. Mais il est toujours le même. Il a toujours été ce mélange de pseudo-connaissance de l’homme au travers desdites humanités, de sentimentalité pleurnicharde sur la grandeur de l’homme, son passé, son avenir, ses pompes et ses œuvres, et sa projection dans l’absolu de l’Homme, titularisé. L’humanisme n’est rien de plus qu’une théorie sur l’homme.
Depuis longtemps, on a dénoncé le fait que, grâce à cette théorie, grâce à cette exaltation, on pouvait éviter de considérer la réalité, le concret, la situation vécue de l’homme. (…) L’humanisme est la plus grande parade contre la réalité. Il s’est présenté comme doctrine pour éviter que, du premier coup, chacun ne voie qu’il était simple discours et idéologie ». (…) Doctrine, certes, mais toujours exposée dans les larmoiements. (…) Le tremolo est la marque du sérieux. Il fallait à tout prix empêcher d’apercevoir le hiatus entre « l’Homme de l’humanisme » et « les hommes menant leur vie concrète ». C’est la sentimentalité qui comble le hiatus. (…) L’unité de l’objet et du sujet se reconstitue dans la sentimentalité. On ne peut plus à ce moment accuser l’humanisme de manquer de sérieux ou de concret. Cette comédie du sérieux à l’état pur fut encore une invention géniale du bourgeois. elle révèle par son existence même ce qu’elle prétendait cacher, à savoir l’éclatement de l’homme, dénoncé par Marx, et non seulement voilé mais provoqué par l’humanisme lui-même. Il suffit de poser la question de la coïncidence historique : « Quand donc l’humanisme fut-il clamé et proclamé ? ». Exactement au moment où, dans ses racines, l’homme commençait à être mis en question par l’homme265. »
Pour expliquer comment et pourquoi « l’humanisme est la plus grande parade contre la réalité », Ellul précise :
« Se justifier soi-mêmeest la plus grande entreprise de l’homme, avec l’esprit de puissance, ou plutôt après la manifestation de cet esprit. Car l’homme ayant agi ou vécu selon cet esprit ne peut pas se contenter d’avoir réalisé sa puissance, il faut encore qu’il se proclame juste266. »
Globalement, il approuve l’analyse de Debord267 mais très partiellement seulement celle de Foucault :
« (Son) radical rejet de presque tout ce qui constitue l’humanisme est bon. Mais (il) a tort de ne pas voir que, ce faisant, il poursuit exactement ce que l’humanisme avait commencé. L’humanisme, système de liquidation de l’homme dans sa période primaire de son asservissement, de sa mise en question, œuvres l’un et l’autre du bourgeois, n’est plus aujourd’hui pour continuer la persévérante néantisation de l’homme. Les moyens (techniques) dépassent infiniment l’idéologie (de l’humanisme). Il fallait mettre en accord la pensée avec la situation268. »
Ellul reproche ainsi à Foucault d’exprimer une « fausse contradiction »269 : compte tenu de la prégnance de l’idéologie technicienne, il est non seulement inutile de critiquer l’humanisme sans critiquer l’idéologie technicienne mais critiquer le premier sans critiquer la seconde revient à alimenter soi-même la seconde.
« Renaissance de l’humanisme » ?
S’opposant à ces prises de positions pour le moins négatives, certains veulent croire en la pertinence du concept d’humanisme. C’est entre autres le cas de deux scientifiques français : l’ethnologueClaude Levi-Strauss, en 1973, puis le neurobiologisteJean-Pierre Changeux, dix ans plus tard.
Tous deux se disent humanistes mais leurs points de vue sont radicalement différents.
Humanisme et ethnologie
Selon Claude Levi-Strauss, « après l’humanisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme bourgeois du xixe siècle », l’ethnologie pourrait marquer l’avènement d’un nouvel humanisme :
« Quand les hommes de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance ont redécouvert l’antiquité gréco-romaine,(…) (ils) reconnaissai(en)t qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne (…) le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux. (…) Aux xviie et xixe siècles, l’humanisme s’élargit avec le progrès de l’exploration géographique. (…) En s’intéressant aujourd’hui aux dernières civilisations encore dédaignées – les sociétés dites primitives – l’ethnologie fait parcourir à l’humanisme sa troisième étape. Sans doute sera-t-elle aussi la dernière, puisqu’après cela, l’homme n’aura plus rien à découvrir de lui-même, au moins en extension270,271. »
« L’homme neuronal »
En 1983 parait en FranceL’homme neuronal, de Jean-Pierre Changeux, un ouvrage qui déclenche un grand nombre de réactions, notamment chez les philosophes et les psychanalystes. Portée par les avancées dans le domaine des neurosciences, la thèse développée est biologisante272 : elle s’appuie sur un modèle théorique scientisteet réductionniste qui consiste à appliquer aux phénomènes sociaux une grille de lecture inspirée des sciences de la vie ; autrement dit selon lequel les conditions naturelles et organiques de la vie et de son évolution (gènes, hormones, neurotransmetteurs, lois néodarwiniennes) constituent la base non seulement de la réalité physique des hommes mais aussi de ce qui autrefois était considéré comme « spirituel » : « le clivage entre activités mentales et neuronales ne se justifie pas. Désormais à quoi bon parler d’esprit ? », résume Changeux. En cela, sa conception de l’homme est l’héritière de la philosophie mécaniste de Descartes (théorie de l’homme-machine, début du xviie siècle) et de La Mettrie (début du xviiie siècle), du transformisme de Lamarck (fin du xviiie siècle) et du darwinisme social d’Herbert Spencer(fin du xixe siècle) ; et plus récemment de la psychologie évolutionniste (début du xxe siècle) et de la sociobiologie (seconde moitié du xxe siècle)273.
Mais Changeux se défend d’être déterministe, plus précisément adaptationniste. Selon lui, le cerveau peut faire preuve d’une plasticité étonnante et, du moment que l’on prend conscience de son fonctionnement, on peut agir sur soi-même, développer les capacités que l’on souhaite et modifier dans une certaine mesure ses comportements. L’homme est « programmé pour être libre ». À la question, « la biologie est-elle un humanisme ? », le sociologue Sébastien Lemerle répond qu’il y voit surtout le signe d’un conformisme extrême au libéralisme économique : « Dès le début des années 1980, Robert Castelobservait que la passion pour la biologie pouvait être une arme de guerre contre la pensée critique. Dans les entreprises, racontait-il, quand les salariés se plaignent d’être dépossédés de leur autonomie par une nouvelle organisation du travail, l’une des réponses des services de gestion du personnel consiste à reformuler les problèmes dans un registre « psychologisant » fondé en partie sur la biologie : « Votre mal-être est un problème relationnel, on peut y remédier en vous aidant à vous reprogrammer et en éliminant les pensées et comportements négatifs », grâce à la programmation neuro-linguistiquepar exemple. Pour le biologisme, plutôt que de changer le monde, il vaut mieux s’y adapter »274.
Toutefois, le mathématicien Jean-Pierre Kahane voit dans la pensée de Changeux la marque d’un « vibrant humanisme »275. De même, les organisateurs du Prix Balzan (prix littéraire pour les neurosciences cognitives) estiment qu’il est « un maître à penser, un humaniste du xxie siècle »276. La journaliste Caroline Delageconsidère qu’il est « le parfait exemple de ce que l’on appelait autrefois un humaniste : un homme pétri d’histoire, de sciences et de beaux-arts »277. Changeux lui-même déclare « désirer faire passer un message humaniste »278.
L’humanisme et les « -ismes »
À partir des années 1970, différents intellectuels estiment qu’il importe d’analyser le mot « humanisme » ainsi que tous ceux auxquels il est le plus souvent associé (christianisme, athéisme, scientisme, marxisme…) afin de déceler : 1°) ce qui les rapproche par delà leur antagonisme apparent ; 2°) inversement, le côté utopique de vouloir les associer ; 3°) l’impossibilité pure et simple de les définir.
En 1979, Jacques Ellul se réfère entre autres à la théologie de la libérationpour démontrer que « christianisme » et « marxisme » ne sont nullement contradictoires, précisément parce qu’ils sont tous deux des idéologies ; terme qu’il définit ainsi : « dégradation sentimentale et vulgarisée d’une doctrine politique ou d’une conception globale du monde »279.
En 1982, Ernesto Grassi, à l’inverse, démontre le caractère aporétique de l’expression « marxisme-humanisme », se référant à la fois à l’humanisme de la Renaissance, aux théories de l’histoire de Vico et aux positions d’Heidegger280,281 (lire infra). Selon lui, « le marxisme a négligé la relation établie par Vico entre travail et imagination. C’est la cœur de la différence entre marxisme et humanisme »282.
En 1995, l’historienne hongroise Mária Ormos estime que, compte tenu des effets de propagande, les mots sont complètement dévalués : la distinction entre l’« humanisme » affiché du stalinisme et l’« anti-humanisme » du nazisme ne peut être la source d’aucun enseignement, elle n’a pas de sens283.
À la fin du siècle, l’idéologie humaniste est entrée dans le moule institutionnel (lire infra) et les expressions ingérence humanitaire et aide humanitaire font partie du langage usuel. Mais au delà des arguments invoqués (entre-aide, générosité…), les critiques fusent.
En 1992, certains militants libertaires rapprochent l’humanitarisme des pratiques de philanthropie mises en place à la fin du xviiie siècle par les cercles libéraux : « les organisations humanitaires ressemblent aux femmes de patrons qui s’occupaient des pauvres pendant que leurs maris les fabriquaient »284.
Les milieux conservateurs ne sont pas non plus avares de critiques. Ainsi, en 1993, Luc Ferry fait remarquer que « l’on reproche volontiers au droit-de-l’hommisme de verser dans un « universalisme abstrait » et désincarné, oublieux des réalités historiques qui, seules, permettent de comprendre le sens véritable des conflits humains. Bien plus, on soupçonne la nouvelle charité de faire trop bon ménage avec le « business » : pour l’essentiel, elle servirait à donner bonne conscience aux téléspectateurs tout en assurant le succès médiatique de ses promoteurs »285.
Selon Marcel Gauchet, une « politique des droits de l’homme » est née en raison d’une « puissante poussée d’individualisme » mais le fait que les droits de l’homme sont précisément érigés en politique révèle « une incapacité à se représenter l’avenir et une impuissance à penser la coexistence de l’individu et de la société »287.
Par ailleurs, tout comme le concept de droit de l’homme, celui d’humanitude est dilué dans les logiques marchandes : alors qu’en 1987, le philosophe Albert Jacquardle définissait comme « les cadeaux que les hommes se sont faits les uns aux autres depuis qu’ils ont conscience d’être »18, deux psycho-gériatres le réduisent par la suite à une marque déposée de soins.
Pour un « humanisme paradoxal et tragique »
En 1993, Jean-Michel Besnierpréconise un renouveau de l’humanisme288. Celui-ci, estime-t-il, doit être « paradoxal et tragique » :
« C’est dans la désillusion qu’il faut puiser les armes du renouveau. (…) Ayons le courage d’admettre que l’homme est méchant et naturellement égoïste, que la culture ne le met pas à l’abri des régressions vers la barbarie et que rien jusqu’à présent ne le distingue radicalement des animaux eux-mêmes. (…) L’humanisme désillusionné auquel nous sommes désormais contraints sera forcément non dogmatique : sa force résidera dans le refus qu’il oppose à toute ambition de réduire l’homme à une essence éternelle ou à une définition générique (…). Si l’optimisme ne nous est plus permis, il reste en revanche à accueillir la puissance mobilisatrice du pessimisme : car c’est être humaniste que de dire « non » au monde tel qu’il va et aussi de savoir (…) que l’inhumain est une part nécessaire de l’humain. (…) La ruine des absolus est une chance pour les hommes. (…) Enfin, n’est-il pas bon que l’humanisme se dégage du mol oreiller des consensus ? La bannière ne rassemblera qu’en tenant compte de ce qui divise. (…) Il n’est d’attitude humaniste que dans la sauvegarde des espaces où peuvent se négocier les conflits. (…) Un pessimisme actif vaut mieux qu’un optimisme béat, la régulation des conflits est préférable au confort éphémère des consensus et la charge contre le présent, même dépourvue d’illusions, comporte davantage d’humanité que la fuite en avant vers quelque insoutenable bonheur. Il n’est d’humanisme que paradoxal et tragique289. »
En 1998, Tzvetan Todorovs’éloigne de ses premières analyses structuralistes pour aborder la notion d’humanisme, en la démarquant catégoriquement de ce qu’il appelle l’« humanisme conservateur », l’« humanisme scientiste » et l’« humanisme individualiste »290, mais également de l’« humanisme politique » (notamment sa variante républicaine coloniale) et de l’« humanisme des Droits de l’homme »291. Il considère que, dans toutes ces familles, on veut « continuer à jouir de la liberté sans avoir à en payer le prix »292 et il plaide en définitive pour un humanisme basé sur trois principes qu’il appelle l’« autonomie du je », la « finalité du tu » et l’« universalitédes ils »293.
Commentant son livre, Sophie Ernst, philosophe à l’INRP propose cette typologie :
« Il y aurait l’humanisme comme idéologie, lorsque ne fonctionne qu’un simple schéma engendrant des lieux communs, assez nettement identifiables, et il y aurait l’humanisme comme idéal, ce que Todorov a tenté de reconstruire avec une certaine plausibilité. Mais pour ne pas tomber dans les travers de l’humanisme comme idéologie, cet humanisme comme idéal ouvert et comme matrice créative (…) a besoin de s’enraciner dans l’humanisme comme corpus294. »
En 1998, dans son essai Règles pour le parc humain, sous-titré Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, le philosophe Peter Sloterdijkconsidère que l’humanisme, par l’intermédiaire des livres, a longtemps servi aux hommes à se donner une consistance, une raison d’être, une bonne conscience : cela leur a permis de « se domestiquer ». Mais l’avènement de la culture de masse et la prétendue « révolution » numérique clôturent définitivement cette époque : le temps de l’humanisme est révolu. Il l’est d’autant plus que, malgré les bonnes intentions qu’il affichait, il a dégénéré en bolchévisme ou en fascisme. « Qu’est-ce qui apprivoise encore l’être humain quand l’humanisme échoue dans son rôle d’école de l’apprivoisement ? », conclut le philosophe295.
L’année suivante, l’Américain Francis Fukuyama tire à son tour un signal d’alarme. Dans un article intitulé « Le dernier homme dans une bouteille »296,297 et surtout en 2002, dans son livre Our Posthuman Future (traduit la même année en français par La fin de l’homme)298, il popularise l’expression « post-humanisme ».
On confond souvent les termes « post-humanisme » et « transhumanisme ». Ainsi lorsqu’en 2002 le Français Rémi Sussanécrit :
« Le transhumanisme, c’est l’idée que la technologie donne à l’homme les moyens de s’affranchir de la plupart des limitations qui lui ont été imposées par l’évolution, la mort étant la première d’entre elles. À terme, on pourrait voir naître, au-delà du post-humain, les premières créatures post-biologiques : soit des intelligences artificielles succèderont à leurs géniteurs humains, soit les hommes eux-mêmes fusionnés avec la machine jusqu’à être méconnaissables299. »
La différence entre les deux termes est pourtant essentielle. Le premier désigne le constat quelque peu désabusé (de Sloterdijk et Fukuyama) du dépassement de la condition humaine par les technologies. Le second désigne en revanche un courant de pensée prosélyte, issu d’un milieu d’ingénieurs (pour la plupart originaires de la Silicon Valley) qui, non seulement ne sont pas consternés par la situation mais tendent au contraire à s’en féliciter, tout en reconnaissant les risques et dangers que cette mutation soulève.
xxie siècle
Humanisme et capitalisme
À la fin de la Guerre froide, le libéralisme économique régit l’ensemble de la planète. De plus en plus de services, autrefois gratuits, deviennent payants. Il en va ainsi, notamment, des prises de positions d’un nombre croissant d’économistes, de philosophes et de sociologues. C’est ainsi que, selon l’historien Jean-Pierre Bilski, le concept d’humanisme se trouve régulièrement instrumentalisé, manié de sorte à humaniserl’idéologie capitaliste300.
De tels gains questionnent, sinon la crédibilité de la philosophie, du moins celle du propos : l’humanisme ne sert-il pas de caution morale au capitalisme ? Ferry pose la question311 et Comte-Sponville y répond. Il soutient que le travail est une valeur tout en qualifiant le capitalisme d’amoral. Il refuse en effet de l’évaluer en termes d’éthique au motif que celle-ci ne concerne que les individus. Et arguant que la majorité d’entre eux n’entendent pas changer de système, il cautionne la légitimité de celui-ci312, non sans revendiquer un certain cynisme313.
Chez les patrons22 et les managerseux-mêmes, l’humanisme est fréquemment présenté comme une référence. Ainsi en 2012, Laurence Parisot, cite Érasme (« L’esprit d’entreprise est bien supérieur à l’activité de commerce qu’il engendre »314) pour affirmer « l’ambition humaniste » du Medef, dont elle est présidente. « Quand nous disons « compétitivité », souligne-t-elle, nous voulons dire « compétitivité équitable », ce qui signifie que nous mettons toujours l’homme au cœur de nos projets »315.
« Mettre l’homme au cœur des projets de l’entreprise »… Un an après le discours de Parisot, Jean-Michel Heitz, professeur en management, commente cette formule, après avoir convoqué un grand nombre de philosophes (Aristote, Kant, Hegel, Heidegger, Foucault, Ricœur…) :
« Bien-être et entreprise sont-ils des oxymores ? Seule la considération du profitsemble dominer l’économie, on voit quotidiennement des cas de licenciements abusifs et les drames humains qui s’ensuivent engendrant chômage, précarité et perte d’estime de soi. Paradoxalement le discours ambiant ne cesse de scander son objectif : replacer l’homme au centre. Vœu pieux, utopie ? Lorsque l’on est un manager qui a réfléchi à ce que peut être l’humanisme à notre époque et dans ce cadre, on voit que la première condition pour lui donner un sens nouveau, c’est de créer le bien-être au travail, afin que chacun le vive comme une activité épanouissante et non pas destructrice. (…) Dans ma carrière de manager au sein d’entreprises de caractère international, il m’a fallu peu de temps pour vérifier que le bon management, efficace, ne peut s’appuyer que sur le respect des personnes316. »
L’« humanisme » à l’agonie
En marge à la fois de l’instrumentalisation du discours humaniste dans le monde managérial, ou bien son discrédit par les philosophes postmodernes(dans le sillage de Foucault) ou encore l’utilisation fourre-tout du mot « humanisme », rares sont ceux qui manifestent un questionnement approfondi sur l’humanisme.
En quête permanente d’une issue positive au conflit israélo-palestinien, Edward Saïd lui consacre en 2003 son dernier livre317. Et quelques jours avant sa mort, il précise qu’il croit encore à l’humanisme en tant que valeur : « … (ce) mot que, têtu, je continue à utiliser malgré son rejet méprisant par les critiques postmodernessophistiqués »318. À la fin des années 2000, il arrive que le terme « humanisme » soit utilisé à des fins polémiques, pour alimenter des débats au sein d’une discipline en perte d’audience du fait de la montée en puissance des technologies, par exemple la psychanalyse à la suite de l’impact croissant des sciences cognitivesdans la communauté scientifique. Mais les prises de position sont alors loin de faire l’unanimité319,320,321.
Les bons sentiments
En 2008, Edgar Morin appelle de ses vœux « un humanisme concret » :
« Bien que pendant vingt années la notion d’humanisme a été ridiculisée par la pensée dominante, je crois qu’elle doit être sauvegardée. (…) Cet humanisme a deux visages: l’aspect judéo-chrétien (Dieu qui a fait l’homme à son image dans la Bible le premier visage) et une source grecque (les hommes dirigent leur cité, la capacité des humains à s’autogouverner, par la démocratie, avec cette idée que la raison est ce qui doit nous guider en tant qu’humain). Bien qu’il continue à être irrigué par l’évangélisme, le premier visage s’est laïcisé profondément (…). Je poursuis cet humanisme en rejetant l’autre visage, celui qui veut faire de l’homme le maître et le possesseur de la nature. Descartesl’énonce encore avec prudence en disant que la science doit permettre à l’homme de se rendre « comme maître et possesseur de la nature », mais le message deviendra plus impératif avec Buffon, Marx, avec le développement économique, technique et scientifique moderne qui met en marche la maîtrise du monde. Cet humanisme est non seulement arrogant, mais en plus il est devenu absurde puisque la maîtrise de la nature considérée comme un monde d’objets conduit à la dégradation non seulement de la vie, mais aussi de nous-mêmes. Il était fondé sur la disjonction absolue entre l’humain et le naturel, alors que nous sommes dépendants. Nous devons abandonner l’idée d’un humanisme où l’homme prend la place de Dieu. Il ne faut pas nous diviniser, il faut nous respecter. (…) Je reprends le flambeau de l’humanisme, avec ce qu’il comporte d’universalisme, mais en faisant la rupture avec ce qu’il comporte d’universalisme abstrait. (…) Je pense qu’il faut un humanisme concret, fait de diversités et d’unité, qui reconnaisse les diversités humaines qui sont des formes de richesse322. »
En 2011 à la Basilique Sainte-Marie-des-Anges de Rome et devant le pape Benoit XVI et un parterre d’ecclésiastiques, Julia Kristevarecommande « dix principes pour l’humanisme du XXIe siècle ». Elle clôt son discours par ses mots : « Face aux crises et menaces aggravées, voici venu l’ère du pari. Osons parier sur le renouvellement continu des capacités des hommes et des femmes à croire et à savoir ensemble. Pour que, dans le multivers bordé de vide, l’humanité puisse poursuivre longtemps son destin créatif.»323
En 2015, le pape Françoisconcentre sa réflexion sur le concept d’humanisme chrétien, précisant que ses bases sont l’humilité, le désintéressement et la béatitude et que les « tentations » qui empêchent son développement sont le pélagianisme et le gnosticisme324. Mais peu après, devant les membres de l’Association des parents d’élèves de l’enseignement catholique italien, il déclare : « parler de l’éducation catholique équivaut à parler de l’humain, de l’humanisme. J’ai exhorté à donner une éducation inclusive, une éducation qui fasse une place à chacun et qui ne sélectionne pas de manière élitiste ceux qui bénéficieront de ses efforts325 ».
En 2016, il appelle les Européens à « un nouvel humanisme », tout en admettant que cette idée relève du « rêve »326 et d’une « utopiesaine »327 : « Je rêve d’une Europe où être migrant ne soit pas un délit mais plutôt une invitation à un plus grand engagement dans la dignité de l’être humain tout entier. (…) Je rêve d’une Europe dont on ne puisse pas dire que son engagement pour les droits humainsa été sa dernière utopie »328.
De l’humanisme au transhumanisme
Le début de ce siècle est traversé par un certain nombre d’inquiétudes (catastrophe écologique, montée du terrorisme…) et d’incertitudes, toutes liées à la démocratisation des « technologies (elles sont toujours plus accessibles à tout un chacun), à leur montée en puissance incessante (notamment l’intelligence artificielle et les techniques de manipulations du vivant) et au fait que le droit et l’éthique ont de plus en plus de mal à suivre le rythme des innovations. Si bien que le débat sur l’humanisme tend peu à peu à laisser la place à celui sur le post-humanisme et le transhumanisme.
Les questions se multiplient dans la littérature et les médias : les humains sont-ils maîtres de la technologie ou « contraints » d’innover sans cesse329 ? Celle-ci les oblige-t-ils à « se réinventer » sans cesse330 ? Seront-ils un jour « remplacés »331, voire « dépassés » par elle332 ? Dès à présent, sont-ils encore autonomes333 ? Face aux droits de l’homme, faut-il envisager un droit du robot334 ?
Après que l’humanisme de la Renaissance se soit constitué autour de l’idée que la raison peut se développer indépendamment de la foi et que celui des Lumières se soit construit autour de la prétention de la première à se substituer à la seconde, les « technoprophètes »335 affirment que le temps de l’humanisme est clos et qu’en revanche s’ouvre celui du transhumanisme336,337. Leurs prises de position divisent alors ouvertement deux camps : d’un côté les technophiles, qui estiment que « l’innovation résoudra tous nos maux » ; en face, les technophobes, « qui craignent perpétuellement le pire »338 et selon qui, en particulier, l’« intelligence artificielle est contraire à la dignité humaine »339.
H+, un symbole du transhumanisme.
Dans le sillage de l’« humanisme difficile » de Simondon (lire infra), le philosophe belge Gilbert Hottois estime non seulement que le transhumanisme ne contredit pas l’humanisme mais qu’il s’inscrit dans sa lignée :
« Le transhumanisme offre quelque chose à répondre aux religions et aux métaphysiques qui continuent de jouer un rôle considérable de légitimation, souvent implicite voire inconsciente, dans les prises de position éthique et politique pour ou contre les projets de recherche et les innovations. […] Il offre encore quelque chose à dire face au nihilisme, c’est-à-dire au vide laissé par l’effondrement des grandes religions, métaphysiques et idéologies modernes. […] Il promeut rationnellement et délibérément une espérance d’auto-transcendance matérielle de l’espèce humaine, sans limites absolues a priori… […] Son intérêt est aussi critique : il invite à réfléchir à certains préjugés et illusions attachés aux humanismes traditionnels et modernes dont il révèle, par contraste, des aspects généralement peu ou non perçus. […] Pour une part dominante, ces humanismes sont antimatérialistes et spiritualistes. S’ils ne sont plus pré-coperniciens, ils véhiculent des images pré-darwiniennes. Ils reconnaissent l’Histoire, mais guère l’Évolution. Ils ne voient l’avenir de l’homme que sous la forme de l’amélioration de son environnement et de son amélioration propre par des moyens symboliques (éducation, relations humaines, institutions plus justes, plus solidaires, plus égalitaires, etc.). L’humanisme relève d’une image implicite partiellement obsolète de l’homme. […] C’est à l’actualisation de l’image de l’homme et de sa place dans l’univers que le transhumanisme modéré bien compris travaille. Le transhumanisme, c’est l’humanisme, religieux et laïque, assimilant les révolutions technoscientifiques échues et la R&D à venir, capable d’affronter le temps indéfiniment long de l’Évolution et pas simplement la temporalité finalisée de l’Histoire. C’est un humanisme apte à s’étendre, à se diversifier et à s’enrichir indéfiniment. »
— Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Académie Royale de Belgique, 2014, p. 75-77
Jean-Claude Guillebaud fait remarquer qu’Hottois « consent de bonne grâce au nihilismecontemporain dans lequel il voit plus d’avantages que d’inconvénients »340. Et lui-même cite Hottois :
« Nous sommes dans un monde, où l’ontologie, la métaphysique, le fondamentalisme et toutes les notions phares qui en relèvent – tels que Dieu, la vérité, l’être, la nature, l’essence, la valeur en soi, etc. – sont en crise et nous estimons que cette crise n’est pas le mal. Le nihilisme qui s’y associe présente beaucoup d’aspects positifs, émancipateurs, diversificateurs, créativité épanouissante de possibilités et d’espoir. »
— Gilbert Hottois, Essai de philosophie bioéthique et biopolitique, Librairie Vrin, 1999
Le génie génétique est un domaine d’interventions techniques permettant de modifier la constitution d’un organisme en supprimant ou en introduisant de l’ADN. On y recourt par exemple dans le domaine de l’agriculture (on parle alors d’organismes génétiquement modifiés) mais aussi sur les animaux et sur l’homme, à des fins thérapeutiques. La transgénèse est le fait d’implanter un ou plusieurs gènes dans un organisme vivant. Mais dès lors que la nature et l’homme sont modifiés dans leurs fondements biologiques mêmes, ces modifications posent des problèmes d’ordre éthique.
Jusqu’à quel point la technique peut-elle être utilisée par la médecine pour palier des déficiences et anomalies naturelles d’un être humain ? Peut-on, en vertu de principes de prévention et par le biais de manipulations génétiques, doter un individu sain de qualités dont la nature ne l’a pas pourvu (principe de l’homme augmenté, défendu par les penseurs transhumanistes) ? Ainsi se posent deux questions majeures dans le champ de la bioéthique.
Faisant valoir que c’est le principe d’humanité tout entier qui est remis en question par des moyens techniques341, Jean-Claude Guillebaud défend en 1999 un humanisme paradoxal, « aussi éloigné d’un universalismeconquérant que d’un déconstructivisme suicidaire »342 et « consistant à s’ouvrir à l’altérité, mais en faisant preuve d’une fermeté retrouvée quant aux principes qui constituent notre héritage historique »343.
Depuis les origines de la psychologie, la notion d’intelligenceest controversée : en quoi consiste-t-elle, comment la mesure-t-on ? etc. Or, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, des ingénieurs anglais et américains se sont efforcés de développer les processus d’automation dans des machines, au point que peu à peu s’est répandue l’expression « intelligence artificielle ». Durant les années 1980a émergé l’idée que celle-ci pourrait un jour se montrer plus performante que l’intelligence humaine. Au début du xxie siècle, quelques futurologuesestiment que, dans bien des domaines, à commencer celui de la logique, cela sera prochainement le cas. Ainsi, en 2005, dans un ouvrage traduit sous le titre Humanité 2.0, l’un d’eux, l’Américain Ray Kurzweil, appelle singularité technologique cet hypothétique moment344.
En 2004, les Américains Ray Siemens et John Unsworth forgent l’expression Digital Humanities345. Les humanités numériques peuvent être définies comme l’application du « savoir-faire des technologies de l’informationaux questions de sciences humaines et sociales »346. Elles se caractérisent par des méthodes et des pratiques liées à l’utilisation et au développement d’outils numériques ainsi que par la volonté de prendre en compte les nouveaux contenus et médias numériques, au même titre que des objets d’étude traditionnels.
En 2001, dans le sillage direct de la pensée de Gilbert Simondon (lire supra), Xavier Guchet se prononce « pour un humanisme technologique », « récusant à la fois les pensées technicistes du social et les doctrines pour lesquelles un humanisme véritable doit commencer par disqualifier les techniques industrielles »347.
En 2011, se basant sur la typologie de Lévi-Strauss, Milad Doueihi, historien des religions français, prône un « humanisme numérique »348,349. Selon lui, l’humanisme numérique vise à repérer ce qui peut être conservé de l’humanisme classique350.
Par delà les prises de position philosophiques, le début du siècle est concrètement marqué par le brouillage des frontières entre l’humain et ses artefacts :
les robots eux-mêmes échangent des informations entre eux (objets connectés) ;
les humains peuvent sinon de changer de sexe, au moins de genre (transidentité) ;
ils peuvent évoluer dans des environnements artificiels se substituant aux environnements naturels (réalité virtuelle) ;
par le biais des réseaux sociauxet de la blogosphère, ils peuvent se faire entendre bien au-delà de leur périmètre naturel et énoncer toutes sortes de propos, vérifiés et argumentés ou non, effaçant ainsi les limites entre fantasmes et vérité (ère post-vérité).
Dans ce contexte de porosité extrême entre la nature et l’artifice, les débats portent moins sur l’humanisme que sur le principe d’humanité, pour reprendre l’expression de Jean-Claude Guillebaud351 :
« Voilà que la classique querelle de l’humanisme qui tournait autour de Heidegger et de l’héritage des Lumières, change brutalement de nature et de signification. Pourquoi ? Parce que cette fois, le point d’aboutissement de la rationalité humaniste n’est autre que le génie génétique, les biotechnologies, le cognitivisme, etc. Autrement dit, l’humanisme des Lumières débouche in fine sur une folle victoire contre… lui-même. Ce n’est plus la nature qu’il est en mesure d’asservir en la désenchantant, c’est le sujet lui-même. L’héritier de l’humanisme n’est donc plus cet homme rationnel, ce conquérant pressé de soumettre le monde à l’empire de sa raison. Le voilà réduit à une petite chose aléatoire qui n’est plus au centre du monde , à une « fiction » fragile que sa propre science est désormais capable de déconstruire352. »
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Ce dessin de moyenne dimension est un portraiten buste d’une jeune femme anonyme. Il est établi qu’il constitue l’étude préparatoire à la tête de l’ange Uriel présent sur la version de La Vierge aux rochers, conservé au musée du Louvre, dont le commanditaire est la Confrérie de l’Immaculée Conception. Donc vraisemblablement réalisé entre 1483 et 1485, il appartient probablement aux trois dernières études conservées se rapportant à ce tableau.
Cette étude marque une étape importante de la vie artistique du peintre puisqu’elle constitue à la fois une synthèse de son apprentissage chez Verrocchio et la mise en place de ses codifications futures concernant le portrait. C’est ainsi qu’on en retrouve l’influence dans nombre de compositions futures du peintre lui-même mais aussi, indirectement, chez Titien, Raphaël ou Vermeer.
Reconnue pour ses qualités techniques, esthétiques et psychologiques, l’œuvre fait l’objet d’un intérêt soutenu, allant jusqu’à l’admiration, de la part des historiens de l’art qui le tiennent pour l’« un des plus beaux dessins du monde ».
Description
Le dessin de la Tête de jeune femme a pour support une feuille de papier préparée avec de l’ocre clair ; celle-ci est rectangulaire et de dimensions 18,1 × 15,9 cm. Il est réalisé à la pointe d’argent et comporte de légères touches de blanc de céruse1,2. Au dos de la feuille se trouve un petit croquis de la même main qui pourrait constituer l’ornement pour la couverture d’un projet d’ouvrage2,3.
Il présente le portrait d’une jeune femme en busteP 1. Seuls les traits de son visage sont clairement tracés, celui-ci présentant une expression faite à la fois d’intensité et de grâceN 1,P 1. Le haut de son buste et sa chevelure sont seulement esquissés : ses cheveux semblent couverts d’un chapeau et sa poitrine, son épaule gauche et l’arrière de son bras droit se laissent deviner par quelques lignes succinctement tracées2,P 3. Les épaules tournées vers la gauche du cadre, la jeune femme est montrée de trois quarts dos : sa tête effectue une rotation vers la gauche, ce qui découvre son visage de trois quarts face. Son regard est légèrement incliné vers le bas2 et elle amorce un début de sourire5.
L’artiste utilise la technique de la hachure pour marquer les ombres et modeler les volumes. Seul le visage, notamment la mâchoire et la joue, comporte les hachures les plus précisément tracées et est porteur de blanc de céruse. De la même manière que leurs contours ne sont qu’esquissés, les autres parties du corps portent des hachures plus rapidement marquéesN 2,3.
Attribution
L’attribution du dessin à Léonard de Vinci fait l’objet d’un large consensus parmi la communauté scientifique depuis le xixe siècle, et plus particulièrement à partir de sa première attribution par Giovanni Rosini en 1843 dans son ouvrage Storia della pittura italiana esposta coi monumentiP 4 puis de l’établissement de son lien avec La Vierge aux rochers par l’historien de l’artallemand Jean-Paul Richter en 18837,P 5. Cette attribution s’affermit sans guère de résistance au siècle suivant grâce, notamment, aux expertises de deux des plus éminents spécialistes de l’œuvre du peintre florentin, Bernard Berenson et Carlo PedrettiP 6.
La première indication de l’aspect autographe du dessin tient au caractère tout à fait léonardesque du visage, avec « [l’]accentuation des globes oculaires, entre l’ovale et le triangle renversé, [le] long nez, [les] lèvres charnues et légèrement souriantes, [le] menton arrondi et proéminent », typiques des visages féminins du peintreN 2. Par ailleurs, l’artiste use d’un sfumato qui lui est caractéristiqueN 2,N 3. De plus, les pérégrinations de l’œuvre, bien qu’elles soient documentées de façon lacunaire, tendent à remonter à LéonardP 4. Enfin, l’identification du dessin comme étude préparatoire du visage de l’ange dans la version de La Vierge aux rochers conservée au musée du Louvre constitue un indicateur décisif7,N 4.
Contexte dans la vie de Léonard de Vinci et datation
Même si la date de création du dessin varie selon les auteurs entre le début ou la fin de la décennie 1480, il est établi qu’il est postérieur à l’installation de Léonard de Vinci à Milan en 1482. Celui-ci a environ trente ans. Il est alors un artiste reconnu : il reçoit d’importantes commandes, établit son atelier10 et bénéficie de l’appui de Laurent le Magnifique11. Sachant que quelques années plus tôt, en 1478, il quitte l’atelier florentin de Verrocchio dont il est l’élève depuis 146912. L’historien de l’art et biographe Giorgio Vasarinote que le maître s’emble s’arrêter de peindre, considérant que son élève le surpasse dans le domaineN 5. Créé à l’issue de cette période florentine et au début de sa première période milanaise, le dessin de la Tête de jeune femmeconstitue ainsi la synthèse de l’ensemble des expériences techniques et stylistiques issues de la formation du peintre chez Verrocchio2,P 8.
La quasi totalité des chercheurs contemporains voient dans le dessin une étude préparatoire à la tête de l’ange dans La Vierge aux rochers. Ils situent donc sa création à « environ 1483 », date de signature du contrat de commande entre Léonard et la Confrérie de l’Immaculée Conception14,15,16,N 6. Certains comme Carlo Pedretti estiment cette création « entre 1483 et 1485 », soit selon une limite finale d’un an avant la date d’achèvement présumée du tableauP 9. Une théorie ancienne et désormais rarement soutenue avance que le dessin constitue une étude pour le portrait de Cecilia Gallerani dans La Dame à l’hermine peint entre 1489 et 1490. Ceci date donc le dessin de ces mêmes années18,16. Mais cette hypothèse demeure largement minoritaire parmi les membres de la communauté scientifique qui considèrent que La Dame à l’hermine est plutôt un réemploi par Léonard de ses procédés développés des années plus tôt, notamment dans le dessin de la Tête de jeune femme19.
Pérégrinations de l’œuvre
L’œuvre semble avoir subi les mêmes pérégrinations que l’Autoportrait de Léonard : à la mort de ce dernier, le 2 mai 1519, son élève Francesco Melzi en hérite, au même titre que la quasi-totalité de ses manuscrits et dessins20. À la mort de Melzi en 1570, l’ensemble est dispersé par son fils Orazio21. En 1707, le collectionneur de dessins et moine Sebastiano Resta indique avoir en sa possession ce qui semble être le dessin de la Tête de jeune femmeN 7. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, le graveur, antiquaire et collectionneur Giovanni Volpato(1735 – 1803) redécouvre puis réunit un ensemble de treize dessins de Léonard, dont fait partie la Tête de jeune femme1. En 1839, Charles-Albert de Sardaigne se porte acquéreur de la collection de Volpato en vue d’enrichir sa bibliothèque royale23. Depuis, le dessin est conservé à la bibliothèque royale de Turin sous le numéro d’inventaire 15572 D.C.; Dis. It. 1/191.
Création : une étude pour La Vierge aux rochers
Les études subsistantes de la création de la version de La Vierge aux rochers.
Si ce lien est fait entre le dessin et le tableau depuis 1883 et les travaux de l’historien de l’art allemand Jean-Paul Richter7, il demeure ténu et sujet à débats. Léonard de Vinci réutilise en effet volontiers ses trouvailles techniques et esthétiques d’un dessin sur l’autre ; ce que confirme Frank Zöllner, pour qui, chez le peintre, « des études de figures individuelles […] sont infiniment plus difficiles à rapprocher d’une peinture particulière que les dessins à plusieurs figures, qui souvent représentent des actions complètes19 ». Permettant de dépasser cette difficulté, les points de correspondance entre dessin et peinture sont néanmoins suffisamment nombreux et précis pour asseoir la conviction : même pose « par-dessus l’épaule »P 11, visages quasiment identiques19 — ce sont en particulier son sourire et la rotation de sa tête qui servent de modèle au peintre5 — et mêmes regards dirigés vers le spectateur29.
Les chercheurs considèrent que les deux œuvres — dessin et portrait peint — forment l’exemple de la « coloration florentine dans la finesse des traits du visage, le mouvement de la tête et dans la longue chevelure bouclée » telle que Léonard l’a apprise auprès de Verrocchio et telle que l’attendent les commanditaires de La Vierge aux rochers30,P 12. De fait, le tableau constitue une mise en œuvre fidèle de l’étude malgré les tâtonnements du peintre dans les autres parties de l’œuvre29. En outre, cette fidélité trahit un choix précoce de contrevenir dans la forme et dans l’esprit aux demandes des commanditaires de l’œuvreN 8. La décision de Léonard d’abandonner le regard direct de son étude dans la version plus tardive de Londres (datée entre 1507 et 1508) est à ce titre éloquente3.
Néanmoins, Léonard de Vinci introduit entre le dessin et le tableau des différences de détails qui apportent une dimension nouvelle à l’œuvre finale. Ainsi, si le visage sur le dessin est identifié par tous les observateurs avec celui d’une femme, celui du tableau devient clairement androgyne32. Constitutive de l’œuvre du peintre, cette ambiguïté est identifiée par de nombreux observateurs comme le reflet de sa propre sexualité, et notamment d’une homosexualité cachée33. D’autre part, l’historienne et théoricienne des arts Frédérique Villemurconstate que l’androgynie est « porteuse d’une virtualité figurative et que son efficacité tient chez Léonard de Vinci à la puissance de l’indistinct, à une fusion des genres jusque dans le neutre34 »N 9. Autre élément du devenir du dessin dans l’œuvre peinte, le regard du personnage qui est également un point commun fascinant : si l’intensité de ce regard vers le spectateur invite efficacement ce dernier à pénétrer dans l’œuvre, son « expression [devient] quelque peu cruelle »dans le tableau, ce qui induit un double mouvement d’attirance-répulsion absent auparavantP 3.
Analyse
Léonard de Vinci, étude de dix-huit positions du buste d’une femme (vers 1478-1480, Château de Windsor, Royal Collection, inv. RCIN 912513).
L’historien de l’art spécialiste de l’œuvre de Léonard de Vinci Carlo Pedrettirecommande, pour analyser le dessin, de le considérer dans le cadre technique et temporel d’une étude pour l’ange de La Vierge aux rochersP 5.
La Tête de jeune femme est volontiers décrit comme une synthèse de l’apprentissage de Léonard de Vinci chez Verrocchio ainsi que de ses expérimentations techniques et artistiques16,P 13. Ainsi, en premier lieu, il présente une capacité du peintre à tourner autour de son modèle, tel un sculpteur. En cela, l’œuvre évoque un autre dessin, l’étude de dix-huit positions du buste d’une femme daté de la même période (1478-1480) et présentant le buste et la tête d’un même modèle sous une grande variété de points de vueP 12. Par ailleurs, le dessin atteste de l’aptitude du jeune Léonard à saisir le mouvement ; celui-ci est induit par la posture dynamique de son modèle, dite « par-dessus l’épaule », dans laquelle le spectateur voit le personnage de trois quarts dos et, à la suite d’une rotation, son visage de trois quarts faceP 7. Ces éléments confirment un apprentissage chez un maître, Verrocchio, certes connu pour son travail de peintre mais célébré surtout pour son talent de sculpteur2,16.
Cette capacité à saisir le mouvement explique ainsi la confusion passée de certains observateurs entre le dessin et le portrait de Cecilia Gallerani dit La Dame à l’hermine (portrait daté entre 1488 et 1490) dont il aurait constitué une étude : ce tableau présente en effet une jeune femme en buste qui adopte une pose similaire au modèle de la Tête de jeune femmeN 10. Or il n’est qu’une variation du dessin puisqu’il ne fait que résulter d’un changement de point de vue du peintre autour d’un modèle ayant conservé une pose identique. Mais les chercheurs s’accordent désormais pour voir plutôt dans ce portrait une réutilisation de solutions techniques mises au point notamment avec la Tête d’une jeune femme19,P 7.
Ombres et lumières
La Tête de jeune femme convoque tout un jeu sur les ombres et la lumière sur lequel il s’interroge et qui fait l’objet de questionnements de la part des artistes d’alors. Ainsi, l’œuvre est le lieu où s’appliquent les préceptes qu’énonce le théoricien des artsLeon Battista Alberti dans son De pictura(1435) concernant la transition « insensible » que doit exposer le peintre entre zone éclairée et zone ombragée16 :
« Mais de telle figure qui aura ses superficies attachées de façon que de douces lumières s’y convertissent insensiblement en ombres suaves, qui n’aura aucune aspérité anguleuse, nous dirons avec raison qu’elle est belle et pleine de charme36. »
De même, la Tête d’une jeune femme applique les préceptes que Léonard définit lui-même dans son Traité de la peinture concernant l’opposition forte de luminosité qu’il convient de donner entre les zones du visage16,N 11 :
« La force des ombres et des lumières contribue beaucoup à la grâce des visages des personnes qui sont assises aux portes des maisons obscures, parce que celui qui les regarde voit que le côté du visage qui est ombré se trouve encore obscurci de l’ombre du lieu, et l’autre côté du même visage qui est éclairé du jour reçoit aussi la clarté qui vient de la lumière de l’air, par lequel accroissement d’ombre et de lumière le visage prend un grand relief, et vers le côté du jour les ombres y sont presque insensibles, tellement que par cette représentation et accroissement d’ombre et de lumière le visage acquiert une grâce et une beauté particulière37. »
Afin de restituer les effets de demi-teintes, Léonard de Vinci utilise la technique de la hachure, un ensemble de lignes parallèles dont l’espacement varie en fonction de la tonalité désirée : il est considéré avec Domenico Ghirlandaio comme un des artistes maîtrisant le mieux le procédé3. Néanmoins, la technique ne permet pas de rendre parfaitement toutes les nuances que le dessin porte — question qui ne se pose évidemment pas sur la figure du tableau achevé dont les dégradés de tons sont obtenus par glacis. Bien qu’il la résolve en partie par l’ajout de blanc de céruse, la solution n’est que partielle. Or, même à l’époque de la conception de la version de Londres de La Vierge aux rochers(1507 – 1508), il ne parvient pas à trouver de solution pleinement satisfaisante38.
La technique au service de l’expression artistique
Le sourire comme élément d’ambiguïté psychologique
dans les œuvres de Léonard de Vinci.
Le dessin Tête de jeune femme s’impose comme une œuvre à part entière malgré son caractère d’étude préparatoire à un tableau. En effet, au moyen d’une parfaite connaissance des faits physiques et d’une grande maîtrise technique, Léonard de Vinci offre au spectateur « un être plein de grâce et de vie N 1 » et compose ainsi une œuvre poétique16.
Or une grande part de cette expérience poétique tient à la capacité du peintre à faire émerger la vérité psychologique de son sujet où se mêlent grâce, maliceN 1 et « noblesse »P 13. Les chercheurs ajoutent à cette description un élément de complexité : la douceur du visage est rendue ambigüe par la présence d’un sourire qui deviendra par la suite propre aux portraits du peintreN 12.
La mise en place de codifications futures
Pour nombre d’observateurs, le dessin de la Tête d’une jeune femme constitue une transition dans l’œuvre du peintre, entre un style et une technique issues d’une expérience passée dans l’atelier d’un peintre renommé, Verrocchio, et l’établissement d’une codification16. L’œuvre inaugure donc un point de départ pour le peintre en ce qu’il est possible d’en retrouver les codifications dans des œuvres plus tardives comme dans le tableau de La Madone aux fuseaux (dont il ne subsiste que des copies, dont une, conservée à New York, est datée vers 1501)P 12. C’est ce qui conduit ainsi les historiens de l’art Frank Zöllner et Johannes Nathan à qualifier le dessin de « prototype »19.
La création du portrait « par-dessus l’épaule »
Le dessin présente une vue « par-dessus l’épaule » c’est-à-dire une pose obtenue par la « torsion du buste observée depuis l’arrière et accompagnée d’un mouvement de la tête tournée vers le spectateur »P 7. Cette pose est caractéristique du lien fait par Léonard entre son apprentissage chez Verrocchio et les créations qu’il peut en tirer : c’est parce que Verrocchio lui enseigne la représentation du mouvement et du corps selon différents points de vue qu’il peut concevoir cette vue1,2,19. Léonard propose ainsi dès 1475 les prémisses d’un tel procédé dans le Baptême du Christ, un tableau de Verrocchio (dont il est encore élève) sur lequel il conçoit et peint la pose de l’ange le plus à gauche : le personnage est figuré selon une vue de dos et une rotation de la tête ; cette rotation demeure néanmoins partielle car la tête est encore orientée vers le centre de la scène40,41. Dans le dessin de la Tête de jeune femme, la rotation est complète et la vue « par-dessus l’épaule » est désormais techniquement installée. Cette création dans le dessin donne lieu à des expérimentations que Léonard conduit dans le reste de sa carrière, et notamment lors de sa première période milanaise. C’est ainsi qu’on peut la retrouver dans un autre dessin plus tardif et intitulé Tête du Christ portant sa Croix (1495-1497, Venise, Gallerie dell’Accademia)16.
Andrea del Verrocchio, le Baptême du Christ, 1475, Florence, musée des Offices. L’ange de gauche est de la main de Léonard de Vinci et porte les prémisses de la création de la vue « par-dessus l’épaule ».
Un exemple plus tardif d’expérimentation de « portrait par-dessus l’épaule » par le peintre (Tête du Christ portant sa Croix, 1495-1497, Venise, Gallerie dell’Accademia).
Le succès de l’œuvre tient en premier lieu à la beauté intrinsèque du modèle représenté, avant toute considération technique, qu’elle concerne la composition de l’œuvre ou la technique purement graphique par exempleP 14. De fait, Léonard de Vinci établit avec ce dessin un canon d’une beauté féminine idéalisée même s’il est fait ici d’après nature19.
Le portrait se construit donc selon un agencement des parties du visage tout à fait codifié : « un front presque aussi haut que le sommet de la têteP 13 », de longs cheveux ondulés, hérités des représentations de Verrocchio30, de grands yeux « emplis de maliceN 1 », « [un] long nez, [des] lèvres charnues et légèrement souriantes, [un] menton arrondi et proéminentN 2 ».
C’est pourquoi il n’est guère étonnant de retrouver ces caractéristiques des années plus tard dans des œuvres comme La dame à l’hermine (1489-1490) : la rencontre entre Léonard de Vinci et Cecilia Gallerani constitue de fait la rencontre entre un artiste, un type de visage dont il a construit les caractéristiques et un modèle qui rassemble ces dernières et auquel le peintre ne peut donc qu’être sensible19.
Exemples d’études plus tardives de têtes féminines.
L’œuvre constitue une source d’influence certaine pour Léonard de Vinci lui-même qui n’a de cesse que de s’en inspirer dans nombre de ses portraits futurs19. S’il n’est pas avéré que les prédécesseurs de Léonard aient vu le dessin, il est établi que les découvertes qu’il a induites les ont influencés : ainsi, la vue dite « par-dessus l’épaule » est volontiers reprise par Giorgione et, à sa suite, par Titien comme dans son Portrait d’homme (vers 1512)P 12 puis, certainement parRaphaël comme dans son Portrait de Bindo Altoviti (vers 1515). Puis il est possible de poursuivre ce cheminement par Johannes Vermeer qui l’emprunte à ces deux derniers dans son tableau La Jeune Fille à la perle (vers 1665)42,43.
Une filiation technique de la Tête de jeune femme de Léonard
jusqu’à La jeune fille à la perle de Vermeer
Le dessin fait l’objet de l’admiration de la part de spécialistes de Léonard de Vinci, à tel point que l’historien de l’art Carlo Pedretti s’en émeut et reproche à nombre d’entre-eux de finir par ignorer toute méthodologie scientifique pour ne se consacrer qu’à une étude située à un niveau esthétiqueP 9. Cette réflexion est ainsi l’occasion pour lui d’affirmer que c’est au contraire l’observation scientifique qui permet d’analyser et de comprendre la beauté d’une œuvreP 13.
Dès le xixe siècle, les chercheurs expriment leur admiration. Ainsi, l’historien de l’art français Eugène Müntz dans son ouvrage consacré au peintre considère cette étude « plus belle que la partie correspondante du tableau du Louvre29 ». De son côté, Adolfo Venturi affirme dans son ouvrage Leonardo e la sua scuola paru en 1942 que « la tête, modelée en traits rapides et vibrants, tient son caractère ensorcelant de la pâle phosphorescence des yeux, de la lueur perlée qui, dans la pénombre de leur orbite, irradie de leurs iris44. » En 1952, Giulia Brunetti le juge, dans le catalogue de l’exposition consacrée à Michel-Ange et organisée dans la Biblioteca Medicea Laurenziana, « comme l’une des créations les plus réussies de Leonard45 ».
De façon significative, en 1952, à l’occasion des cinq cents ans de la naissance du peintre, l’historien de l’artaméricain, spécialiste de la Renaissance italienne, Bernard Berenson, est réputé avoir affirmé lors d’une conférence que la Tête de jeune femme est « le plus beau dessin du monde »1,15,46,2. Mais Carlo Pedretti y voit une attribution erronée par un journaliste trop enthousiasteP 9. Bernard Berenson affirme néanmoins que la Tête de jeune femme est « un des fruits les plus remarquables de l’art du dessinN 13 ».
Au final, la Tête de jeune femme est le plus célèbre des dessins de Léonard possédés par la bibliothèque royale de Turin — conjointement avec son Autoportrait — à tel point que le musée en a fait son logo officiel2.
Expositions
La Tête de jeune Femme fait partie des collections permanentes de la bibliothèque où elle est exposée aux côtés de l’ Autoportrait de Léonard de Vinci. Dans la bibliothèque même est organisée, entre le et le , l’exposition intitulée Léonard et le trésor du roi (en italien : Leonardo e i tesori del re) 47,48. À cette occasion, un catalogue paraît, Leonardo e i tesori del re, sous la direction d’Angela Griseri49.
C’est à partir du milieu du xxe siècle que l’œuvre fait aussi l’objet d’expositions en-dehors de Turin. Parmi les plus récentes, l’exposition intitulée Léonard de Vinci : dessins de la bibliothèque royale de Turin (en anglais : Leonardo da Vinci : drawings from the Biblioteca Reale in Turin) est l’occasion de la présenter parmi un groupe de onze dessins et le Codex sur le vol des oiseauxdans plusieurs villes aux États-Unis : elle s’ouvre le au Birmingham Museum and Art Gallery en Alabama, passe par le musée d’Art du Nevada à Reno, puis se termine à San Francisco, au Legion of Honor, où elle demeure du au 50,51. Elle fait ensuite partie de l’exposition itinérante intitulée Léonard de Vinci et l’idée de la beauté(en italien : Leonardo da Vinci : E L’idea Della Bellezza) qui se déroule de mars à au musée du Bunkamura à Tokyo52 puis au Musée des beaux-arts de Boston aux États-Unis du au . À cette occasion, un catalogue est édité sous la direction de l’historien d’art spécialiste de la Renaissance italienne John T. Spike53,54. Entre-temps, l’œuvre est présentée du au à New Yorkdans le Morgan Library and Museum lors d’une exposition intitulée Léonard de Vinci : les trésors de la bibliothèque royale de Turin (en anglais : Leonardo da Vinci : Treasures from the Biblioteca Reale, Turin)55.
↑ a, b, c et dÉcrits rapportésP 2 d’Osvald Sirén4.
↑ a, b, c et dÉcrits rapportésP 2 de Marco Rosci6.
↑Le sfumato, appelé aussi « fumée de Léonard », est une technique picturale que Léonard de Vinci théorise ainsi dans ses écrits : « Veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes, comme une fumée8. »
Bien que convaincus du caractère autographe de l’œuvre, certains chercheurs invitent toutefois à la prudence car le dessin peut ne pas être entièrement de la main du maître : entamé par Léonard, il peut être achevé par un de ses élèves sous sa supervision, à l’exemple du dessin Tête et buste de jeune femme (ca. 1485-1490, Windsor, Royal Collection, RCIN 912512)9,P 7.
↑« Ainsi [ Andrea del Verrocchio ] peignit […] un Baptême du Christ. Son élève, Léonard de Vinci, alors très jeune, y fit un ange tellement supérieur à toutes les autres figures, qu’Andrea, honteux d’être surpassé par un enfant, ne voulut plus jamais toucher à ses pinceaux13. »
↑Le contrat est signé devant le notaire Antonio di Captini le 17.
↑« The Leonardo drawings he [Sebastiano Resta] mentions in his possession include […] a finished study for the angel head of the angel that Vasari records as having been added by leonardo to that painting22. »
↑Le contrat de commande signé devant notaire stipulait la représentation d’une vierge à l’enfant, entourée de deux anges et deux prophètes mais sans saint Jean Baptiste30,31.
↑Le modèle n’y est en effet plus présenté selon une pose de trois-quarts dos (dite « par-dessus l’épaule ») et avec visage de face, mais de trois-quarts face avec le visage tourné selon un même angle par rapport au buste.
↑Le Traité de la peinture consiste dans la compilation d’écrits de Léonard de Vinci sur la peinture réunis et organisés par son ami Francesco Melzi. Il n’a donc d’existence réelle qu’après la mort du peintre.
↑Écrits rapportésP 14 de Bernard Berenson in(it)Bernard Berenson, Nicky Mariano et Luisa Vertova Nicolson, I designi dei pittori fiorentini [« Le dessin des peintres florentins »], vol. 1, Milan, Electa, , p. 252.
Références
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