The building, in the archaicDoricstyle, is found on the hill of the temples, on a rocky spur near the Villa Aurea. The name Temple of Heracles is an attribution of modern scholarship, based on Cicero‘s mention of a temple dedicated to the hero non longe a foro « not far from the agora » (Verrine II 4.94), containing a famous statue of Heracles. That the agora of Akragaswas in this area has not yet been demonstrated, but the identification is generally accepted.[2]
History
The traditionally accepted chronology of the temple identifies it as the most ancient of the Akragantine temples, dating to the final years of the 6th century BC.[3]This dating is based on stylistic characteristics, especially its proportions, number of columns, and the profile of the columns and of their capitals. However, some connect the temple with the activities of Theron(Tyrant of Akragas 488-473/2 BC), claiming that it contains innovations compared to the architectural practice of the 6th century.[4] In that case, it could be identified with the temple of Athena recorded by Polyaenus (Stratagems 6.51) in relation to the building activities of Theron in connection with his seizure of power.
The remains of the entablature constitute a problem for dating, because there are two types of Cymatium with gutters and lion heads: the first, less well-preserved than the other, datable to the 460s BC and the second datable to around the middle of the fifth century. Probably the first cymatium is the original and was replaced by the second a few decades later (for reasons unknown), and therefore the temple’s foundation is to be dated to the years before the Battle of Himera (480 BC); its completion would have taken a decade or maybe a little more.
The building was restored in the Roman period with some modifications, particularly the division of the naos into three, which could indicate a dedication to multiple divinities. If still in use by the 4th-and 5th century, it would have been closed during the persecution of pagans in the late Roman Empire.
In the 20th century, the intervention of the restorers has been able to reconstruct nine of the columns on the southeastern side through anastylosis as well as part of the entablature and some of the capitals.
Architectural characteristation
The building, sitting on a crepidoma of three steps, itself on top of a substructure on the northern and western sides (due to the roughness of the terrain). It is a peripterostemple of unusually elongated proportions (67 metres long and 25.34 meters wide), with six columns along the front (Hexastyle) and fifteen columns on the sides. Inside the peristasis is a long naos, bounded by a pronaos at the front and an opisthodomosat the back, both in antis, the remains of which seem to indicate that the destruction of the building was caused by an earthquake.
In the building’s remains the presence of internal stairs for the inspection of the roof can be seen in the walls between the pronaos and the naos, which became a typical feature of Akragantine temples. The tall columns are topped by wide capitals, with a deep gulf between the stem and the echinus, which might indicate the comparative antiquity of the building (predating the other peripteros temples at Akragas by at least thirty years), along with the elongation of the naos and the wide separation of the columns from the naos. On the eastern side of the temple are the remains of the large altar of the temple.
Le Rêve du Pape Innocent III, basilique supérieure d’Assise
Questione giottesca (en français : « question giottesque ») est un terme italien soulevant un problème des études sur l’histoire de l’art, problème mis en évidence par l’attribution (ou non) à Giotto des fresques de l’église supérieure de la basilique d’Assise, et dans quelle mesure par rapport à ses collaborateurs qui sont intervenus dans une œuvre aussi importante.
Cette interrogation concerne divers aspects : l’organisation des chantiers artistiques à partir du Moyen Âge ; le rôle des maîtres et les tâches effectuées par les aides ; la validité de l’attribution de grandes œuvres à un seul maître.
La question concerne aussi bien la peinture antique que celle de la Renaissance.
Problèmes soulevés
Partant du principe qu’en l’absence de documents précis, rien ne peut être affirmé avec une certitude il s’agit néanmoins d’établir quelles œuvres, ou partie d’œuvre du peintre peuvent lui être attribuées avec une certitude raisonnable au peintre à l’auteur ou à ses aides ou même serait d’une autre main ou atelier.
En ce qui concerne Assise en particulier, la critique n’est pas unanime sur le fait que Giotto aurait collaboré avec Cimabue dans l’église inférieure de la basilique d’Assise et éventuellement dans quelles parties dans la partie haute des fresques de l’église supérieure.
En ce qui concerne la partie inférieure des fresques de la Basilique qui représentent la Vie de saint François, la tradition les attribue à Giotto, et cette attribution est la plus accréditée par les historiens de l’art, mais certains ont évoqué le nom de Pietro Cavallini, peintre actif à Rome où il a réalisé les fresques de la basilique Santa Cecilia in Trastevere), plus âgé que Giotto, et que celui-ci a probablement rencontré à Rome.
Termes de la Questione Giottesca
Giotto, jusqu’à l’obtention du statut juridique de magister, ne pouvait avoir une autonomie artistique et d’entrepreneur ; en effet, seul le magister signait comme entrepreneur tous les contrats de l’atelier.
Par leur nature, les grandes fresques nécessitaient le concours de nombreux intervenants, dont les rôles étaient divers allant des plus humbles et à ceux hautement artistiques.
Les grands chantiers nécessitaient de nombreuses « mains » et parfois, partagés commercialement en plusieurs lots, divers ateliers réalisaient simultanément les commandes.
La grande aura que Dante a attribuée à Giotto déjà en 1300, année du premier jubilé, provenait probablement du fait que celui-ci avait été appelé par Boniface VIII à Rome justement à l’occasion de cet important évènement ; ce qui expliquerait l’abandon du cycle d’Assise, terminé probablement par un groupe de peintres différent de celui qui l’avait entrepris.
Selon certains, Giotto était trop jeune pour avoir une responsabilité aussi importante, mais selon d’autres, à cette époque où à cinquante ans la personne était déjà vieille, à l’âge de vingt-cinq/trente ans, la personne avait atteint sa maturité.
Il faut noter que dans le même cycle de fresques d’Assise, saint François est représenté imberbe dans les trois premiers épisodes, quand il était un peu plus qu’adolescent et vieux grisonnant, plié sous le poids des ans dans les derniers ; on sait que saint François est mort à l’âge de 44/45 ans.
La conception générale du cycle d’Assise est plutôt uniforme dans le message et dans le style faisant logiquement penser à une seule tête organisatrice.
Les caractéristiques de Cavallini, font penser qu’il restait attaché à la tradition pour pouvoir prendre en charge des « cose nuove » (nouveautés) aussi bien du point de vue iconographique que dans le style. La nouveauté, chez Giotto était dans la façon de voir les choses, réunies dans un espace et dans un temps toujours plus précis.
Giotto pourrait avoir demandé à Cavallini ou un maître de son atelier de l’aider sur ce chantier.
La hiérarchie des chantiers
Grâce à un document sur Giotto, se rapportant aux travaux près de Castel Nuovo à Naples, et à d’autres documents et témoignages relatifs à d’autres maîtres, il a été possible de reconstituer l’organigramme des chantiers de peinture.
L’existence du prothomagister, une sorte de chef de maîtres qui s’occupait d’opérations particulières, dans le cas des peintures ; il s’occupait du projet et de l’organisation et pouvait intervenir contemporainement sur trois chantiers (comme à Naples).
Sous le prothomagister existait une structure organisée hiérarchiquement de nombreux maîtres-peintres, maîtres -manœuvres et simples aides qui travaillaient sur la planification pendant la période nécessaire à leur intervention (parfois quelques jours).
L’activité « manuelle » du chef-maître était présente uniquement pendant quelques phases, particulièrement lors de la création artistique : son rôle était celui d’un « normalisateur » afin que le résultat final soit homogène grâce au nivellement des variables d’exécution des différents intervenants. Il existe une mention explicite de cette fonction dans un document relatif de Lippo di Benivieni de 1313.
En ce qui concerne la présence du maître et des collaborateurs sur le chantier, un document de 1347 concernant la décoration à fresque du Palais des Papes d’Avignon, par le maître Matteo Giovannetti : sur vingt-cinq travailleurs, trois ont le titre de maître (en incluant Giovannetti), mais seul le prothomagister est présent tous les jours tandis que les deux autres sont présents par intermittence et sont payés huit sous par jour. Les autres ouvriers qui sont payés de six à deux sous par jour ne sont présents qu’à des moments déterminés ou seulement lors de la phase initiale (montage des échafaudages) ou finale (démontage, finition, nettoyage des salles) ou occasionnellement pour des tâches ciblées.
Le maître en chef est présent depuis la création artistique (projet), puis pendant tout le travail il surveille et corrige le travail des autres et enfin comme auteur direct, il intervient dans la décoration en particulier dans la peinture des détails difficiles comme les figures humaines et les visages en particulier.
Un autre personnage parfois mentionné est le sollicitator fabricae, une sorte de contrôleur des travaux finalisant la conclusion du chantier.
La réalisation des grandes œuvres à fresque nécessitait donc un grand nombre d’intervenants et de compétences diverses.
Partage des tâches
Déjà à l’époque de Dioclétien (243-313), dans l’Édit du Maximum(Edictum De Pretiis Rerum Venalium– 301), où sont énumérés les divers travaux et les salaires respectifs pour tout l’Empire, concernant la peinture murale est évoqué un pictor parietarius payé 75 danari et d’un pictor imaginarius payé 150, correspondant probablement respectivement à l’exécuteur manuel des peintures et le projeteur ou dessinateur.
Cennino Cennini dans son Libro dell’arte parle de « maestrio » qui enseigne aux autres hommes comment devenir maîtres, à prendre dans le contexte comme le titulaire d’un atelier ou d’un chantier ayant de simples peintres sous ses ordres.
« [Pinturicchio] sia tenuto a fare tutti li disegni delle istorie di sua mano in cartoni et in muro, fare le teste di sua mano tutte in fresco, et in secho ritocchare et finire infino a la perfectione sua »
— Commentario alla vita di Bernardino Pintoricchio, Gaetano Milanesi.
Les termes de ce document sont confirmés dans de nombreux comptes-rendus de chantiers antérieurs jusqu’à l’époque de Giotto, ce qui laisse présager que les procès et les organisations des chantiers soient restés figés.
Un compte rendu contenu dans une lettre datée du 6 juin 1572 de Giorgio Vasari adressée à Cosme Ierde’ Medici, détaille les dépenses et le personnel nécessaires pour les fresques de la coupole de Santa Maria del Fiore. Sur ce document, Vasari demande outre le maître et personnel annexe, onze hommes pour le déroulement des travaux parmi lesquels :
Au moins trois manœuvres et maçons pour l’enduit ;
un maestro d’inportanza, picttore praticho, qui dirige le chantier tandis que Vasari reste in terra à faire les cartons
trois maestri picttori pour faire les drapés, paysages, modèles en cire et en terre (pour l’étude des ombres par Vasari pendant le dessin des cartons)
deux maestri picttori pour le décorations abstraites, décors, ciels et nuages et pour reporter les dessins sur les murs à partir des cartons (jusqu’au xve siècle par les sinopie, ensuite par d’autres moyens comme lespolvero ou la gravure)
deux manœuvres pour moudreles couleurs.
Il ne restait au maître que la réalisation du projet général, des cartons, la supervision, la normalisation des travaux des autres peintres et probablement la peinture des détails difficiles, surtout les figures humaines.
Une telle organisation, que Vasari indique être commune et se pratiquant dans d’autres villes, avait pour objectif la rapidité d’exécution des travaux avec le partage des tâches de façon que plusieurs opérations puissent être exécutées simultanément, mais surtout de ne pas perdre de temps lors de la pose de l’« intonaco a fresco » pendant lequel la peinture devait être étalée sans erreurs avant qu’elle ne sèche.
Les dessins préparatoires
Giacobbe Giusti, Questione giottesca
La Divina Commedia de Dante , fresque de Domenico di Michelino de la nef de Santa Maria del Fiore, sur un carton d’Alesso Baldovinetti.
Les dessins sur papier ou parchemin ou sur tout autre support antérieurs au xve siècle sont pratiquement inexistants ce qui pose question quant à leur usage par les maîtres au cours de cette époque.
À ce propos, Cennino Cennini, écrivait qu’il était normal de faire usage de dessins à échelle réelle pour réaliser des casamenti, tandis que Giorgio Vasari, en décrivant une fresque inachevée de Simone Martini, cite comme nostri maestri vecchi avaient l’habitude de faire un dessin de l’œuvre qui, par la suite, était agrandi au carré en sinopia.
Les dessins préparatoires avaient pour but de présenter le travail au client et étaient destinés à l’organisation du travail, servant à estimer la quantité en personnel et matériel nécessaire ainsi que le coût et le temps d’exécution.
Sur la disparition de ces dessins, il faut tenir comte que ceux-ci avaient uniquement une fonction de projet et devenaient inutiles une fois le fresque terminée, souvent coupés et tachés et abîmés par leur manutention sur le chantier. Les dessins étaient enfin calqués sur les parois afin de réaliser la sinopia, parachevée par le maître.
Parfois, le maître faisait un croquis puis le donnait à quelqu’un d’autre pour réaliser le dessin. Ce cas est évoque par Vasari dans Le Vitequand il décrit la façon par laquelle Andrea Pisano avait reçu un disegno bellissimo de Giotto pour réaliser la décoration sculpturale de la porte du campanile de Santa Maria del Fiore.
Il ne reste que peu de témoignages de ces pratiques mais il est probable qu’elles aient été largement pratiquées : En effet, récemment il a été découvert que les fresques de Palazzo Trinci à Foligno ont été payées à Gentile da Fabriano, cette hypothèse avait déjà été évoquée par certains historiens d’art en étudiant la composition générale des peintures, mais suivie avec perplexité à cause de la médiocre technique de peinture, expliquée par la création des seuls dessins préparatoires de la part du maître.
À la lumière de ces exemples, qui mettent en évidence de larges collaborations entre les divers maîtres, le concept de paternité et d’attribution est à manier avec précaution.
Travail en série : l’usage des « patrons »
Il problème de la « normalisation » était parfois résolu grâce à des artifices particuliers dont l’existence n’a été découverte que récemment.
Dans les documents des archives du xive et xve siècle on trouve souvent la mention patrones, qui ont été interprétés comme des figures modelées et dessins sur papier huilé ou cirée servent à la réalisation des divers dessins : figures humaines, éléments architecturaux, parties décoratives.
Ces patroni apparaissent à diverses reprises dans des documents servant d’ordres d’achats pour le matériel servant à leur réalisation ou à recruter le personnel pour les réaliser.
Cennino Cennini et certains prescripteurs dédient des chapitres entiers à la création du papier huilé transparent.
Parfois, lors de travaux de restauration, on découvre des feuilles de papier anciennes laissées dans des trous de boulin(Abbaye de Pomposa et Cappellone di San Nicola à Tolentino entre 1959-1964). Souvent l’absence de valeur de telles pièces, souvent usées et endommagées par les travaux, a fait passer sous silence de telles retrouvailles provoquant leur disparition.
En étudiant les fresques d’Assise, il est apparu des détails de certaines figures humaines ayant exactement les mêmes formes et dimensions, avec uniquement des variations dans l’inclinaison et parfois par un renversement recto/verso qui peut être expliqué uniquement par l’usage du compas ou par l’usage de pochoirs ou modèles transparents. Il existe une figure de guerrier et une de berger dont les éléments (veste supérieure, plis de l’habit qui couvre les jambes, bras et jambes) ont des dimensions identiques mais tournées de différentes manières afin de percevoir deux figures bien distinctes.
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Le Trésor de Priam (parfois désigné comme l’or de Troie) est une découverte archéologique effectuée par Heinrich Schliemann alors qu’il dégageait le site de Troie. Près de 8000 objets rapportés des fouilles ont été attribués au roi Priam, ce qui est historiquement incorrect compte tenu de la datation de ces vestiges. Schliemann ayant fait don de ce trésor à l’Empire allemand en 1881, les objets rejoignirent en 1885 les collections du Völkerkundemuseum, puis en 1931 le Museum für Vor- und Frühgeschichte (Berlin). À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le trésor fut emporté comme prise de guerre en Union soviétique. On reste sans nouvelle de leur sort jusqu’à ce qu’ils soient de nouveaux localisés en 1987. Le Trésor de Priam est exposé au musée Pouchkine de Moscou, le musée de Berlin n’expose actuellement que des copies des originaux.
La découverte
Heinrich Schliemann
Le Trésor de Priam fut découvert le 31 mai 18731 par Heinrich Schliemann lors de fouilles. Ce passionné d’antiquités, convaincu que le site de la légendaire Troie devait se trouver sous la colline d’Hissarlik, avait établi son chantier à cet endroit. En quête de vestiges à résonance historique, Schliemann n’hésita pas à retourner toutes les couches de terrains jusqu’à atteindre le niveau correspondant à l’époque présumée du roi Priam et de la chute de Troie ; mais en avril 1873, tout ce qu’il avait découvert était les vestiges d’une ville détruite par un incendie, dont le niveau lithologique correspondait à 2450 av J.-C. environ. Schliemann dégagea deux boyaux menant à deux grandes portes, une rampe de pierre et les vestiges d’un édifice qu’il identifia comme le Palais de Priam2.
Quelques semaines plus tard, le 31 mai, Schliemann, après quelques recherches le long d’un mur à proximité de la grande porte de la ville, découvrit à une profondeur d’environ 8,50 m un récipient en cuivre fendu, sous lequel il découvrit un amoncellement d’or :
« Derrière le dernier (<mur>) je poussais encore 8 à 9 mètres par delà le mur d’enceinte connexe aux Portes Scées, et en continuant de creuser entre ce mur et les abords immédiats de la maison de Priam, je mis la main sur un grand objet en cuivre d’une forme tout à fait particulière. Cette trouvaille avait attiré mon attention car il me semblait entrevoir de l’or sous l’objet qui reposait sur une couche pétrifiée de cendres rouges et de débris calcinés d’une épaisseur de 1,50 mètre. C’est sur cette couche que reposait le mur de fortification d’une hauteur de 6 mètres. Je mis au jour le trésor à l’aide d’un grand couteau, entreprise qui ne put se faire qu’au prix d’un effort surhumain et sous la menace d’un terrible danger, car le mur de fortification menaçait à chaque instant de me tomber dessus. Mais la vue de tant d’objets, dont chacun avait une valeur inestimable pour la science, me rendait téméraire et je ne pensais pas au danger. Toutefois, il m’eût été impossible de transporter le trésor sans l’aide de ma chère épouse qui était là, prête à envelopper dans son châle et à emporter les objets que je déterrais. »
Faisant fi des risques d’effondrement, il continua à creuser et mit au jour de nouveaux objets de métal précieux. Schliemann ramenait ensuite ses trouvailles dans sa cabane de chantier, où il les mettait en sécurité et où il les classait. Parfois les objets étaient entrelacés ou emboîtés l’un dans l’autre. Il y avait là entre autres un bouclier, un chaudron aplati, des dagues et des pointes de lance en cuivre, une aiguière, trois vases et des lames de couteau en argent, une flasque, un gobelet et deux petits pots en or. Le plus grand vase en argent contenait des parures d’or, dont deux diadèmes, un mince bandeau frontal, quatre pendentifs, six bracelets, 56 boucles d’oreille et 8 750 petits boutons et anneaux3.
Histoire
Portrait de Sophia Schliemannportant diadème, boucles d’oreille et collier provenant du « Trésor de Priam »
Transfert en Allemagne
De peur d’une confiscation et d’un partage consécutif du butin, Schliemann ne dit rien de sa découverte aux autorités ottomanes, quoiqu’il eût été tenu d’obtenir d’elles une autorisation de creuser. Le 17 juin 1873 il transportait en grand secret les objets à la frontière grecque et embarqua ensuite pour Athènes. De là il expédia aux plus célèbres sociétés savantes d’Europe une dépêche par laquelle il les avisait de sa découverte. La Sublime Porte poursuivit Schliemann devant un tribunal grec pour contrebande. Au terme d’une année de procès Schliemann fut condamné à verser une indemnité de 10 000 franc-or. Il décida même de donner de son plein gré 50 000 francs-or au Musée impérial de Constantinople et lui restitua quelques éléments du trésor, d’intérêt secondaire4.
Schliemann pensait établir à ses frais un nouveau musée à Athènes pour abriter ce trésor et ses futures découvertes, mais ne put trouver de terrain d’entente avec le gouvernement grec pour les droits d’exploitation en 1873 des sites d’Olympie et Mycènes, si bien qu’il finit par proposer au Musée du Louvre d’accueillir la collection ; mais les autorités françaises déclinèrent l’offre5.
Après avoir proposé le trésor à la vente auprès du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg6, Schliemann l’exposa de 1877 à 1880 au Victoria and Albert Museum de Londres, où depuis des années sa trouvaille suscitait l’intérêt des chercheurs et du grand public. Sur une suggestion de son ami Rudolf Virchow, qui avait pris part à la campagne de fouilles de 1879, Schliemann en fit don en 1881 au peuple allemand pour qu’il en dispose à jamais et sans interruption dans la capitale impériale7. Lui-même devint membre de la Berliner Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte et fut fait citoyen d’honneur de Berlin. L’empereur Guillaume Ier le remercia personnellement par une lettre et l’assura que le Trésor de Priamserait exposé en permanence dans les galeries du musée ethnologique de Berlin8
En décembre 1880, Schliemann fit démonter les panneaux d’exposition du trésor de Troie des vitrines du musée londonien de South-Kensington, et les fit expédier à Berlin. En 1881, ils occupent deux salles du tout nouveau Musée des Arts Décoratifs, (auj. Martin-Gropius-Bau dans la rue du Prince-Albert), et l’ouverture au public commence en février 1882. Cette même année, Schliemann augmente la collection de nouveaux vestiges archéologiques. Le transfert du trésor vers le site initialement prévu, le Département « préhistoire » du musée für Völkerkunde n’aura lieu qu’en 1885. La collection est enrichie à plusieurs reprises au cours des années suivantes, d’abord par le rachat à la Turquie des pièces laissées en dépôt à l’issue du procès en contrebande (1886), puis par le don d’antiquités égyptiennes (1887). Par testament, Schliemann léguait en 1891 à sa veuve Sophia les derniers objets du trésor encore en dépôt dans sa maison d’Athènes ; ceux-ci furent expédiés en 1893-94 à Berlin par la Direction du Musée Ottoman, donnant à la collection Schliemann son contenu définitif. Jusqu’en 1895, on conserva l’ordonnance voulue par Schliemann, puis le Prof. Hubert Schmidt, qui avait pris part en 1893-94 aux dernières campagnes de fouilles d’Issarlik (Troie) sous la direction de Wilhelm Dörpfeld, dressa un catalogue systématique et imagina une nouvelle présentation du trésor9. C’est dans cet état que se trouvait encore la collection, dans les salles Schliemann de l’aile du Völkerkundemuseum de Berlin, lorsqu’éclata la Deuxième Guerre mondiale en 1939.
La Seconde Guerre mondiale
À l’approche d’une guerre avec la France en 1939, on conseilla aux conservateurs des musées berlinois de mettre leurs collections en lieu sûr. Les collections du Völkerkundemuseum furent déplacées dans les sous-sols, et le trésor de Priam fut, avec d’autres objets précieux du musée, entreposé dans des caisses en bois avec des listes d’inventaire. En janvier 1941, devant la multiplication des raids aériens, on déplaça ces caisses dans les sous-sols de la Preußische Staatsbank. À la fin de l’année 1941, elles furent de nouveaux déplacées dans la tour de la Flak du Großer Tiergarten, où deux salles étaient assignées aux collections du musée. Elles y demeurèrent jusqu’à la chute de Berlin, quoiqu’un « Ordre du Führer » de mars 1945 eût exigé le déplacement des collections muséales vers le front ouest, pour les soutirer aux Bolcheviks ; seulement le directeur du Musée, le Dr. Wilhelm Unverzagt, s’y opposa et ordonna le retour des caisses au Parc de Tiergarten10. Unverzagt resta à veiller sur ses précieuses caisses, jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge. Le gouverneur militaire soviétique, Nikolaï Erastovitch Bersarine, après avoir inspecté la Flakturm en compagnie du Dr. Unverzagt, l’assura que les pièces du musée resteraient en sécurité.
Prise de guerre
Wilhelm Unverzagt, aidé de deux collaborateurs, fit préparer les collections dans la Flakturm pour leur acheminement vers l’aérodrome, et le 13 mai elles furent emmenées par camion. « L’or de Troie » fut remis officiellement aux autorités occupantes le 26 mai, non sans qu’Unverzagt eût exigé la présence d’un haut responsable soviétique. La délégation dépêchée pour l’occasion à Berlin comprenait l’historien de l’artViktor Lasarev et le responsable des transports de la Commission des Beaux-Arts, Andreï Konstantinov11. Le 30 juin 1945, le Trésor de Priam était l’un des premiers butins de guerre à rejoindre l’aérodrome de Vnoukovo; le 10 juillet il rejoignait les collections du Musée Pouchkine12, où il ne fut cependant jamais exposé. Aussi finit-on par le croire disparu.
Ce n’est qu’en septembre 1987 que fut révélée la détention du trésor en Russie, lorsque Gregori Koslov examina des archives du ministère la Culture vouées à la destruction. Il découvrit entre autres un document intitulé « Objets remarquables du grand trésor de Troie, Berlin, Völkerkundemuseum », signé de l’ex-conservatrice en chef du musée Pouchkine, Nora Eliasberg13. Il était ainsi établi que le trésor avait été répertorié et qu’il devait sans doute toujours se trouver dans les réserves du musée Pouchkine. Irina Antonova, conservatrice du musée Pouchkine, réagit vivement à la divulgation du dépôt secret contenant les prises de guerre russes, et justifia que l’on eût gardé jusque-là le secret. En octobre 1991, le ministre de la Culture Nikolai Goubenko avoua lors d’une conférence de presse qu’il ignorait où l’or de Schliemann pouvait bien se trouver, et suggéra plutôt qu’il était certainement tombé aux mains des Alliés occidentaux. Koslov demanda à des amis archivistes de rechercher dans les Archives centrales de Littérature et des Beaux-Arts toute mention sur l’or des Troyens ; l’un d’entre eux finit par tomber sur l’ensemble des pièces administratives14. Certains de ces documents ont été publiés dans un numéro de la revue ARTnews. Pourtant la thèse d’un dépôt en Russie restait contestée.
Négociations russo-germaniques
Le 26 octobre 1994, la conservatrice Irina Antonova présentait face aux caméras de la télévision soviétique quelques objets du trésor de Troie, en présence de Vladimir Tolstikov, directeur du département d’archéologie du Musée Pouchkine, de quatre conservateurs berlinois dont Klaus Goldmann, qui avait enquêté depuis 25 ans sur le destin de la collection Schliemann. Puis Tolstikov invita ses hôtes allemands à le suivre dans une pièce voisine, où on leur présenta les planches du reste de la collection15.
La question d’une restitution est à ce jour repoussée par les autorités russes, quoique l’annonce contraire en soit faite régulièrement. En 1996, il y eut à Moscou une grande exposition Schliemann où l’on présenta pour la première fois depuis 50 ans le trésor de Troie et un catalogue raisonné a même été publié16. Le trésor de Priam fait à présent partie des expositions permanentes du musée Pouchkine.
Depuis 2009, des copies des objets d’une grande partie de la collection Schliemann sont visibles dans les salles Schliemann du Museum für Vor- und Frühgeschichte (dans les locaux du Neues Museum) ; elles ont rejoint les quelques objets remis à l’époque par l’URSS à la RDA, puis en 1992 par la Russie à l’Allemagne17 et sont exposées suivant leur disposition d’origine : par exemple, les couverts en argent, y compris le grand vase (en haut sur la photo), dans lesquels Schliemann découvrit les objets en or.
Giacobbe Giusti, Trésor de Priam, Troie
La salle Schliemann du Neues Museum de Berlin
Vases en argent du Trésor de Priam (copies, Neues Museum)
↑Toutefois, selon C.W Ceram, Des Dieux des tombeaux des savants, Le Livre de Poche, (ISBN2253000248), qui reconnaît lui-même dans sa préface que son livre « n’a aucune ambition scientifique », c’est le 14 juin que la découverte aurait eu lieu, alors que Schliemann avait décidé d’arrêter les fouilles le 15.
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich 1995, p. 20
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 1995. Pages 20 et 21
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 1995. p. 22
↑Heinrich Schliemann nach hundert Jahren: Symposion in der Werner-Reimers-Stiftung Bad Homburg in Dezember 1989. Vittorio Klostermann Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1990, p. 382
↑Texte original : dem Deutschen Volke zu ewigem Besitze und ungetrennter Aufbewahrung in der Reichshauptstadt
↑Reimer Hansen, Wolfgang Ribbe, Willi Paul Adams: Geschichtswissenschaft in Berlin im 19. und 20. Jahrhundert. Verlag de Gruyter, Berlin 1992. Seite 108
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, München 1995. Seite 23
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich 1995. p. 98
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich 1995. p. 59-60
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 1995, p. 18
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich 1995, p. 287
↑Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, München 1995. p. 303
Irina Antonova, Vladimir Tolstikov, Mikhail Treister: The Gold of Troy. Searching for Homer’s Fabled City. Thames & Hudson Ltd, Londres, 1996, (ISBN0-500-01717-4).
Konstantin Akinscha, Grigori Koslow: Beutekunst. Auf Schatzsuche in russischen Geheimdepots. Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 1995, (ISBN3-423-30526-6).
Ministère de la Culture de la Fédération de Russie, Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine: Der Schatz aus Troja. Die Ausgrabungen von Heinrich Schliemann. Leonardo Arte, Milan 1996, (ISBN88-7813-707-3), (catalogue d’exposition, Moscou, Musée Pouchkine, 16 avril 1996 – 15 avril 1997).
Le thème central en est la Genèse. Ces représentations impressionnantes, qui démontrent une parfaite maîtrise de l’anatomie humaine et du mouvement des corps, ont radicalement transformé la peinture occidentale. La scène de La Création d’Adam a acquis une renommée universelle.
Commande
La décoration du plafond de la chapelle Sixtine est commandée par le pape Jules II, au début de son pontificat, pour remédier aux dégâts engendrés par la construction de la basilique Saint-Pierre et de la tour Borgia. En 1504, l’équilibre de la chapelle est menacé par les travaux voisins. Une longue fissure cause des dégâts si importants que le pape charge Michel-Ange de refaire la décoration. La voûte alors en place aurait été ornée, par Maestro dell’Annunciazione Gardner, d’un ciel bleu constellé où de petites boules de cire dorée, collées sur la peinture, représentaient les étoiles. Un tel décor, plus simple à réaliser que des fresques à personnages, était fréquent dans les chapelles contemporaines, comme à l’église de l’Arena de Padoue, décorée de fresques par Giotto. Toutefois, les examens effectués lors des dernières restaurations n’ont mis à jour aucune trace de bleu1.
Le nouveau programme, établi par le pape en 1506, est retardé par les campagnes militaires qu’il entreprend alors pour prendre Pérouse aux Baglioni et Bologne à Bentivoglio, mais aussi par les tergiversations de Michel-Ange, qui se prétend sculpteur et non peintre2.
Le 8 mai 1508, grâce à l’intervention de son ami florentin Giuliano da Sangallo3, Michel-Ange signe le contrat prévoyant la représentation des douze apôtres dans les pendentifs, agrémentée de motifs ornementaux dans les parties restantes. Mais il juge ce sujet trop pauvre. Sur sa requête, et grâce à l’aide des théologiens de la cour papale, il conçoit neuf scènes centrales inspirées du néoplatonisme. Représentant les épisodes de la Genèse, elles commencent par la Séparation de la lumière d’avec les ténèbres et se poursuivent par la célèbre Création d’Adam, (où Dieu effleure la main tendue d’Adam pour lui donner la vie), suivies de la Tentation et d’autres épisodes. Michel-Ange travaille tout d’abord avec six aides. Mais perfectionniste et irascible, il est rapidement déçu par leurs essais. Il s’en sépare pour ne garder avec lui qu’un apprenti, qui confectionne ses couleurs, et un maçon, qui prépare les enduits de fresque sur lesquels il appliquera des tonalités acides (violine, jaune citron, vert menthe…)2.
Dans son roman historique Le ciel de la chapelle Sixtine, Leon Morell4décrit dans le détail, avec vraisemblance, les différentes étapes de la réalisation de la fresque par Michel-Ange.
Réalisation
Giacobbe Giusti, Michel-Ange: plafond de la chapelle Sixtine, Rome
Le plafond de la chapelle Sixtine, une « réalisation artistique sans précédent5 ».
Pour atteindre le plafond, Michel-Ange fait retirer l’échafaudagecourbé (suivant les courbes de la voûte), suspendu par des cordes, installé par Bramante. Il en conçoit un autre qui, plutôt que de monter du sol (ce qui exigerait une énorme base vu la hauteur de l’édifice), s’appuie sur des tenons fixés en partie haute des murs, en dessous des lunettes. Ces installations retrouveront leur utilité lors de la campagne de restauration menée de 1981 à 1989. De plus, ce système permet, selon Mancini, de réduire les coûts d’un échafaudage en bois6. La structure, occupant un tiers de la surface totale du plafond, est démontée puis remontée en trois phases successives. Michel-Ange commence les travaux le 10 mai 15087.
Michel-Ange se représentant en train
de peindre le plafond de la Sixtine.
Ascanio Condivi, son élève et biographe, rapporte qu’un filet de toile était tendu sous l’échafaudage, afin que les gouttes de plâtre et de peinture ne tombent pas au sol. Un mythe très répandu veut que Michel-Ange ait peint allongé sur le dos8, comme le figure Charlton Hestondans le film L’Extase et l’Agonie, de Carol Reed en 1965. En réalité, il travaillait debout, peignant au-dessus de sa tête les bras en l’air et la tête basculée vers l’arrière, ce qui explique qu’il souffraitt de crampes, de spasmes musculaires et de maux de tête9. Il le décrivit dans un sonnet assez humoristique écrit en 1510, accompagné d’un croquis :
« À travailler tordu j’ai attrapé un goitre […]
Et j’ai le ventre, à force, collé au menton.
Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque
Sur mon dos, j’ai une poitrine de harpie,
Et la peinture qui dégouline sans cesse
Sur mon visage en fait un riche pavement.
Mes lombes sont allés se fourrer dans ma panse,
Faisant par contrepoids de mon cul une croupe
Chevaline et je déambule à l’aveuglette10. »
Durant la première campagne, il transfère la plupart de ses cartons à l’aide du procédé du poncif, en soufflant de la poussière de charbon de bois à travers les trous qui marquent le tracé. Pendant la seconde étape, pressé par le pape vieillissant qui veut voit l’œuvre achevée avant sa mort, il trace directement les contours dans le plâtre humide avec un style. Dans les années 1980, la lumière rasante utilisée par les restaurateurs mettra en évidence les petits points charbonneux et les incisions laissés par ces méthodes de travail11.
Il rencontre de constantes difficultés : visites intempestives du pape ; apparition de chancis(l’architecte du pape, Giuliano da Sangallo, comprend vite – heureusement – que les moisissures proviennent de la chaux utilisée pour l’enduit, qui est trop liquide) ; paiements partiels dus à la lenteur du chantier12…
En août 1510, la première moitié de la voûte, du mur d’entrée jusqu’à la Création d’Ève, est achevée. Le 19 septembre 1510, Michel-Ange se résout à enlever son échafaudage pour que le pape, impatient, puisse contempler les grandes compositions occupant le milieu de la voûte13. Les travaux sont probablement achevés avant le , où Jules II préside les vêpres solennelles de la Toussaint avant de célébrer la messe dès le lendemain14.
Architecture et trompe-l’œil
La chapelle Sixtine mesure 40,5 mde long sur 14 mètres de large ; sa voûte s’élève à 20 mètres et déploie une surface de 1 000 m22. Son jeu complexe de voussures n’était pas censé recevoir une composition aussi élaborée.
La voûte se structure en six lunettes(ou demi-lunes) verticales, situées au-dessus des fenêtres latérales. Des pendentifs les séparent et définissent des intrados triangulaires et concaves au-dessus des lunettes. Au-dessus des pendentifs, la voûte se fait presque plate.
Sur cette base, Michel-Ange conçoit une architecture en trompe-l’œil qui servira de structure aux arcs de travertin rejoignant les pendentifs. En faisant courir deux corniches, l’une en haut des lunettes et l’autre à la pointe des intrados, il accentue la division de l’espace. Ce procédé traduit l’influence de Melozzo da Forlì.
Plan des éléments architecturaux.
Iconographie
Le thème iconographique de la chapelle Sixtine résume le salut de l’humanité, offert par Dieu en la personne de son fils Jésus. L’ancienne alliance, passée entre Dieu et le peuple d’Israël par l’entremise de Moïse, et la nouvelle alliance, passée entre Dieu et l’humanité tout entière à travers le Christ, sont représentées sur les murs latéraux de la chapelle. La partie centrale du plafond représente la Création, le Paradis terrestre puis la chute de l’humanité, Adam et Ève et le péché originel, qui rompt l’alliance entre Dieu et l’humanité. Entourant ce thème central, les prophètes et les sybillesrappellent constamment que Dieu n’a jamais abandonné les hommes, mais qu’il leur offre le salut. Tout autour est illustrée la lignée qui, d’Adam au roi David, mène à Jésus-Christ, sauveur de l’humanité : rappel du plan divin qui, dès l’expulsion du Paradis terrestre, inclut la possibilité du salut. Tel est, dans ses grandes lignes, le programme iconographique du plafond15.
Schéma des éléments iconographiques.
Mais il y a plus. Le Cinquecento se passionna pour l’humanisme, et pas plus Jules II que Michel-Ange ne sont étrangers à cette passion pour l’Homme. On peut voir, dans le David de Michel-Ange, le symbole de la république florentine, frondeuse, fragile, mais invaincue ; toutefois c’est aussi – et surtout – la représentation de l’avènement de l’Homme, faillible certes, mais indomptable face à la puissance spirituelle de l’Église et au pouvoir temporel d’une féodalité dont le déclin s’amorce alors. Cette vision humaniste n’est pas incompatible avec la doctrine de l’Église, qui considère l’Homme comme un être faillible et pécheur devant rechercher son salut. Les deux visions divergent quant à la voie de ce salut : pour la doctrine catholique, il n’est point de salut hors de l’Église, intermédiaire indispensable, alors que pour l’humanisme un contact direct avec Dieu s’avère possible.
Giacobbe Giusti, Michel-Ange: plafond de la chapelle Sixtine, Rome
Avec la Création d’Adam – scène centrale du plafond – Michel-Ange résume cet idéal humaniste d’un lien direct entre l’Homme et Dieu.
Neuf scènes de la Genèse
Le long de la partie centrale du plafond, Michel-Ange représente neuf scènes du livre de la Genèse, le premier livre de la bible. Les neuf compositions centrales se divisent en trois sections :
la première montre la création du monde (Dieu créant les cieux et la terre),
la seconde dépeint la création du premier homme et de la première femme, Adam et Ève ainsi que leur désobéissance à Dieu et l’expulsion consécutive du jardin d’Éden,
la troisième montre le sort de l’humanité et narre l’histoire de Noé.
Les tableaux ne sont pas dans un ordre strictement chronologique. S’ils sont perçus comme formant trois groupes, les tableaux, dans chacune des trois unités, renvoient vers un autre, comme c’était l’habitude dans les peintures médiévales et les vitraux . Les trois sections de la création, la chute et le destin de l’humanité apparaissent dans l’ordre inverse, lorsqu’il est regardé à partir de l’entrée de la chapelle. Cependant, chaque scène est à considérer en regardant vers l’autel. Cela n’est pas évident, lorsqu’on regarde une reproduction du plafond, mais ça devient clair lorsque l’observateur regarde vers le haut en direction de la voûte. Paoletti et Radke suggèrent que cette progression inversée symbolise un retour à un état de grâce. Cependant, les trois sections sont généralement décrites dans l’ordre de la chronologie biblique.
La création du monde représente successivement la séparation de la lumière et des ténèbres, la création des planètes (dont le Soleil, la Lune et la Terre), et la séparation des eaux d’avec la terre. Ces trois scènes, les premières dans l’ordre chronologique du récit biblique, ont été réalisées en dernier et s’avèrent les plus dynamiques. Vasari souligne, dans Le Vite, que « Michel-Ange dépeint Dieu séparant la lumière des ténèbres, le montrant dans toute Sa majesté, flottant avec ses bras ouverts en une révélation de Son amour et de Son pouvoir créateur. »
La section centrale montre, en trois images fortes, l’histoire d’Adam et Ève : la création d’Adam, celle d’Ève qui sort de la côte d’Adam endormi, et l’expulsion du paradis terrestre. Les contemporains de Michel-Ange ont immédiatement reconnu dans ces fresques un chef-d’œuvre ; Vasari écrit « c’est une figure [Adam] dont la beauté, la pose et les contours sont tels qu’ils semblent être issu de cet instant même où Dieu créa Adam et de la main du Créateur suprême lui-même plutôt que du dessin et de la brosse d’un mortel. »
Détail du visage de Dieu.
Les scènes, de l’autel vers la porte principale, sont ordonnées comme suit :
Les trois peintures de la création montrent des scènes du premier chapitre de la Genèse, qui relate que Dieu créé la terre et tout ce qui s’y trouve en six jours et se repose le septième jour. Dans la première scène, le premier jour de la création, Dieu crée la lumière et sépare la lumière des ténèbres16. Chronologiquement, la scène suivante se déroule dans le troisième panneau, qui traite du deuxième jour : Dieu sépare les eaux des cieux17. Dans le panneau central, le plus grand des trois, il y a deux représentations de Dieu. Le troisième jour, Dieu crée la terre et fait pousser les plantes. Le quatrième jour, Dieu met le soleil et la lune en place pour régir la nuit et le jour, l’heure et les saisons de l’année18. Selon la Genèse, le cinquième jour, Dieu créé les oiseaux, les poissons et les créatures des profondeurs, sans que cela ne soit présenté. La création des créatures terrestres, le sixième jour, n’y est pas présentée.
Adam et Eve
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L’histoire de Noé
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Les boucliers
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Douze voyants : sept prophètes et cinq sibylles
Giacobbe Giusti, Michel-Ange: plafond de la chapelle Sixtine, Rome
La sibylle lybique.
Les personnages les plus grands – donc les mieux mis en évidence – sont douze voyants : des prophèteset des sibylles choisis à dessein, car ils annoncèrent la venue du Christ. Sept prophètes d’Israël et cinq prophétesses du monde antique, assis sur des sièges dans des poses plus ou moins contorsionnées, sont identifiés par des cartouches portant leur nom latin, que soutiennent des putti.
Jonas (IONAS) est placé au-dessus de l’autel (et sur sa droite pour le spectateur). Puis sont successivement représentés Jérémie (HIEREMIAS), la sibylle persique (PERSICHA), Ézéchiel(EZECHIEL), la sibylle d’Érythrées (ERITHRAEA) et Joël (IOEL). Au-dessus de la porte d’entrée (et face à Jonas) se trouve Zacharie, qui a annoncé la venue du Messie et la conversion de nombreux peuples. À gauche se succèdent la sibylle delphique (DELPHICA), Isaïe(ESAIAS), la sibylle de Cumes(CVMAEA), Daniel (DANIEL) et, enfin, la sibylle lybique (LIBICA).
Ignudi
L’un des 20 ignudi.
Vingt ignudi19, personnifiés par de jeunes hommes athlétiques, sont placés aux coins des scènes centrales. Ils portent divers objets ou s’en entourent, tels un ruban rose, une guirlande de glands20, un coussin vert…
Si l’on considère le déroulement chronologique de la composition (Michel-Ange commence, au-dessus de l’autel, par l’histoire de Noé et continue vers la porte d’entrée), on ne peut qu’être frappé par la liberté progressive dans la pose des ignudi : tout d’abord sagement et symétriquement assis de part et d’autre de la scène qu’ils encadrent, ils s’animent de plus en plus pour devenir presque dansants… Ils démontrent, de manière éclatante, la puissance créatrice de l’artiste.
Dans un cadre aussi religieux, à l’iconographie soigneusement choisie, le moins qu’on peut dire est qu’ils détonnent. Ils suscitèrent jadis la réprobation. Le pape Adrien VIsouhaitait même leur destruction, n’y voyant qu’« un pot-au-feu de corps nus » au plafond…
Selon la Bible, les séraphins et les chérubins sont des créatures ailées, mais les anges, dépourvus d’ailes, ont une apparence humaine. Le Jugement dernier, au-dessus de l’autel, comporte quarante personnages nus qui, portant la croix, sonnant de la trompette ou appelant les morts à la résurrection, ne peuvent qu’être des anges. Certains21 en ont conclu que les ignudi sont, eux aussi, bel et bien des anges. Ils seraient donc des messagers divins, omniprésents, mais impavides face au destin de l’humanité, et participeraient pleinement au programme iconographique.
Lunettes et pendentifs
Dans les lunettes, les ancêtres de Jésus-Christ sont représentés de part et d’autre des fenêtres, surmontées d’un panonceau qui porte leur nom. L’ensemble est un peu désordonné : certaines lunettes comportent un ancêtre, d’autre deux, certaines trois – voire quatre ; de plus, leur succession est loin de suivre un ordre chronologique.
En raison du contre-jour et de leur emplacement ingrat autour des fenêtres, qui les exposait à la pollution urbaine, ces fresques étaient les plus sales, mais aussi les plus méconnues et les moins appréciées. La restauration des années 1980 a révélé leur beauté.
Références anatomiques
Plusieurs auteurs ont suggéré que Michel-Ange a représenté, dans la Création d’Adam ou la Séparation de la lumière et des ténèbres, des détails anatomiques relatifs au cerveau, voire à l’utérus humain (voir l’article La Création d’Adam).
Chute et expulsion d’Adam et Ève
du paradis terrestre.
États avant (à gauche) et après (à droite) restauration.
Une restauration générale de la chapelle Sixtine a lieu de 1981 à 1989. Elle est financée par la Nippon Television, en échange de droits sur les images. Les tonalités, assombries (voire dénaturées) par les fumées d’encens, le suif des chandelles, la pollution atmosphérique (en particulier au-dessus des fenêtres, souvent ouvertes pour aérer) et le passage du temps, avaient valu à Michel-Ange le surnom – manifestement non justifié – de « terrible souverain de l’ombre ». À leur place sont apparues d’étonnantes couleurs, tour à tour pastel ou acides, critiquées par certains mais pourtant typiques du maniérisme. Jadis dissimulée par l’encrassement, la technique du cangiante, utilisée par Michel-Ange pour traduire la diaprure de certains vêtements, se trouve aujourd’hui pleinement mise en évidence.
L’instabilité du bâtiment ayant provoqué des crevasses dans les fresques, une opération de comblement s’est avérée nécessaire pour rétablir leur visibilité. Il a aussi fallu remédier aux effets des restaurations antérieures. Pour supprimer le blanchiment dû à la salinisation, on avait jadis appliqué une couche de graisse animale et végétale. Celle-ci avait certes rendu les sels transparents mais elle constituait un dépôt collant, qui avait attiré poussière et saleté.
Le bien-fondé de cette restauration a donné lieu à polémique. En effet, si le nettoyage a permis d’enlever les dépôts carboniques (de suif notamment) accumulés au cours des siècles, il a aussi supprimé les ombres ajoutées au noir de charbon par Michel-Ange lui-même, en surface de la fresque.
↑Pluriel de l’italien ignudo(« nus »). Le vocabulaire artistique parle d’« académie » pour une représentation dessinée d’un homme nu et de kouros pour une sculpture d’un jeune homme nu. Un « nu » décrit pour sa part, le plus souvent, la représentation d’une femme dénudée.
↑Les glands rappellent le blason des Della Rovere et de Jules II, le commanditaire du plafond.
↑George L. Hersey, High Renaissance Art in St. Peter’s and the Vatican, University of Chicago Press, (1993) (ISBN0226327825)
La citation du philosophe grec Protagoras, « L’homme est la mesure de toutes choses », et l’Homme de Vitruve, dessin de Léonard de Vinci (fin XVe), sont les symboles les plus connus de la pensée humaniste.
Giacobbe Giusti, Humanisme
Penseurs les plus traduits et étudiés par les humanistes de la Renaissance, Platon et Aristotesont représentés par Raphael en 1510 au Vatican : respectivement sous les traits de Léonard de Vinci et ceux de Michel-Ange.
Durant l’Antiquité, Grecs et Romains représentent leurs dieux sous des apparences humaines réalistes. Ici, une statue romaine représentant le dieu Apollon (IIe s av. J.-C.).
Giacobbe Giusti, Humanisme
Marcus Tullius Cicero, by Bertel Thorvaldsen as copy from roman original, in Thorvaldsens Museum, Copenhagen
Durant l’Antiquité, Grecs et Romains représentent leurs dieux sous des apparences humaines réalistes.
Ici, une statue romaine représentant le dieu Apollon (IIe s av. J.-C.).
La citation du philosophe grec Protagoras, « L’homme est la mesure de toutes choses », et l’Homme de Vitruve, dessin de Léonard de Vinci (fin XVe), sont les symboles les plus connus de la pensée humaniste.
Giacobbe Giusti, Humanisme
Allégorie de l’humanisme des Lumières, au xviiie siècle, le frontispice de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. La Philosophie et la Raison arrachent le voile de la Vérité. À leurs pieds : l’Histoire, l’Astronomie, l’Optique, la Géométrie et différentes sciences.
Gravure de Benoît-Louis Prévostd’après Charles-Nicolas Cochin, 175
Créé à la fin du xviiie siècle et popularisé au début du xixe siècle1, le terme « humanisme » a d’abord et pendant longtemps désigné exclusivement un mouvement culturel prenant naissance au xive siècle en Italie puis se développant dans le reste de l’Europe. Moment de transition du Moyen Âge aux Temps modernes, ce mouvement est tout entier porté par l’esprit de laïcité qui se manifeste alors, point de départ d’une crise de confiance profonde qui affecte l’Église catholique, donc toute la chrétienté.
Les penseurs de la Renaissance se réclamant d’une part des philosophes antiques, n’abjurant pas d’autre part leur foi chrétienne, le mot « humanisme » a fini par désigner un ensemble de valeursconsidérées comme plus ou moins communes à l’ensemble de l’Occident depuis le judéo-christianisme2 et l’Antiquité gréco-romaine et indissociablement liées à l’idéologie du progrès3.
Dans la neuvième édition de leur Dictionnaire (2011), les académiciens définissent ainsi le mot : « doctrine, attitude philosophique, mouvement de pensée qui prend l’Homme pour fin et valeur suprême, qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité ».
Le Larousse donne quant à lui cette double définition : « 1) philosophie qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs. 2) Mouvement intellectuel qui s’épanouit surtout dans l’Europe du xvie siècle et qui tire ses méthodes et sa philosophie de l’étude des textes antiques ».
Le mot « humanisme » découle des mots homme, humain et humanité qui ont eux-mêmes des origines latines : homo, humanus, humanitas.
À la fin du Moyen Âge, les esprits érudits utilisent la formule studia humanitatis pour désigner l’étude de « ce qui caractérise l’être humain », puis l’expression litterae humaniores(que l’on peut traduire par « enseignements profanes ») pour distinguer ceux-ci des litterae divinae et sacrae (« enseignements divins et sacrés », relatifs aux Saintes Écritures, donc de caractère théologique, tels que répandus par la scolastique).
Lorsque le français supplante le latin en tant que langue usuelle apparaît le terme humanités, pour désigner les collèges dispensant l’enseignement des arts libéraux.
Selon certaines sources, l’adjectif « humaniste » est attesté en 15394mais selon d’autres, il ne l’est qu’à la fin du xvie siècle, pour désigner tout homme « érudit et lettré », attaché aux humanités5.
En 1580, dans ses Essais, Montaigne utilise à trois reprises le mot « inhumain », notamment pour stigmatiser les jeux du cirque dans la Rome impériale et pour dénoncer la barbarie de la déportation des Juifs du Portugal6.
Le mot « humanisme » n’apparaît qu’en 1765, dans le journal Éphémérides du citoyen7 et signifie « amour de l’humanité ». Il reste toutefois inusité pendant plusieurs décennies car il est concurrencé par le mot « philanthropie », lui-même attesté à partir de 1551 et explicitement défini dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Le Dictionnaire de l’Académie française (4e édition en 1762 ; 5e en 1798) définit d’ailleurs l’humanisme comme le « caractère du philanthrope »5.
En 1846, P.-J. Proudhonconfère au mot « humanisme » un sens philosophique.
En 1808, le théologien allemand Niethammer généralise le terme « humanisme » dans un ouvrage intitulé Der Streit des Philanthropinismus und des Humanismus in der Theorie des Erziehungs-Unterrichts unsrer Zeit(« Le débat entre le philanthropisme et l’humanisme dans la théorie éducative actuelle »), en réaction précisément au concept de philanthropie. Aussitôt, Hegel félicite Niethammer d’avoir opéré la distinction d’avec le terme « philanthropie »8.
Le mot « humanitaire » apparaît dans les années 1830 : il est alors principalement utilisé dans un sens ironique, voire péjoratif9. « Humanitaire veut dire homme croyant à la perfectibilité du genre humain et travaillant de son mieux, pour sa quote-part, au perfectionnement dudit genre humain », ironise le poète Alfred de Musset en 183610 ; Gustave Flaubert se moque de l’« humanitarisme nuageux » de Lamartine en 18419.
En 1846, dans Philosophie de la misère [archive], Proudhon donne pour la première fois au mot « humanisme » un sens philosophique (« doctrine qui prend pour fin la personne humaine ») mais pour critiquer la valeur du terme : « je regrette de le dire, car je sens qu’une telle déclaration me sépare de la partie la plus intelligente du socialisme. Il m’est impossible (…) de souscrire à cette déification de notre espèce, qui n’est au fond, chez les nouveaux athées, qu’un dernier écho des terreurs religieuses ; qui, sous le nom d’humanisme réhabilitant et consacrant le mysticisme, ramène dans la science le préjugé »11. À la même époque, Marx rejoint les positions de Proudhon mais sans utiliser le terme. Comme lui, il conteste l’intérêt de se focaliser sur la nature humaine (ou « essence de l’homme ») et pointe en revanche la nécessité de s’interroger sur sa condition, consécutivement au processus d’industrialisation qui se développe alors. Sous son influence, le terme « humanisme » va donc changer progressivement de sens (lire infra).
A la fin du xixe siècle, les théories de Darwin (ici caricaturé par un journal malveillant) bouleversent le sens du mot « humanisme ».
En 1874, la Revue critique définit le mot ainsi : « théorie philosophique qui rattache les développements historiques de l’humanité à l’humanité elle-même »12 mais, la plupart du temps, l’approche philosophique n’est guère relayée ensuite et le terme est de plus en plus être réduit à l’humanisme de la Renaissance. Ainsi en 1877, le Littréle définit comme « la culture des belles-lettres, des humanités » tandis que, la même année, la Revue des deux mondes lui donne le sens de « mouvement intellectuel européen des xve et xvie siècles qui préconisait un retour aux sources antiques par opposition à la scolastique [la tradition universitaire médiévale, méprisée pour son dogmatisme] ». La plupart des ouvrages de vulgarisation ne retiennent aujourd’hui que cette approche du terme.
À la fin du xixe siècle, le développement de la pressecontribue à ce que le concept d’humanité n’interpelle plus seulement les intellectuels mais un nombre croissant d’individus. Les journaux rendant compte aussi bien des théories darwiniennes que d’événements survenant dans le monde entier, le sens du mot « humanisme » se trouve progressivement mais profondément infléchi dans une visée historiciste et matérialiste. En 1882, le supplément du Littré donne au mot une double acception : « 1) la culture des humanités ; 2) une théorie philosophique qui rattache les développements historiques de l’humanité à l’humanité elle-même ».
Au début du xxe siècle, le mot « humanité » entre dans le langage courant (en 1904, Jean Jaurèsfonde le journal L’Humanité), le mot « humanisme » se répand également, associé non plus à une théorie débattue par quelques philosophes mais à un sentiment diffus.
En 1939, dans la lignée du saint-simonisme, l’ingénieur français Jean Coutrot invente le terme « transhumanisme » pour promouvoir une économie rationnelle de l’économie14. Ce mot sera brièvement repris à la fin des années 1950 et son usage ne se généralisera qu’à la fin du xxe siècle.
Le terme « antihumanisme » apparaît en 1936 dans un ouvrage du philosophe Jacques Maritainpour désigner les penseurs qui, durant la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe, ont radicalement remis en question la validité du concept d’humanisme (principalement Marx, Nietzsche et Freud)15. Et quand, peu après, les philosophes Sartre et Heideggerdébattent eux aussi de la pertinence du concept, un grand nombre d’intellectuels – aussi bien chrétiensqu’athées – se réclament de l’humanisme (lire infra), ce qui contribue à rendre le concept assez flou.
En 1957, Julian Huxley, biologiste et théoricien de l’eugénismeanglais, forge l’expression « humanisme évolutionnaire » et reprend le mot « transhumanisme ». Il définit le « transhumain » comme un « homme qui reste un homme, mais qui se transcende lui-même en déployant de nouvelles possibilités pour sa nature humaine »16. Le concept du « transhumanisme » sera repris dans les années 1980 par plusieurs techniciens de la Silicon Valley pour prôner un nouveau type d’humanité, où la technique serait utilisée non seulement pour remédier aux maladies (médecine) mais pour doter l’homme de capacités dont la nature ne l’a pas pourvues (concept d’ homme augmenté). Par son caractère technophile, le transhumanisme est une philosophie ouvertement optimiste.
En 1980, l’écrivain suisse Freddy Klopfenstein invente le mot « humanitude »17. En 1987, le généticien Albert Jacquard le reprend et le définit comme étant « les cadeaux que les hommes se sont faits les uns aux autres depuis qu’ils ont conscience d’être, et qu’ils peuvent se faire encore en un enrichissement sans limites »18.
En 1999, Francis Fukuyama et Peter Sloterdijk développent les concepts « post-humanité » et « post-humanisme » (qui, comme « transhumanisme », renvoie à l’idée que, du fait de la prolifération des « technologies », les concepts d’humanisme et d’homme ne sont plus pertinents), mais cette fois pour s’en inquiéter19,20,21.
Au xxie siècle, les néologismes« transhumanisme » et « post-humanisme » restent peu usités dans le langage courant. En revanche, bien que peu d’intellectuels s’en réclament, le concept d’humanisme donne lieu à de nombreuses publications (lire infra), le succès du mot croît en proportion avec celui des actions d’aide humanitaire. Il inonde la sphère politique, au point d’être revendiqué dans des milieux idéologiquement opposés, aussi bien par des grands chefs d’entreprises s’affichant chrétiens22que par des opposants au système capitaliste se réclamant de l’athéisme23.
À tel point que le terme est aujourd’hui un mot fourre-tout : on trouve ainsi des auteurs pour avancer que Sylvester Stallone(acteur hollywoodien et adepte du body building) est un humaniste24. Le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe va même jusqu’à argumenter que « le nazisme est un humanisme »25. Dans ce contexte de dilution de sens du mot, et dans le but de réactualiser celui-ci, quelques intellectuels tentent d’imposer des néologismes. En 2001, Michel Serres utilise le mot « hominescence »26, « pour désigner ce que vit l’humanité depuis la seconde moitié du xxe siècle : un changement majeur dans notre rapport au temps et à la mort »27. Et en 2016, le prospectiviste français Joël de Rosnay prédit l’émergence d’un hyperhumanisme, « bien préférable selon lui au cauchemar transhumaniste »28.
Les origines de l’humanisme
Considérés comme les premiers propagateurs de la pensée humaniste, les philosophes de la Renaissance (Dante, Pétrarque… puis Marsile Ficin, Pic de la Mirandole et plus tard Montaigne) n’en sont pas pour autant les initiateurs car ils se sont systématiquement référé aux penseurs grecs et romains et n’ont eu de cesse d’en faire l’éloge. Et bien qu’ayant ostensiblement tourné le dos à la pensée scolastiqueérigée par l’Église, ils n’ont jamais renié leur foi chrétienne. C’est pourquoi l’on peut considérer que « la matrice de l’humanisme occidental est double, comme s'(il) avait été enfanté simultanément dans deux ventres » : il y a d’une part l’Antiquité classique, d’autre part le judéo-christianisme29.
Symbole du judaïsme, l’étoile de David, est composée de deux triangles superposés, l’un pointé vers le haut, l’autre vers le bas, évoquant respectivement l’aspiration de l’homme vers Dieu et l’amour de Dieu pour l’homme.
La religion juive trouve son origine au viiie siècle av. J.-C. avec le début de la rédaction du Livre de la Genèse (qui se poursuit jusqu’au iiesiècle av. J.-C.), qui est un récit des originesmythique commençant par celui de la création du monde par Dieu, et par un autre, qui relate la création du premier couple humain, Adam et Ève. Ce récit confère à l’être humain un rôle explicitement supérieur par rapport aux autres espèces, principalement du fait des capacités de sa conscience et du degré de complexité de son langage. L’épisode de l’arbre de la connaissance du bien et du malattribue aux humains une prérogative, la réflexion éthique, et confère à celle-ci une explication précise : l’homme et la femme vivaient dans le jardin d’Éden et Dieu leur avait formellement défendu de manger les fruits de cet arbre ; c’est parce qu’ils lui ont désobéi qu’est née l’humanité et que celle-ci s’est retrouvée de facto empêtrée dans un ensemble de contradictions, qu’elle a ressentie alors comme une imperfection fondamentale : le péché. Selon le judaïsme, donc, la conscience (d’être humain) résulte fondamentalement d’une transgression de la loi divine : la Chute.
Abdennour Bidar fait remarquer qu’il est « apparemment contradictoire » de présenter le monothéismecomme matrice de l’humanisme : « A priori, le principe même du monothéisme semble incompatible avec l’exaltation de l’homme qui fonde tout humanisme ; s’il y a un seul Dieu, il concentre nécessairement en lui-même toutes les qualités, toutes les perfections… et il ne reste pour l’homme que les miettes d’être, des résidus de capacités sans commune mesure avec leur concentration et leur intensité dans le Dieu. Trop de grandeur accordée à Dieu, toute la puissance et la sagesse concentrées en (lui), n’écrasent-ils pas radicalement et définitivement l’être humain ? »30.
Le philosophe Shmuel Triganosouligne à son tour la contradiction : « Comment une croyance focalisée sur un être suprême et unique pourrait-elle s’ouvrir à la reconnaissance d’un autre être, en l’occurrence l’homme ? C’est en posant cette question, en apparence insoluble (…) que l’on a dénié, le plus souvent, toute capacité au monothéisme d’être aussi un humanisme, d’engendrer un monde fait pour l’homme ». Trigano répond alors lui-même à cette question, en se livrant à une analyse du mythebiblique de la création, tel que formulé dans le Livre de la Genèse : « Ce que l’on comprend dans le récit de la création en six jours, (c’est que) le Dieu créateur s’arrête de créer le sixième jour, le jour précisément où il crée l’homme, comme si s’ouvraient alors le temps et l’espace de l’homme, d’où la divinité se serait retirée. (…) Que peut alors signifier cette création qui s’arrête au moment où l’homme est créé ? Que l’homme est l’apothéose de cette création, certes (…) mais aussi que le monde reste inachevé dès le moment où l’homme y apparaît (…). Il y a (donc) l’idée que la création est désormais autant dans les mains de l’homme que (dans celles) du dieu créateur »31.
S’appuyant sur les travaux de C. G. Jung (Réponse à Job(en), 195232), Bidar estime que le texte qui lui paraît le plus significatif de l’orientation humaniste du monothéisme juif est le Livre de Job, au cours duquel un humain (Job) tient tête à Dieu lors d’un long dialogue avec lui et parvient, ce faisant, à ce que Dieu lui-même se métamorphose en devenant plus aimant à l’égard de l’homme »33.
Le christianisme
Bidar avance l’idée qu’avec le christianisme, Dieu lui-même devient « humaniste » : « le Dieu s’humanise en un double sens : il devient homme en s’incarnant, humain en se sacrifiant, comme une mère le fera avec son enfant (…). Dans quelle autre religion le dieu se sacrifie-t-il pour l’homme ? »34.
Mais que disent les sources elles-mêmes ? À ses disciples qui lui demandent de formuler clairement son message, Jésus de Nazarethrépond : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même »35. Mais quand, peu avant, il leur recommande de « rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César »36, il les invite au contraire à séparer le registre divin et le registre des humains. De même, quand Paul de Tarse, fondateur historique du christianisme, exhorte : « ne vous conformez pas au siècle présent »37, il entend que le chrétien doit s’immerger dans le monde sans jamais en partager les valeurs. Dès les premiers siècles, les Pères de l’Église combattront ceux qui remettront en cause, par delà « le mystère de l’incarnation », ce que celui-ci recouvre, le caractère indissociable des commandements : aimer Dieu, aimer son prochain, s’aimer soi-même.
Les rapports entre christianisme et humanisme sont complexes du fait de la diversité des interprétations de la formule « aimer son prochain ». De la Renaissance au xxe siècle, bon nombre de penseurs ont été classés « humanistes » et « chrétiens »38, ce qui pose la question : « le christianisme est-il un humanisme ? »39. À cette question, ceux qui – peu ou prou – assimilent « le prochain » (personne concrète) et « les humains » (entité abstraite) ont tendance à répondre par l’affirmative40 ; ceux qui, au contraire, tiennent à établir une différence répondent négativement41, allant jusqu’à reprocher à leurs adversaires de transformer le christianisme « en un lénifiant humanisme philanthropique », « de la soupe compassionnelle », du « bon sentiment dégoulinant d’empathie »42. En 1919, le philosophe Max Scheler qualifiait quant à lui l’« humanisme chrétien » d’humanitarisme : « L’humanitarisme remplace, « le prochain » et « l’individu » (qui seuls expriment vraiment la personnalité profonde de l’homme) par « l’humanité » (…). Il est significatif que la langue chrétienne ignore l’amour de l’humanité. Sa notion fondamentale est l’amour du prochain. L’humanitarisme moderne ne vise directement ni la personne ni certains actes spirituels déterminés (…), ni même cet être visible qu’est « le prochain » ; il ne vise que la somme des individus humains »43.
Le théologien protestant Jacques Ellul interprète ce clivage entre pro- et anti-humanistes en milieu chrétien comme la conséquence d’un événement survenu au début du ive siècle. Jusqu’alors, l’Empire romain faisait preuve de tolérance à l’égard de toutes les positions religieuses, sauf précisément envers les chrétiens, qu’il persécutait (du fait que, fidèles à l’enseignement du Christ, ceux-ci ne voulaient pas prêter allégeance à l’empereur). Mais en 313, l’empereur Constantins’est converti au christianisme (édit de Milan) pour affirmer son autorité dans le domaine religieux (césaropapisme) : dès lors qu’il a demandé aux évêques de devenir ses fonctionnaires et que ceux-ci y ont consenti, le christianisme est devenu une religion d’État et s’est retrouvé subverti par lui44,45. L’humanisme de la Renaissance ne s’oppose donc pas au christianisme mais il résulte de la politisation de celui-ci ; laquelle provoque à son tour la division des chrétiens entre les « pro-humanistes », qui acceptent l’immixtion de l’Église dans les affaires temporelles (ou simplement le fait qu’elle émette des avis à leur sujet) et les « anti-humanistes », qui refusent cette intrication.
L’Antiquité grecque
S’appuyant sur les travaux de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant46, A. Bidar, estime qu’Homère constitue au viiie siècle av. J.-C. la première grande figure de l’humanisme antique, son personnage d’Ulysse« symbolisant le mieux l’intelligence en mouvement, l’infinie capacité d’adaptation »47. Mais, comme la plupart des commentateurs, il situe au ve siècle av. J.-C. l’acte de naissance de l’humanisme grec, citant les trois grands auteurs tragiques de l’époque, Eschyle, Sophocle et Euripide, qui « célèbrent la grandeur de l’homme dans l’impuissance comme dans la puissance »48.
Une idée répandue tend à faire du sophiste Protagoras le principal initiateur de l’humanisme grec, en raison d’une de ses citations désormais célèbre : « L’homme est la mesure de toute chose ». L’historien de l’art Thomas Golsenne relativise toutefois la portée de celle-ci, faisant valoir d’une part qu’on ne la connaît que par Platon ; d’autre part que, contrairement à ce que bon nombre de manuels scolaires laissent entendre, « les têtes pensantes de la Renaissance n’y font pas référence »49.
Bidar s’attarde surtout sur Socrate, dont la pensée est centrée sur l’être humain, à la différence de celle des penseurs présocratiques qui, eux, se focalisaient sur la nature. N’ayant laissé aucune trace écrite, Socrate est essentiellement connu par Platon, son principal disciple. Il prend pour sienne la sentence écrite sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes « Connais-toi toi-même » ; formule se référant non pas à l’introspection mais avec la place de l’homme dans la cité et dans la nature. Il exerce une influence majeure du fait qu’il use d’une méthode basée sur l’argumentation : il pratique la maïeutique (ou « art d’accoucher ») en interrogeant ses interlocuteurs de sorte qu’au fil du dialogue ceux-ci prennent conscience des motivations de leurs propos, quitte entre-temps à les faire changer d’avis. De la sorte, il démontre la puissance de la raison(logos), sans avoir à recourir aux artifices de la rhétorique à l’inverse des sophistes.
Penseurs les plus traduits et étudiés par les humanistes de la Renaissance, Platon et Aristotesont représentés par Raphael en 1510 au Vatican : respectivement sous les traits de Léonard de Vinciet ceux de Michel-Ange.
Dans sa théorie des Idées, Platon affirme que les concepts et notionsexistent réellement, sont immuables et universels et constituent les « modèles » des choses, qui sont perçues par les sens. La philosophie dépendant en tout premier lieu de présupposés psychologiques50, en postulant que les idées « existent réellement », Platon projette son propre intellect dans un univers transcendant : son idéalisme revient à considérer qu’en concevant les idées, les humains peuvent ne pas se laisser impressionner par le monde sensible et, en revanche, être à même de le comprendre. Ce qu’il entend par « idées » préfigure ce que les modernes entendront plus tard par « raison »51. Au xxe siècle, Martin Heideggeravancera qu’en considérant l’entendement comme « le lieu de la vérité », Platon est un humaniste avant la lettre52.
Élève de Platon, Aristote rompt avec son enseignement. Alors que son maître ne considère le monde sensible qu’avec une certaine condescendance, lui manifeste une soif de tout apprendre, d’où son éclectisme : il aborde en effet presque tous les domaines de connaissance de son temps : biologie, physique, métaphysique, logique, poétique, politique, rhétorique et même, de façon ponctuelle l’économie.
L’opposition entre l’idéalisme de Platon et le réalisme d’Aristote s’accentue à la charnière des ive et iiie siècles av. J.-C. avec l’apparition de deux mouvements de pensée qui marqueront – eux aussi – les humanistes de la Renaissance et que l’on appellera plus tard l’épicurisme et le stoïcisme :
« Il semble qu’après Platon, et dès Arisote, la philosophie a eu du mal à continuer à parler des capacités métaphysiques de l’homme. (…) L’humanisme antique serait passé d’une enfance métaphysique et de ses rêves d’immortalité à une maturité stoïcienne et épicurienne, où l’on ne tente plus vainement de penser (…) au delà de la mort mais où on s’efforce bien plus modestement de vivre cette vie de façon plus accomplie. »
— Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014, p.125.
Tous comme les penseurs grecs, leurs successeurs romains dégagent une vision de l’homme à deux volets, l’une idéaliste, axée sur la valorisation des vertus, l’autre réaliste, qui souligne les caractères communs, voire triviaux, des individus. Comme en Grèce, le théâtre autant que la philosophie expriment cette dualité. Mais alors que la comédie grecque antique est moins connue que la tragédie, les auteurs comiques romains vont marquer sensiblement les penseurs de la fin de Renaissance. Plaute (à la charnière du iiie et du iie siècle av. J.-C.) et surtout Terencey excellent. Le second, à qui l’on doit la citation « rien de ce qui est humain ne m’est étranger », influencera profondément la comédie humaniste au xvie siècle.
Actif au ier siècle av. J.-C., Cicéronsera admiré par les humanistes de la Renaissance, non seulement car il incarne à lui seul un grand nombre de vertus (dignité, sens de la chose publique et de l’intérêt général) mais aussi parce que, grâce à sa ténacité et ses talents d’élocution, il les concrétise dans la vie politique. Bien que n’appartenant pas à la noblesse et alors que rien ne le destinait par conséquent à la vie politique, il est parvenu à exercer la magistrature suprême durant cinq ans tout en se montrant réceptif aux grands philosophes grecs. On lui doit d’avoir forgé le terme humanitas et de l’avoir associé à l’idée de culture53.
De même, un certain nombre de poètes de cette époque ont valeur de modèles, notamment Virgile et Ovide : le premier, dans L’Énéide, raconte comment, à partir de presque rien, Rome s’est élevée jusqu’à devenir un empire; le second, dans les Métamorphosesinvite le lecteur à s’inscrire dans l’Histoire, depuis la création du monde jusqu’à sa propre époque.
Les humanistes de la Renaissance seront marqués par l’aptitude des penseurs romains à approcher l’histoire non seulement par le biais de la fiction mais également de façon détachée, comme Tite-Live, auteur de la monumentale Histoire romaine, et plus tard Tacite. Ils prennent également pour modèles les philosophes s’attachant à développer leur réflexion sur l’homme lui-même et sa façon d’appréhender le monde et lui-même. D’une part les stoïciens des ier et iie siècles, Sénèque, Épictèteou Marc Aurèle mais aussi les héritiers de Platon : Plutarque, au ier siècle, et surtout le néo-platonicienPlotin, au iiie.
Dernier legs de l’antiquité romaine à l’Occident médiéval et moderne, et non le moindre : le sens de l’exégèse. Au début du vie siècle, alors que la chrétienté se structure, Boèce traduit Platon et Aristote en latin avec la volonté affirmée de les réactualiser. Oubliés près sa mort, ses textes seront redécouverts à la fin du viiie siècle.
Le Moyen Âge
Plus de mille ans séparent l’Antiquité de sa « renaissance », plus précisément le moment où le christianisme devient officiellement la religion de l’Orient et de l’Occident, au iiie siècle, et celui où les premiers « intellectuels » expriment l’intention de se dégager explicitement de son emprise (Discours de la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole, 1486).
L’historienne Laure Verdon invite toutefois à rejeter l’idée reçue selon laquelle toute la phase intermédiaire, le Moyen Âge, serait une période « obscure » :
« Le terme « humanisme » renvoie, dans la pensée commune, à une culture, celle des hommes du xvie siècle, culture qui s’opposerait dans ses fondements mêmes et son esprit, à la culture du Moyen-Âge. C’est là l’un des éléments qui ont contribué à forger l’image sombre de la période médiévale. Cette définition est à la fois restrictive et manichéenne. L’humanisme est autant qu’une culture, une pratique politique et une façon de concevoir le gouvernement qui privilégie le rôle des conseillers lettrés auprès du prince et s’oppose au mode ancien du pouvoir. En ce sens, le premier humanisme politique est pleinement médiéval, conséquence logique de l’évolution des structures de l’Étatau xvie siècle54. »
De surcroît, durant toute cette période, de nombreux docteurs et hommes d’église se montrent extrêmement ouverts aux sciences et à la philosophie. Tels par exemple Gerbert d’Aurillac (élu pape autour de l’an mille mais qui était également un mathématicien et un érudit, connaissant Virgile, Cicéronet Boèce ainsi que les traductions latines d’Aristote) et Albert le Grand(actif au xiiie siècle, frère dominicain, philosophe et théologien mais aussi naturaliste et chimiste).
Saint Augustin, imaginé vers 1480 par le peintre florentin Sandro Botticelli.
On mentionnera ici deux personnalités parmi les plus influentes, ayant vécu l’une au tout début de cette longue période, à la charnière du ive et ve siècles, donc peu avant la chute de l’Empire romain : Augustin d’Hippone ; l’autre tout à la fin : Thomas d’Aquin, disciple d’Albert Le Grand, au xiiie siècle.
S’opposant au moine Pélage, qui considère que tout chrétien peut atteindre la sainteté par ses propres forces et son libre arbitre, Augustin(354-430) valorise le rôle de la grâce divine. Toutefois, comme Ambroise de Milan, il intègre au christianisme une partie de l’héritage gréco-romain, le néoplatonismeainsi qu’une part substantielle de la tradition de la République romaine. La postérité conserve de lui l’image d’un homme érudit55,56 et s’adressant à toutes les époques, aussi bien à Dante, Pétrarque, Thomas d’Aquin, Luther, Pascal et Kierkegaard… qu’à Heidegger, Arendt, Joyce, Camus, Derrida ou Lyotard (qui, tous, le commenteront)57, cette audience étant due en grande partie au succès de ses Confessions, une longue et rigoureuse autobiographie, l’un des premiers ouvrages du genre.
Durant les huit siècles qui séparent Augustin de Thomas, l’Église se métamorphose au point que l’on ne peut comprendre les débats d’idées qui les jalonnent qu’à la lumière de l’évolution du contexte historique. Après la fin de l’Empire romain, en 476, l’Église s’avère la seule puissance capable d’affronter la « barbarie » et de structurer l’Europe. À la fin du vie siècle, le pape Grégoire le Grand administre les propriétés foncières de l’Église, celle-ci exerce un véritable pouvoir temporel, la quasi totalité des souverains lui prêtant allégeance. L’Europe tout entière est évangélisée, l’unité religieuse est atteinte au viie siècle mais prend fin au xie siècle avec la séparation de l’Église d’Occident et celle d’Orient. La terre constituant la principale source de revenu, l’Église d’Occident, dirigée depuis Rome, devient extrêmement riche, son pouvoir est marqué par la construction d’un grand nombre d’édifices (églises puis cathédrales…) et le financement de croisades visant à libérer Jérusalem de l’emprise des Turcs. Stimulée au xie siècle par la réforme grégorienneet l’émergence d’une classe d’intellectuels manifestant un certain intérêt pour la culture antique (notamment l’École de Chartres), la chrétienté vit, au siècle suivant, une profonde mutation de ses structures culturelles marquée par une intense activité de traduction des auteurs arabes et grecs (par l’intermédiaire des traducteurs arabes). Se développe alors la scolastique, un courant de pensée visant peu à peu à concilier la philosophie grecque avec la théologie chrétienne.
Au début du xiiie siècle, l’Église est une vaste organisation supranationale, influençant sensiblement les élections impériales et fixant le code de conduite de tous les Européens (sauf les Juifs), allant jusqu’à condamner pour hérésie ceux qui contestent son autorité et instituant l’inquisition pour conduire les plus radicaux au supplice et à la mort.
Également pour assurer son impact sur les consciences, et alors que sont traduits de l’arabe les commentaires d’Aristote par Averroès, l’Église crée l’Université de Paris. Sous l’impulsion d’Albert le Grand, celle-ci devient dans les années 1240 un véritable foyer de la pensée d’Aristote. Les débats portent sur une question sensible : « comment articuler la raison et la foi ? ». Suivant la ligne d’Averroès, Siger de Brabant prône pour la suprématie totale de la première sur la seconde. À l’opposé, Thomas d’Aquin (1224-1274) opère une synthèse magistrale entre aristotélisme et augustinisme, entre sciences, philosophie et théologie (Somme contre les Gentils, vers 1260). En le canonisant, cinquante ans après sa mort, l’Église lèvera le tabou sur Aristote, laissant alors le champ libre à ceux qui, pleinement conscients de participer à l’émergence d’un monde nouveau, guidé par la raison, seront rapidement et unanimement désignés d’humanistes. Certains considèrent donc que Thomas d’Aquin en est le précurseur direct58,59 :
« C’est parce qu’il est par excellence un philosophe de l’existence que Saint Thomas est un penseur incomparablement humain et le philosophe par excellence de l’humanisme chrétien. L’humain est en effet caché dans l’existence. A mesure qu’il se dégageait des influence platonicienne, le Moyen-âge chrétien a de mieux en mieux compris qu’un homme n’est pas une idée, c’est une personne (…). L’homme est au cœur de l’existence. »
— Jacques Maritain, L’humanisme de Saint-Thomas, 1941
Maritain oppose toutefois radicalement le mouvement de la scolastique, qu’il appelle humanisme médiéval, et l’humanisme de la Renaissance, qu’il qualifie de classique, en considérant que le premier de théocentrique et le second d’anthropocentrique. Et il avance que cette inversion a des conséquences tragiques, « la personne humaine, rompant ses attaches de créature dépendant essentiellement de son créateur, est livrée à ses propres caprices et aux forces inférieures »60,61.
L’humanisme en tant que phénomène historique s’étend sur trois siècles. Appelée « Renaissance », cette période est celle de profonds bouleversements politiques et culturels. Alors que les humanistes de la première génération sont essentiellement des lettrés traduisant les textes de l’Antiquité gréco-romaine, ceux des générations suivantes sont « modernes », qui s’intéressent aux questions profanes et d’actualité (quand l’Europe découvre et explore les autres continents ou que l’irruption de la Réforme divise les populations) et qui se servent de l’invention de l’imprimerie pour diffuser leurs idées.
Alors qu’une crise de légitimité affecte l’Église, chassée de la Terre sainte par les Ottomans, l’Europe occidentale vit de grands bouleversements économiques et politiques. À la suite de la forte poussée démographique survenue au siècle précédent ainsi qu’à plusieurs années de mauvaises récoltes puis une épidémie de pestequi élimine un tiers de sa population, l’économie est restructurée. La société s’urbanise (plusieurs villes comptent désormais plus de 40000 habitants) et les premières compagnies internationales éclosent, appliquant de nouvelles techniques financières. Les banquiers lombards, qui – dès les années 1250 – avaient institué la pratique du prêt bancaire contre intérêt, implantent des bureaux en Champagne, en Lorraine, en Rhénanie et en Flandre. Leurs débiteurs sont des rois, des seigneurs et des commerçants soucieux de mener à bien différents projets. Ce passage d’une économie féodale au commerce de l’argent (capitalisme) marque la fin du Moyen Âge et l’éclosion des Étatsmodernes62.
Une nouvelle classe sociale apparaît, celle qui pilote la nouvelle économie et en tire directement profit : la bourgeoisie. À la fin du siècle, elle bénéficiera du fait que l’Église est ébranlée par un schismepour imposer ses propres valeurs. Alors qu’auparavant le monde d’ici-bas était associé à l’image de la Chute, il va peu à peu être étudié de façon objective et distanciée.
Les premiers foyers d’humanisme se manifestent dans les cités d’Italie, notamment en Toscane et tout spécialement la ville de Florence. Les hommes de lettres s’expriment non plus en latin mais dans les langues vernaculaires, » pour exprimer des sentiments spécifiquement humains (qui ne se réfèrent aucunement à une transcendance divine). Le premier à utiliser le toscan comme langue littéraire est Dante Alighieri. Composée tout au début du siècle, sa Divine Comédie raconte un voyage à travers les trois règnes supraterrestres imaginés par la chrétienté (enfer, purgatoire et paradis). Tout en recouvrant différentes caractéristiques de la littérature médiévale, l’œuvre innove par le fait qu’elle tend vers « une représentation dramatique de la réalité »63. Deux décennies plus tard, Dante est imité par deux autres poètes. Pétrarque, dont le Canzoniere (chansonnier) composé à partir de 1336 est essentiellement consacré à l’amour courtois et qui aura par la suite un vaste retentissement. Et son ami Boccace, auteur du Décaméron, rédigé entre 1349 et 1353. Tous deux touchent à de nombreux genres (conte, histoire, philosophie, biographie, géographie…).
De même, à la fin du siècle en Angleterre, Geoffrey Chaucer écrit-il dans sa langue les Contes de Canterbury. L’histoire est celle d’un groupe de pèlerins cheminant vers Canterbury pour visiter le sanctuaire de Thomas Becket. Chacun d’eux est typé, représentant un échantillon de la société anglaise.
L’humanisme s’exprime également à travers les arts visuels. Succédant aux « artisans » (anonymes au service exclusif de l’Église), les « artistes » acquièrent une certaine renommée en mettant au point des techniques permettant de conférer à leurs œuvres un certain degré de réalisme. Les premiers d’entre eux sont le siennois Duccio et surtout le florentin Giotto64, dont l’esthétique rompt radicalement avec les traditions, que ce soit celle de l’art byzantin ou celle du gothique international, marquée en effet par une volonté très prononcé d’exprimer la tridimensionnalité de l’existence. Derrière les personnages, placés au premier plan, Giotto dresse des décors naturels (arbres et enrochements) qui tranchent avec le traditionnel fond doré. Il utilise la technique du modelé pour traiter le drapé des vêtements tandis que les visages (y compris ceux des personnages secondaires) sont particulièrement expressifs. Du fait de leur réalisme, ces œuvres exercent immédiatement une influence considérable. À noter aussi, peint à Padoue vers 1306, le cycle des vices et vertus (envie, infidélité, vanité… tempérance, prudence, justice…).
Élève de Duccio, Ambrogio Lorenzetti est l’auteur des fresques des Effets du bon et du mauvais gouvernement. Réalisées à partir de 1338 sur trois murs d’une salle du Palazzo Pubblico de Sienne, elles sont connues comme étant à la fois l’une des premières peintures de paysage (certains bâtiments de Sienne sont reconnaissables) et comme allégorie politique65. Et dans l’Annonciation qu’il peint en 1344, il innove en utilisant la méthode de la perspective de façon certes partielle (tracé du dallage figurant sous les pieds des deux personnages) mais rigoureuse (par l’emploi du point de fuite).
Une pensée inscrite dans la cité
À Florence, les initiatives de Pétrarque et Boccace sont encouragées en haut lieu. Notamment par Coluccio Salutati, chancelier de la République de 1375 à 1406, connu pour ses qualités d’orateur et lui-même écrivain, qui défend les studia humanitatis. Ayant créé la première chaire d’enseignement du grec à Florence, il invite le savant byzantin Manuel Chrysoloras de 1397 à 1400. Les occidentaux parlant ou lisant peu le grec, de nombreuses œuvres grecques antiques étant par ailleurs indisponibles dans la traduction latine, un auteur tel qu’Aristoten’était accessible aux intellectuels du xiiie siècle qu’au travers de traductions en arabe. « Éclairé par une foi inébranlable dans la capacité des hommes à construire rationnellement un bonheur collectif, son attachement à la culture ancienne, à la tradition chrétienne, au droit romain, au patrimoine littéraire florentin, dévoile une ardeur de transmettre, une volonté inquiète de conserver l’intégrité d’un héritage. Inlassable défenseur d’une haute conception de la culture, Salutati la juge (…) indissociable d’une certaine vision de la république »66.
Critique de l’Église
À la fin du siècle s’esquisse un souci de repenser le rapport à la théologie et à l’Église elle-même. Ainsi, de 1376 à sa mort, en 1384, le théologien anglais John Wyclifprêche en faveur d’une réforme générale et préconise la suprématie de l’autorité de la sainteté face à l’autorité de fait. Rejetant l’autorité spirituelle de l’Église institutionnelle, il ne reconnaît pour seule source de la Révélation que la Sainte Écriture (De veritate sacrae Scripturae, 1378).
xve siècle
Dans les mentalités, la référence aux Écritures reste centrale et jamais remise en question. Toutefois la perte d’autorité de la papauté sur un certain nombre de souverains se confirme et s’accentue, accélérée par une crise interne (de 1409 à 1416, la chrétienté ne compte plus seulement deux papes mais trois). Du début du siècle – quand elle envoie sur le bûcher Jean Hus, qui dénonçait le commerce des indulgences – jusqu’à son terme – quand elle fait cette fois brûler Savonarole, qui fustigeait la vie dissolue du pape – l’Église se campe dans une posture dogmatique au sein d’une société qui, elle, est en pleine mutation, du fait de l’éclosion des États-nations. Entre-temps, la prise de Constantinople par les Ottomans(1453) la contraint d’admettre que son influence ne dépasse plus l’Europe.
En revanche se confirme la montée en puissance de la grande bourgeoisie commerçante. Élevée dans les studia humanitatis, elle manifeste un intérêt croissant pour les choses matérielles, que ce soit celles relatives à la vie privée ou celles concernant la gouvernance de la cité ou le négoce avec l’étranger. Dès les années 1420, dans les régions d’Europe les plus avancées au plan économique – la Toscane et la Flandre67 – l’art pictural évolue dans le sens d’un réalisme qui témoigne de l’évolution des élites vers le pragmatisme et le volontarisme, ceci jusque par delà les frontières : la découverte du monde par voie marine s’amorce en 1418 avec la côte occidentale africaine et se poursuit en 1492 avec l’Amérique. Cet esprit de conquête ne se limite pas aux territoires, il vise également les consciences : peu après 1450, Gutenberg met au point la technique de l’imprimerie, qui permettra par la suite de réaliser le rêve des humanistes : diffuser largement les connaissances.
L’historien de l’artAndré Chastelestime que, contrairement à une idée reçue, l’étude des textes anciens par les érudits de l’époque ne traduit pas « un refroidissement progressif du sentiment religieux » mais qu’il existe « entre les notions de profane et de sacré un va-et-vient parfois déconcertant »68. S’appuyant sur les travaux d’Erwin Panofsky69, il insiste sur le fait que cette étude des textes anciens comme celle des ruines antiques à Rome par l’architecte Brunelleschi et le sculpteur Donatello naissent du processus d’autonomisation de la raison par rapport au sentiment religieux et qu’en retour ces recherches contribuent à accroître ce processus. Et il souligne que ce que l’on appelle « humanisme » ne se traduit pas seulement par un renouveau de la pensée philosophique mais tout autant par l’émergence, durant les années 1420, d’une esthétique nouvelle, caractérisée par une activation de la raison et de l’observation visuelle. Ceci de deux façons distinctes : à Florence, Brunelleschi, Donatello et le peintre Masaccio mettent au point le procédé de la perspective, basé sur l’invention du point de fuite et par lequel ils parviennent à rendre leurs représentations de plus en plus cohérentes au plan visuel ; dans les Flandres, Robert Campin, exprime cette volonté de réalisme par un souci de restitution du moindre détail, renforcé chez Jan Van Eyck par l’utilisation d’un médium nouveau, la peinture à l’huile. Chez ces deux peintres, les représentations à contenu religieux sont de surcroît peuplées de personnages, décors et objets contemporains.
Une éthique nouvelle
Dans les Flandres comme en Italie, ce que l’on appelle « humanisme » s’apparente à une véritable éthiquedes nouvelles élites dirigeantes. À Bruges, le portrait du marchand italien Arnolfini et de son épouse par Van Eyck (peint en 1434) symbolise le processus de sécularisation de la société qui s’amorce alors, les nouvelles formes de la vie publiques’appuyant sur la mise en scène de la vie privée de la riche bourgeoisie. À Florence, le De familia de Leon Battista Alberti (publié vers 1435) traite de l’éducation des enfants, de l’amitié, de l’amour et du mariage, de l’administration des richesses et du « bon usage » de l’âme, du corps et du temps. Et le Della vita civile du diplomate Matteo Palmieri (publié vers 1439) prescrit les règles de l’éducation des enfants tout autant que les vertus du citoyen : l’homme y est décrit comme à un être à la fois réfléchi (méditant le rapport entre l’utile et l’honorable) et social(mettant en balance les intérêts individuels et l’intérêt général), ceci en dehors de toute référence religieuse.
Une école de pensée
L’humanisme s’inscrit dans la vie politique en 1434 à Florence quand Cosme de Médicis, un banquier parcourant l’Europe pour inspecter ses filiales, est nommé à la tête de la ville et devient le premier grand mécène privé de l’art (rôle qui était jusqu’alors le privilège de l’Église). Il fait peindre les fresques du couvent San Marco par Fra Angelico et, ayant entendu en 1438 les conférences du philosophe platonicien Gemiste Pléthon, il conçoit l’idée de faire revivre une académie platonicienne dans la ville, qui sera finalement fondée en 1459. Les philosophes Marsile Ficinpuis Jean Pic de la Mirandole et Ange Politien en sont les chevilles ouvrières. Reprenant l’idée selon laquelle le Beau est identique à l’Idée suprême, qui est aussi le Bien, Ficin fond le dogme chrétien dans la pensée platonicienne, contribuant à abolir la limite entre profane et sacré.
À la fin du siècle dans les cours italiennes, la technique de la perspective est totalement maîtrisée. La peinture tend alors parfois à n’être plus qu’un simple agrément : en fonction des commandes qu’il reçoit, un artiste tel que Botticelli peint aussi bien une Annonciation que la naissance de Vénus ou la célébration du printemps. Les thèmes traités importent moins que l’effet visuel produit par la virtuosité. Et quand certains artistes recourent à celle-ci pour représenter une « cité idéale », on n’y voit étrangement aucun personnage : institué en académisme, l’art donne alors l’image d’un humanisme d’où l’homme est absent.
Au plan artistique, au début du siècle, les productions des Italiens Léonard de Vinci (portrait de La Joconde, 1503-1506) et Michel Ange (Plafond de la chapelle Sixtine, entre 1508 et 1512) correspondent à l’apogée du mouvement de la Renaissance en même temps qu’elles en marquent le terme. Celui-ci s’épuise en académismes ou au contraire cède la place à des pratiques revendiquant la rupture avec l’imitation de la nature, telle qu’Alberti la préconisait, pour au contraire mettre en valeur la subjectivité de l’artiste. Entre 1520 et 1580, le maniérisme constitue la principale entorse à cette règle.
Aux plans politique et religieux, l’époque est principalement marquée par la Réforme protestante, impulsée en 1517 par l’Allemand Luther puis en 1537 par le Suisse Calvin, ainsi que par les meurtrières guerres de religions qui en résultent et qui vont diviser la France entre les années 1520 et l’édit de Nantes, en 1598.
Au plan scientifique, la principale découverte est l’œuvre de l’astronome Copernic qui publie en 1543 (quelques jours avant sa mort) une thèse qu’il a commencé à élaborer trente ans plus tôt selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse, ainsi qu’il était admis quasi exclusivement en occident.
Aux plan économique et culturel, les échanges marchands s’intensifient au sein de l’Europe et s’amorcent entre l’Europe et le reste de la planète. L’imprimerie permet également aux idées de circuler toujours plus. Ces deux facteurs contribuent à ce que l’humanisme n’est plus tant une tournure d’esprit qu’il faudrait préférer à une autre (comme, lors du siècle précédent, on contestait la scolastique) qu’une conception du monde à part entière, qui tend à se généraliser dans les esprits et d’orientation matérialiste. Et lorsque les Espagnols, en quête d’or et d’autres minerais, entreprennent de coloniser l’Amérique du Sud, c’est au nom des valeurs humanistes, en enjoignant les populations locales d’accepter la prédication de la religion chrétienne70.
Au début du siècle, Nicolas Machiavel, un fonctionnaire de la république de Florence, effectue plusieurs missions diplomatiques, notamment auprès de la papauté et du roi de France. Il observe alors les mécanismes du pouvoir et le jeu des ambitions concurrentes. En 1513, dans son ouvrage Le Prince, premier traité de science politique, il explique que pour se maintenir au pouvoir, un dirigeant doit absolument se défaire de toute considération d’ordre moral, privilégier la défense de ses intérêts et de ceux dont il est le souverain et, à cette fin, faire continuellement preuve d’opportunisme. À l’inverse, alors que les États-nations, à peine émergents, s’affrontent dans des guerres meurtrières, Érasme, un philosophe et théologien venu des Pays-Bas (qui sera plus tard surnommé le « prince des humanistes ») visite plusieurs pays d’Europe, s’y fait des amis (dont l’Anglais Thomas More) et lance en 1516 un vibrant appel à la paix :
« L’Anglais est l’ennemi du Français, uniquement parce qu’il est français, le Breton hait l’Écossais simplement parce qu’il est écossais ; l’Allemand est à couteaux tirés avec le Français, l’Espagnol avec l’un et l’autre. Quelle dépravation ! »
— Erasme, Plaidoyer pour la paix, Arléa, 2005 ; extrait [archive].
De même, témoins des guerres de religions qui divisent la chrétienté, notamment en France, il en appelle à la tolérance.
De la polymathie à la science
Connu surtout pour ses tableaux, Léonard de Vinci aborde également « l’homme » sous un angle physique et fonctionnel : l’anatomie.
Comme Érasme, Léonard de Vincifait partie des personnalités aujourd’hui considérées comme les plus représentatives de l’humanisme. Comme lui et quelques autres, tels Copernic, il visite des régions éloignées de la sienne et, ce faisant, invite au rapprochement des cultures. Sa production invite surtout à gommer d’autres frontières, celles-ci intérieures : celles qui cloisonnent les disciplines. Faisant preuve d’une ouverture d’esprit exceptionnelle, ses investigations tous azimutstémoignent d’une ouverture au monde sensible par l’entremise de l’expérience et du raisonnement méthodique, démarche que systématisera plus tard l’Anglais Roger Bacon et qui constituera le fondement de la science moderne.
Ce qui caractérise en premier lieu la science, c’est l’approche existentielle du monde, tant le macrocosme (l’univers) que le microcosme (l’être humain). Les dessins d’anatomie, en particulier, attestent une considération du corps humain comme d’un ensemble de mécanismes répondant à des fonctions précises.
Par ses dessins d’anatomie et ceux représentant toutes sortes de machines ainsi que des infrastructures militaires, Léonard de Vinci incarne la deuxième phase de l’humanisme, où l’on n’éprouve plus le besoin de se référer à l’Antiquité pour contourner le conservatisme de l’Église mais où l’on se tourne délibérément vers « son temps », la modernité, et ce qui en sont les fondements : la science et la technique. Après la mort de Léonard, en 1519, plus aucun peintre ne se consacrera à ces deux nouveaux champs et, après la mort de Michel-Ange, en 1564, peu seront peintre et architecte à la fois, pratique inaugurée par Giotto. En revanche, à partir du siècle suivant, différents mathématiciens, physiciens et astronomes se feront connaître par des prises de positions philosophiques (Descartes, Pascal, Newton, Leibniz…).
Au début du siècle, l’Europe du Nordconnait un développement économique spectaculaire, dont l’expansion des villes de Bruges, Anvers et Augsbourg est la meilleure expression. Mais dans le domaine artistique, l’Italie reste le foyer le plus dynamique et le plus significatif. Toutefois, ce n’est plus Florence qui entretient l’impulsion de la conception humaniste du monde mais Rome. La ville est envahie par de nombreux peintres et sculpteurs qui, au contact direct du patrimoine antique, prennent de plus en plus ouvertement comme modèle la civilisation précédant celle du christianisme. Non seulement berceau de la civilisation latine, la ville est aussi la capitale des papes.
Or ceux-ci, pour résister à la montée en puissance et à l’autonomisation des États-nations, attirent les artistes les plus novateurs par une active politique de mécénat. Par là même, ils confèrent une réelle et totale légitimité à l’esprit humaniste, contribuant même à le diffuser en Europe et dans le reste du monde, quand il est occupé par les conquistadores. L’un des symboles les plus significatifs de cette mutation est l’image du Christ, imberbe et musclé, et de la Vierge, prenant la pose, au centre du mur du fond de la Chapelle Sixtine, peint par Michel-Ange à la fin des années 1530 et qui représente le Jugement dernier. Autre grand symbole de la puissance déployée par l’église catholique pour contrer les contestations dont elle est l’objet, la Basilique Saint-Pierre, dont la construction s’étend sur plus d’un siècle (1506-1626) et à laquelle participe à nouveau Michel-Ange.
La critique sociale
Les conflits liés à la religion exposent les esprits réformateurs aux accusations d’hérésie, donc à la condamnation à mort. Certains utilisent alors le récit de fictioncomme moyen d’expression permettant une critique non frontale. En 1516, dans un essai intitulé a posterioriL’utopie,Thomas More(grand ami d’Érasme) prône l’abolition de la propriété privée et de l’argent, la mise en commun de certains biens, la liberté religieuse ainsi que l’égalité des hommes et des femmes. Et il estime que la diffusion des connaissances peut favoriser la création d’une cité dont le but serait le bonheur commun. Mais bien qu’ayant été proche du roi Henri VIII, celui-ci le fait condamner au billot.
Plus prudent, le Français François Rabelaisadopte une posture délibérément déconcertante : libre penseur mais chrétien, anticlérical mais ecclésiastique, médecin mais bon vivant, les multiples facettes de sa personnalité semblent contradictoires et il en joue. Apôtre de la tolérance et de la paix (comme Érasme, dont il est l’admirateur), il n’hésite pas à manier la parodie pour parvenir à ses fins. Son Pantagruel (1532) et son Gargantua(1534), qui tiennent à la fois de la chronique et du conte, annoncent le roman moderne.
De la glorification au constat amer
Alors que les débuts de l’humanisme de la Renaissance donnaient de l’homme une image prometteuse, voire glorieuse, à la fin du siècle, le spectacle tragique des guerres conduit les intellectuels à porter un regard désabusé sur l’humanité. En 1574, dans son Discours de la servitude volontaire, Étienne de la Boétie (alors âgé de 17 ans) s’interroge sur les raisons qui poussent les individus à miser leur confiance sur les chefs d’état au point de sacrifier leurs vies. Et à la même époque, dans ses Essais, son ami Montaigne, dresse un portrait tout aussi amer :
« Entre Pétrarque et Montaigne, on (est) pass(é) de la mise en scène d’un moi grandiose à celle d’un moi ordinaire, de l’éloge de l’individualité remarquable à la peinture de l’individualité basique. (…) Chez Montaigne, l’humanisme de la Renaissance apparaît désenchanté, désabusé et comme à son crépuscule : l’individualité de l’auteur et le reste de l’humanité y sont décrits avec un excès de scepticisme et de relativisme comme des choses assez ridicules, versatiles et vaines. »
— Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014, p.185.
Dans le troisième livre de ses Essais, en 1580, Montaigne dégage le concept d’homme, à la fois unique et universel 71,72.
À la différence de Rabelais ou d’Érasme, confiants dans les capacités de la raison, Montaigne se refuse à la complaisance et répond par le doute : « La reconnaissance de l’ignorance est un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. » L’idée de perfectibilité, lui est ainsi étrangère, il rejette toute idée de progrès, d’ascension lente et graduelle de l’humanité vers un avenir meilleur. Selon lui, l’homme n’est plus le centre de tout, mais un être ondoyant, insaisissable. Il se plait autant à en faire l’éloge qu’à l’abaisser, tout en recourant à l’observation de sa propre personne pour tenter d’en démêler les contradictions. Ce faisant, il pose les bases de ce qui deviendra plus tard la psychologie.
L’humanisme moderne
L’héritage de l’humanisme de la Renaissance s’évalue à trois niveaux, étroitement liés : philosophique, politique et économique et social.
Après la Renaissance, le principe d’autonomisation de la pensée par rapport à la foi n’est plus jamais remis en cause, il constitue par excellence le cadre de référence de l’ensemble de la culture occidentale. L’idée que les humains peuvent évoluer sans s’appuyer sur la religion stimule la démarche scientifique et inversement, celle-ci est vécue comme une émancipation, conduisant progressivement au déisme (croyance en un Dieu créateur abstrait, « grand horloger »), à l’agnosticisme (le doute de l’existence de Dieu), puis finalement à l’athéisme (le rejet même de toute croyance en Dieu) : au xixe siècle, Nietzscheaffirmera que « Dieu est mort ».
Corollaire de cette indépendance à l’égard du divin est la capacité des humains à s’organiser institutionnellement de façon que les idées, mises en débat, servent l’intérêt général. Cet idéal démocratique se concrétise au prix de « révolutions » politiques : d’abord au xviie siècle en Angleterre puis au siècle suivant aux États-Unis et en France. Mais finalement, celles-ci profitent en premier lieu à la classe bourgeoise, qui exerce alors à la fois le pouvoir économique et le pouvoir politique en parvenant à justifier ce cumul au nom de la liberté : c’est le libéralisme.
Les avancées de la science trouvent de nombreux terrains d’application et, progressivement, la techniques’inscrit dans un idéal d’émancipation (bonheur), progrès…). Sous l’effet de ses avancées s’amorce au xviiie siècle un processus économique, qui sera plus tard qualifié de « révolution » – la révolution industrielle – sans toutefois que celui-ci ait été prémédité ni débattu, comme on le dit d’une révolution politique. À tel point qu’au xixe siècle, Marxestime que, désormais, les idées (humanistes ou pas) ne permettent plus aux hommes d’élaborer des projets de société, tant ils sont désormais façonnés, « aliénés », par leurs modes de production ; et ceci d’autant plus qu’ils s’évertuent à croire qu’ils sont « libres ». À ce titre, Marx est fréquemment considéré comme celui qui ouvre la première grande brèche dans l’idéal humaniste. En revanche, en ne remettant pas en cause le productivisme lui-même mais seulement le capitalisme, et en considérant que, pour s’émanciper, les classes ouvrières doivent seulement prendre possession des moyens de production, les successeurs de Marx seront les promoteurs d’un nouveau type d’humanisme : l’humanisme-marxiste.
En 1687, Newtondémontre la capacité des hommes d’analyser la structure de l’univers sur la base de principes mathématiques.
En 1605, l’Anglais Francis Bacondéveloppe une théorie empiriste de la connaissance et, quinze ans plus tard, précise les règles de la méthode expérimentale, ce qui fait aujourd’hui de lui l’un des pionniers de la pensée scientifique moderne. Celle-ci émerge pourtant dans les pires conditions : en 1618, la thèse de Copernic selon laquelle la terre tourne autour du soleil et non l’inverse (héliocentrisme) est condamnée par l’Église ; et en 1633, cette dernière condamne Galilée, qui ose la défendre (elle ne consentira à infléchir sa position qu’un siècle plus tard).
Dans ce contexte d’ultime et extrême tension entre foi et raison, la philosophie, en tant que « conception du monde », recherche dans la science une caution morale qu’elle n’espère plus trouver de l’Église. Il est alors significatif qu’un certain nombre de philosophes sont également mathématiciens ou astronomes (Descartes, Gassendi, Pascal… ou plus tard Newton et Leibniz) et que des scientifiques émettent des positions fondamentalement philosophiques, tels Galilée qui déclare en 1623 dans L’Essayeur : « La philosophie est écrite dans ce livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux (je veux dire l’univers), mais on ne peut le comprendre si l’on n’apprend pas d’abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans l’intermédiaire desquels il est humainement impossible d’en comprendre un seul mot ».
En 1637, soit quatre ans seulement après le procès de Galilée, dans son Discours de la méthode, Descartes fonde le rationalisme et affirme que l’homme doit se « rendre comme maître et possesseur de la nature » : la philosophie naturelles’émancipe alors radicalement et définitivement de l’Église, point d’aboutissement de l’idéal humaniste73. Durant la seconde moitié du xviie siècle, avec la probabilité, le calcul infinitésimal et la gravitation universelle, le monde est de plus en plus pensé dans une optique quantitative, matérialiste74, ceci avec l’aide de techniquesdésormais considérées comme indispensables à sa connaissance, telles la machine à calculer ou le télescope.
Philosophe cartésien, Spinozaestime que l’on n’a ne plus à rechercher la vérité dans les Écritures mais dans ses propres ressources (philosophie pratique). Publiée à sa mort, en 1677, son Éthique invite l’homme à dépasser l’état ordinaire de servitude vis-à-vis des affects et des croyances pour atteindre le bonheur au moyen de la « connaissance ». Le titre complet de l’ouvrage (« Éthique démontrée suivant l’ordre des géomètres ») témoigne du fait que la foi en un dieu révélé s’efface au profit d’une « croyance en l’homme », un homme pour le coup totalement rationnel75 ; ceci bien que Spinoza se défende d’être athée : il ne conteste pas l’existence de Dieu mais identifie celui-ci à « la nature ».
À la fin du xviie siècle; la plupart des savants désertent l’université, encore engluée dans la théologie, mais tissent leurs propres réseaux et, par eux, finissent par imposer leurs découvertes et conditionner le terrain même de la philosophie. Avec Galilée puis Huygens, il est possible d’avoir une idée de l’éloignement des étoiles, de la taille de la Terre et des autres planètes ainsi que de leurs positions respectives. L’« homme » sur lequel se focalisaient les humanistes de la Renaissance et l’univers lui-même deviennent des données toutes relatives. Publiés en 1687, les Principes mathématiques de la philosophie naturelle du physicien Isaac Newton sont complétés par lui en 1726 (un an avant sa mort) et traduits en français trente ans plus tard par une maîtresse de Voltaire. Symbolisant la capacité de l’homme à concevoir le monde de façon abstraite (mathématique), cet écrit constitue l’un des fondements de la philosophie des Lumières76.
Conséquence ou effet corollaire de l’émancipation de la raison instrumentale et du développement de la science, certains penseurs vont peu à peu faire l’apologie des « vertus naturelles » (ou « morales »), se démarquant ainsi de l’éthique chrétienne. C’est le cas en particulier du Français La Mothe Le Vayer, un des premiers grands écrivains libertins, auteur en 1641 de son ouvrage le plus célèbre De la Vertu des païens77. « Son analyse affirme l’existence de vertus profanes valables sans le secours de la grâce, et indépendamment de toute inquiétude religieuse. C’est une des premières affirmations d‟une morale existant seule, sans le support de la religion, d’une morale pour ce monde-ci, de la morale laïque qui sera désormais un trait caractéristique de l’humanisme. (…) Cette analyse est pleinement humaniste par sa confiance en la nature et en la raison, et elle fait un grand pas vers celles des Lumières 78.» Coïncidence, c’est également en 1641, dans sa tragédie Cinna, que Pierre Corneille écrit ces mots : « Je suis maître de moi comme de l’univers ».
La Mothe Le Vayer et les libertins sont également à l’origine d’une conception de l’histoire « dégagée de l’emprise scripturaire, religieuse et ecclésiale, une histoire construite sur des bases historiques sûres et non théologiques, une histoire non finalisée, une histoire universelle entendue au sens d‟une collection de l’histoire des diverses nations » (…) « L’histoire de La Mothe Le Vayer ne s’inscrit pas dans un temps théologique orienté d’une création à des fins dernières ; il n’y a pas de téléologie à retrouver dans l’histoire : celle-ci est une lecture philosophique qui n’a rien à faire de l’assise biblique érudite. En évacuant la Bible comme « premier livre d’histoire » et Moïse comme « premier historien », les libertins annulent l’histoire sainte et laïcisentl’histoire. Celle-ci est humaniste en ce qu’elle exclut les contraintes extérieures, le « doigt de Dieu » cher à Bossuet, la Providence, le destin… toutes les formes de déterminisme. On passe d‟une histoire de croyance à une histoire de savoir »79.
L’aspiration à la démocratie
Alors que les scientifiques créent leurs espaces de débat en dehors de toute emprise religieuse, en Angleterre, un soulèvement populaire soutenu par l’armée conduit en 1640 à l’instauration d’une république. Dix ans plus tard, Thomas Hobbes publie Le Léviathan, un ouvrage considéré depuis comme un chef-d’œuvre de philosophie politique. Partant du principe que les individus, à l’état de nature, sont violents et que, par peur d’une mort violente, ils délèguent volontiers leurs responsabilités à un souverain qui leur garantit la paix, le philosophe élabore une théorie de l’organisation politique. En 1660, la monarchie est rétablie en Angleterre mais elle ne sera plus jamais absolue. Principal outil de la démocratie représentative, le parlementsymbolise alors le nouvel esprit du temps, un temps où, de plus en plus nombreux, les hommes éprouvent le sentiment de pouvoir prendre des décisions collectivement, en prenant leur autonomie vis-à-vis de leurs autorités de tutelle, qu’elles soient civiles ou religieuses.
Le siècle est marqué par de profondes mutations dans tous les domaines – économique, politique, social, technique… – lesquelles vont modifier en profondeur le paysage intellectuel. Pour comprendre celui-ci, il importe donc de rappeler brièvement le contexte.
À la suite d’une très forte poussée démographique en Europe, des changements économiques s’avèrent indispensables. L’aristocratie, qui assure les fonctions de gouvernance, doit y faire face. En Angleterre, pays de monarchie parlementaire, les nobles se lancent dans les affaires. En France, où s’exerce encore la monarchie absolue, ils y sont moins enclins : la majorité d’entre eux restent en effet rivés à leurs privilèges de caste et seules quelques quelques familles s’engagent dans les mines, les forges ou le commerce maritime. À des rythmes différents selon les pays, donc, un processus s’enclenche, le capitalisme, qui va profiter (au sens premier du terme) à la classe sociale montante, propriétaire et gérante des moyens de production : la bourgeoisie.
À la différence de l’aristocratie, donc, et dans les capitales comme en province, celle-ci fait travailler les autres, les emploie, les salarie… et se mobilise elle-même : non seulement dans le commerce, l’industrie (qu’elle « révolutionne ») et la finance mais aussi dans l’administration de l’État, à tous ses échelons, du ministre au petit fonctionnaire. Partout en Europe elle cumule alors les pouvoirs : économique, politique et juridique. C’est donc naturellement qu’elle exerce également un pouvoir intellectuel et qu’elle impose ses propres valeurs.
La première de ces valeurs est la liberté80, terme qu’il faut comprendre comme liberté à l’égard des anciennes tutelles : non plus seulement l’Église, comme aux temps de la Renaissance, mais du Prince, lequel, progressivement, va être destitué et remplacé (à chaque fois provisoirement) par « le peuple ». Liberté par conséquent d’ entreprendre quoi que ce soit. L’émancipation ne s’opère plus au niveau strictement philosophique : l’« homme » et son cogito ; mais à un niveau très pratique : les « humains » et leurs capacités à intervenir individuellement sur le monde. L’universalisme (l’idée que les humains sont supérieurs aux autres créatures, grâce à la raison et la parole, et que, grâce à elles, ils peuvent sans cesse mieux s’accorder entre eux) constitue le fondement de ce que l’on appellera l’humanisme des Lumières81. Du moins peut-on dire que les artisans des Lumières (non seulement les philosophes et théoriciens mais les « entrepreneurs » de toutes sortes) incarnent le concept d’humanisme82,83.
Liberté, connaissance, histoire, bonheur
« La philosophie des Lumières s’est élaborée à travers une méthode, le relativisme, et un idéal, l’universalisme »84. La confrontation de cette méthode et de cet idéal contribue à ce qu’au xviiie siècle, l’ensemble du débat philosophique oscille entre deux pôles : l’individu(tel ou tel humain, considéré dans sa singularité) et la société (la totalité des humains).
Cette bipolarité constitue l’axe ce que l’on appellera plus tard la modernité. Quatre idées fortes s’en dégagent.
La principale préoccupation des esprits « éclairés » est la liberté, plus exactement sa conquête. À la question Qu’est-ce que les Lumières ?, Kant répond : « Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières ». Tout l’effort des philosophes va porter sur les modalités (autrement dit les lois) à mettre en œuvre de sorte que la liberté de chacun ne nuise pas à celle des autres. À la suite de Locke85, Montesquieu86, Rousseau87 et beaucoup d’autres s’y emploient, qui contribuent, avec la Révolution française et la doctrine égalitariste, à promouvoir une conception juridique de la libertéqui mènera elle-même à la doctrine libérale.
Couverture des Éléments de la philosophie de Newton, mis à la portée de tout le monde de Voltaire (1738)
Le xviie siècle a été marqué par un développement très important des sciences ; le nouveau est caractérisé non seulement par le souci de poursuivre ce mouvement mais celui de consigner l’apport des sciences et le faire connaître. Le combat des Lumières contre l’« obscurantisme », c’est la connaissance : connaissance du monde, accrue par les explorations de Cook, La Pérouse et Bougainville ; connaissance de l’Univers, par les dernières découvertes en astronomie ou quand Buffon, dans son Histoire naturelle, affirme que la Terre est âgée de bien plus que les 6 000 ans attribués par l’histoire biblique) ; connaissance du métabolisme des êtres vivants… dont l’homme. Cet idéal trouver sa réalisation dans l’Encyclopédiede Diderot et D’Alembert, publiée entre 1750 et 1770.
Les philosophes focalisent leur intérêt sur « l’histoire ». En 1725, l’Italien Vico publie ses Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, que Voltaire traduira sous le titre Philosophie de l’histoire en 1765, l’année même où, – coïncidence – le mot « humanisme » fait son apparition dans la langue française7. L’idée centrale de la philosophie de l’histoire est que celle-ci a un sens. Ainsi naît l’historicisme, une doctrine selon laquelle les connaissances et les valeurs d’une société sont liées à son contexte historique.
Autre idée forte, le bonheur, point de départ, là encore, d’une doctrine : l’eudémonisme88. À la fin du siècle, Saint-Just proclame que « le bonheur est une idée neuve en Europe », au xxe siècle, certains intellectuels (Eric Voegelin, Jacques Ellul…) y verront le substitut laïque du salut chrétien : « l’homme » n’a pas à espérer un quelconque et hypothétique salut dans l’au-delà, il doit en revanche rechercher le bonheur ici et maintenant, c’est une obligation(« le but de la société est le bonheur commun », proclame l’article 1er de la Constitution de 1793)89. Ellul précise que c’est parce que le bonheur finit par être assimilé à l’idée de confort matériel et que celui-ci ne peut s’obtenir qu’au prix du travail que la bourgeoisie promeut le travail en valeur et qu’elle engage le processus qui sera plus tard qualifié de « révolution industrielle ». Ce processus ne se serait jamais produit, affirme Ellul si, au préalable, la bourgeoisie n’avait pas réussi à faire croire (et à croire elle-même) que le travail est une valeur du fait qu’il conduit au bonheur.
« Liberté », « connaissance », « histoire », « bonheur » (… puis plus tard « travail », « progrès », « émancipation », « révolution ») : les idées des Lumières prolongent celles de la Renaissance et, comme elles, deviennent des idéaux, au sens où elles véhiculent l’idée optimiste qu’il est possible de définir l’homme. L’Essai sur l’hommed’Alexander Pope (1734 traduit en français cinq ans plus tard par Diderot) est significatif. Mais ces idéaux s’en différencient radicalement au moins sur deux points :
ceux qui portent ces idéaux sont animés par une volonté ferme de les réaliser concrètement et immédiatement : vers 1740, l’Anglais Hume fonde la philosophie sur l’empirisme(Traité de la nature humaine) ; vers 1750, les physiocratesfrançais contribuent à forger la conception moderne de l’économie ; vers 1780, Benthamindexe l’idée de bonheur au concept d’utilité.
Trois grandes orientations
Les idées des Lumières s’expriment par ailleurs différemment selon les pays.
En Grande-Bretagne, les choses se passent surtout de façon pragmatique, afin de théoriser après-coup les premiers effets de l’industrialisation et les justifier philosophiquement.
En France, pays fortement centralisé et de culture cartésienne, l’accent est mis sur le droit, le « contrat social » et la capacité d’organiser rationnellement la société.
En Allemagne, où l’approche métaphysique reste prégnante, la réflexion se focalise sur l’idéed’individu. Les philosophies revendiquent donc leur idéalisme.
Ces trois orientations ont en commun d’être portées par l’optimisme, une confiance en l’homme dans sa capacité à se comporter sereinement grâce à l’exercice de sa raison.
La Révolution industrielles’amorce en Grande-Bretagneet très vite, génère de l’inégalité sociale et de la paupérisation. Pour justifier les efforts à fournir, de nombreux textes sont publiés. En 1714, dans la Fable des abeilles, Bernard Mandevillesoutient l’idée que le vice, qui conduit à la recherche de richesses et de puissance, produit involontairement de la vertu parce qu’en libérant les appétits, il apporte une opulence supposée ruisseler du haut en bas de la société. Aussi, il estime que la guerre, le vol, la prostitution, l’alcool, les drogues, la cupidité, etc, contribuent finalement « à l’avantage de la société civile » : « soyez aussi avides, égoïstes, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l’être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens ». Cette approche influence de nombreux intellectuels, notamment le philosophe Adam Smith, au travers de sa métaphore de la main invisible, qu’il reprend à trois reprises pendant vingt ans, notamment en 1759 dans sa Théorie des sentiments morauxet en 1776 dans La Richesse des nations, quand il s’efforce de conférer à l’économie le statut discipline scientifique. Selon lui, l’ensemble des actions individuelles des acteurs économiques (qui sont guidés uniquement par leur intérêt personnel) contribuant à la richesse et au bien commund’une nation, le marché est comparable à un processus se déroulant de façon automatique et harmonieuse dans la mesure où les intérêts des individus se complètent de façon naturelle. Diversement interprétée, la métaphore de la main invisible sera maintes fois reprises pour symboliser le libéralisme économique en tant qu’idéologie.
C’est en Grande-Bretagne, où il séjourne de 1726 à 1729, que le Français Voltaire devient le principal initiateur des Lumières. Dans ses Lettres anglaises, publiées en 1734, il exprime son enthousiasme pour le mode de vie des quakers et leurs valeurs (intégrité, égalité, simplicité…), l’empirisme de Locke, les théories de Newton… La Franceva produire un grand nombre de textes fondateurs de la démocratie moderne. En 1748, dans De l’esprit des lois, Montesquieu (qui, comme Voltaire, a séjourné en Angleterre et a été séduit par la monarchie constitutionnelle et parlementaire) considère les données historiques, sociologiques et climatiques comme déterminantes. Sa théorie de la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) fera plus tard autorité, bien au-delà du pays. De 1751 à 1772 paraissent les volumes de l’Encyclopédie, coordonnée par Diderot et d’Alembert, qui donne une vue d’ensemble des réalisations humaines, privilégiant les domaines de la science et de la technique, ce qui lui confère un ton très progressiste. En 1755, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseaudéveloppe une idée qui sonnera bientôt comme un postulat : « l’homme est bon par nature et c’est la société qui le corrompt ». Pour que les hommes se portent mieux, estime Rousseau, il faut améliorer la société… projet assigné à la politique autour d’un concept nouveau, la souveraineté du peuple, et de valeurs étant mises en pratique de façon contractuelle : la liberté, l’égalité et la volonté générale(Du Contrat social, 1762)90. Cette approche aboutit, en France, au concept de droits de l’homme et plus spécialement, en 1789, à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui influencera largement les déclarations de droits durant les siècles suivants.
Selon Kant, l’homme « éclairé » est responsable et maître de son destin.
En Allemagne, dans les années 1770, Herder et Goethe initient le mouvement romantique Sturm und Drang (« tempête et passion ») qui exalte la liberté et la sensibilité. À l’inverse, Lessinginvite à la retenue et la tolérance (Nathan le Sage). Dans les deux cas, la subjectivité est fortement valorisée. Kant affirme dans Critique de la raison pure (1781-1787) que le « centre » de la connaissance est le sujet et non une réalité extérieure par rapport à laquelle l’homme serait passif. Ce n’est donc plus l’objet qui oblige le sujet à se conformer à ses règles, c’est le sujet qui donne les siennes à l’objet pour le connaître. Ceci signifie que nous ne pouvons pas connaître la réalité « en soi » mais seulement telle qu’elle nous apparaît sous la forme d’un objet, ou phénomène. En 1784, Kant écrit ces mots : « L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre ».
L’expression « droit de l’homme » fait aujourd’hui consensus, ce qui interroge certains penseurs, dont l’historien du droit français Jacques Ellul : « Je suis toujours étonné que cette formule réunisse un consensus sans faille et semble parfaitement claire et évidente pour tous. La Révolution française parlait des « droits de l’homme et du citoyen ». Les droits du citoyen , j’entends : étant donné tel régime politique, on reconnaît au membre de ce corps politique tel et tel droit. Ceci est clair. De même lorsque les juristes parlent des droits de la mère de famille, ou le droit du mineur envers son tuteur, ou le droit du suspect. Ceci encore est clair. Mais les droits de l’homme ? Cela veut donc dire qu’il est de la « nature » de l’homme d’avoir des « droits » ? Mais qu’est-ce que la nature humaine ? Et que signifie ce mot « droit », car enfin, jusqu’à preuve du contraire, le mot « droit » est un mot juridique. Il a et ne peut avoir qu’un sens juridique. Ce qui implique d’une part qu’il peut être réclamé en justice, et qu’il est également assortie d’une sanction que l’on appliquera à celui qui viole ce droit. Bien plus, le droit a toujours un contenu très précis, c’est tout l’art du juriste que de déterminer avec rigueur le sens, le seul sens possible d’un droit. Or, quand nous confédérons, en vrac, ce que l’on a mis sous cette formule des droits de l’homme, quel est le contenu précis du « droit au bonheur », du « droit à la santé », du « droit à la vie« , du « droit à l’information », du « droit au loisir », du « droit à l’instruction » ? Tout cela n’a aucun contenu rigoureux »91.
À la fin du siècle, les faitscommencent à révéler le caractère utopique des théories des Lumières : l’épisode de la Terreurruine l’idéal rousseauiste de « l’homme naturellement bon » et la montée en puissance des nationalismes, qui s’impose à la fin du siècle, démontre le caractère irréaliste du projet d’émancipation kantien : alors que l’État devient la grande figure d’autorité en lieu et place de l’Église, « l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre » est telle que le « sujet » reste majoritairement « l’objet » de ses propres passions. La pratique de l’esclavage par les chrétiens américains inspire à William Blake l’image d’une humanité violemment écartelée par ses contradictions (Nègre pendu par les côtes à un échafaud, 1792) tandis que l’art halluciné de Füssli(Le Cauchemar, 1781) annonce les tourments et les doutes qui assailliront bientôt « l’homme moderne » et dont l’art romantiquese fera le témoin au xixe siècle. Plus prémonitoire encore est le poème de l’Apprenti sorcier, de Goethe, en 1797, qui décrit un homme démiurge littéralement dépassé par ses créations, incapable de les contrôler.
Encore relativement marginales, ces prises de positions vont se cristalliser, durant les deux siècles suivants, dans un courant parfois qualifié d’Anti-Lumières ou d’anti-humaniste tandis qu’en revanche beaucoup plus important, l’esprit progressiste va constituer l’héritage des Lumières et se justifier par des discours moralisateurs, vantant à la fois les mérites du travail et ceux de l’entr’aide sociale.
Se démarquant des inquiétudes de ces intellectuels, la bourgeoisie réagit par une forme d’activisme social. À la misère générée par l’industrialisation, qui contredit la thèse d’Adam Smith de l’autorégulation du marché, elle réagit par l’action philanthropique. En 1780 naît à Paris la Société philanthropique (toujours active aujourd’hui) qui, sept ans plus tard, définit ainsi sa mission : « Un des principaux devoirs des hommes est (…) de concourir au bien de (leurs) semblables, d’étendre leur bonheur, de diminuer leurs maux. (…) Certainement, un pareil objet entre dans la politique de toutes les nations et le mot philanthrope a paru le plus propre à désigner les membres d’une société particulièrement consacrée à remplir ce premier devoir de citoyen »92. Au xxe siècle, la philosophe Isabel Paterson établit ainsi les liens entre charité chrétienne, philanthropie et humanisme : « Si l’objectif premier du philanthrope, sa raison d’être, est d’aider les autres, son bien ultime requiert que les autres soient demandeurs. Son bonheur est l’avers de leur misère. S’il veut aider l’humanité, l’humanité tout entière doit être dans le besoin. L’humaniste veut être le principal auteur de la vie des autres. Il ne peut admettre ni l’ordre divin, ni le naturel, dans lesquels les hommes trouvent les moyens de s’aider eux-mêmes. L’humaniste se met à la place de Dieu »93.
xixe siècle
Jusqu’au siècle précédent, le travailn’était pas considéré comme une valeur. Il l’est devenu quand, peu à peu, la bourgeoisie a exercé les pouvoirs économique et politique94. Désormais, le travail est fourni « en quantité industrielle » : le nouveau siècle est en tout cas caractérisé par un processus qui, après coup, sera qualifié de « révolution » mais qui – à la différence des révolutions américaine et française, au xviiie siècle – n’est pas un événement politique à proprement parler : la « révolution industrielle ». Né en Grande-Bretagne puis ayant gagné le reste de l’Europe, il se manifeste par la prolifération des machinesdans les usines, dans le but affiché d’accroître la productivité. Mais, comme le démontre Karl Marx à partir de 1848, le système qui en découle, le capitalisme, ne profitequ’à un nombre restreint d’humains, précisément les « bourgeois », tandis que beaucoup d’autres se retrouvent sur-exploités.
Considéré par beaucoup comme un humaniste95, Jules Ferryoppose en 1885 les « races supérieures » aux « races inférieures ».
C’est précisément à cette époque que les milieux bourgeois commencent à répandre le terme « humanisme » : « Le mécanisme de la justification est la pièce centrale de l’œuvre bourgeoise, sa signification, sa motivation » explique Jacques Ellul96. « Pour y arriver, le bourgeois construit un système explicatif du monde par lequel il rend légitime tout ce qu‘il fait. Il lui est difficile de se reconnaître comme l’exploiteur, l’oppresseur d’autrui, et en même temps le défenseur de l’humanisme. En cela, il exprime un souci propre à tout homme, celui d’être à la fois en accord avec son milieu et avec lui-même. Quand il ne veut pas reconnaître les motivations réelles de son action, il n’est donc pas plus hypocrite qu’un autre. Mais parce que, plus que d’autres, il agit sur le monde, il se constitue un argumentaire des plus élaborés visant à légitimer son action. Non seulement aux yeux de tous mais aussi – et d’abord – à lui-même, pour se conforter97.
Dès les années 1840, les critiques commencent à fuser : alors que le xviiie siècle avait proclamé la liberté, les premiers anarchistes affirment que l’État a pris la place de l’Église et du Roi comme source d’autorité. Et alors que la société industrielle se révèle inégalitaire, Proudhon ironise sur le mot « humanisme », inaugurant ce qu’on appellera plus tard « la question sociale » et le socialisme.
De fait, un nouveau type de déférence s’exprime, axé sur « la foi dans le progrès » scientifique et l’étatisme, le tout sur fond de déchristianisation. La situation est d’autant plus paradoxale que, comme ils l’avaient fait en Amérique du Sud au xvie siècle, c’est appuyés par l’Église catholique que les Européens, en quête de minerais et sous prétexte d’apporter la civilisation, s’en vont coloniserl’Afrique et l’Asie du Sud-est. En 1885, Jules Ferry, bien que fervent défenseur de la laïcité, déclare : « les races supérieures ont le devoir de civiliser les races inférieures »98. Le concept de racisme contribuera par la suite à discréditer profondément et durablement celui d’humanisme99,100.
Humanisme = idéalisme
En 1808, F. I. Niethammerdistingue catégoriquement l’humanisme de la philanthropie.
Au début du siècle, certains intellectuels soulignent que la philanthropie n’est qu’un succédané de la charité chrétienne. En 1808, le théologien allemand F. I. Niethammer publie un ouvrage intitulé « Le débat entre le philanthropisme et l’humanisme dans la théorie éducative actuelle », en réaction précisément au concept de philanthropie. Et deux ans plus tard, dans son livre De l’Allemagne, Mme de Staël estime que Diderot« a besoin de suppléer, à force de philanthropie, aux sentiments religieux qui lui manquent »101. Ainsi peu à peu émerge l’idée que, tant qu’elle se réfère à la morale, toute approche de l’homme par l’homme se réduit à un cortège de bons sentiments.
Dans un courrier qu’il adresse à Niethammer, Hegel le félicite d’avoir distingué le « savoir pratique » du « savoir savant » et de s’être démarqué de l’idée de philanthropie pour promouvoir le concept d’humanisme102. Dans son œuvre, Hegel lui-même n’utilise pas le terme « humanisme » mais, l’année précédente, dans sa Phénoménologie de l’Esprit, il s’est efforcé de décrire « l’évolution progressive de la conscience vers la science » dans le but annoncé d’analyser « l’essence de l’homme dans sa totalité ». Selon Bernard Bourgeois, Hegel a développé dix ans plus tôt, vers 1797-1800, une nouvelle conception de l’humanisme : « ce n’est plus l’humanisme kantien de l’universel abstrait mais l’humanisme de l’universel concret, c’est-à-dire de la totalité, l’humanisme qui veut rétablir l’homme dans sa totalité »103.
De l’idéal aux doutes
Dans le Tres de Mayo, Goyarelate en 1814 un crime de guerre : des civils espagnols sont assassinés par des soldats français.
Les premières grandes critiques à l’encontre des idéaux des Lumières s’expriment aux lendemains des conflits nés de la Révolution française puis des guerres napoléoniennes, qui ont fracturé l’Europe pendant quinze ans (1799-1815). Les Désastres de la guerreen font partie, qui sont une série de gravures exécutées entre 1810 et 1815 par Goya. Tout comme son Tres de mayo, réalisé à cette époque, elles dénoncent les crimes de guerre perpétrés tant par les armées françaises sur les populations civiles espagnoles que par les soldats espagnols sur les prisonniers français. Goya ne prend parti ni pour les uns ni pour les autres : décrivant les atrocités comme le feront plus tard les photo-journalistes, il se livre à une méditation qui relève d’un « humanisme saisissant »104.
Le mouvement romantique participe de cette volonté de critiquer l’universalisme des Lumières105 en mettant en relief les arrières-plans de la psyché, les émotions et pulsions jusqu’alors déconsidérées. Dans le Portrait de l’artiste dans son atelier (1819), Géricault se montre « humaniste plus que simplement romantique »106 en s’exposant seul et mélancolique, un crâne humain posé derrière lui, symbole classique de la vanité.
Quelques philosophes s’attachent à dénoncer le libéralisme, tant politique qu’économique, au motif qu’il entretient une approche de l’existence qu’ils jugent étroitement comptable, au détriment de la sensibilité. Schopenhauer et Kirkegaard, en particulier, développent une vision du mondeouvertement désenchantée, voire pessimiste, qui est une réaction à l’inhumanité de l’époque et, par là même, le témoignage d’un nouveau type d’humanisme107,108.
Alors qu’en France les idéaux révolutionnaires s’éteignent avec l’instauration d’un empire autoritaire et que les effets inégalitaires de l’industrialisation massive deviennent criants, certains penseurs libéraux tentent à la foisde conférer le statut de science à l’économie et d’y infuser un parfum d’humanisme.
En 1817, notamment, dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt, l’Anglais David Ricardos’efforce d’asseoir l’économie politique sur des bases rationnelles mais, contraint par les faits (la poussée démographique, l’urbanisation, la paupérisation…), il veille scrupuleusement à les intégrer dans ses calculs comme des données objectives. Il est le premier économiste libéral à penser la répartition des revenus au sein de la société en prenant en compte « la question sociale ». Au point que certains considèrent qu’il s’est mis « au service du bien public », que « la rigueur de son raisonnement lui permet de trouver les solutions les plus aptes à garantir la prospérité de ses concitoyens » et que, par conséquent, « sa démarche comporte une motivation humaniste incontestable »109,110.
En 1820, dans les Principes de la philosophie du droit, Hegels’inscrit dans le sillage de la doctrinehistoriciste et pose les fondements d’une nouvelle doctrine : l’étatisme. Il écrit : « il faut vénérer l’État comme un être divin-terrestre »111. Il se réfère alors à l’État moderne, dont le Saint-Empire romain germanique, au xiie siècle, est l’archétype dès lors qu’il s’est révélé le concurrent de l’autorité papale (plus de détails) et qui culmine avec la Révolution française(qu’il qualifie de « réconciliation effective du divin avec le monde »112). Hegel voit en Napoléon celui qui a imposé le concept d’État-nation, lequel reste à ce jour le système politique dominant. Selon lui, l’État est la plus haute réalisation de l’idée divine sur terre (il parle d’« esprit enraciné dans le monde »113)114 et le principal moyen utilisé par l’Absolupour se manifester dans l’histoire. Bien plus qu’un simple organe institutionnel, il est « la forme suprême de l’existence », « le produit final de l’évolution de l’humanité », « la réalité en acte de la liberté concrète »115, le « rationnel en soi et pour soi »114.
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs intellectuels (principalement Cassirer116 et Popper117) se demanderont si, au lieu de considérer Hegel comme un humaniste, il ne convient pas voir en lui un précurseur du totalitarisme. D’autres sont plus mesurés, tel Voegelin, qui voit en lui un héritier du gnosticisme, un courant de pensée remontant à l’Antiquité et selon lequel les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel118. Plus précisément Voegelin estime que si procès il doit y avoir, ce n’est pas celui d’Hegel qu’il faut ouvrir mais celui de la modernité dans son ensemble, laquelle, selon lui, s’enracine dans la tentative de faire descendre le paradis sur terre et de faire de l’accès aux moyens du bonheur ici-bas la fin ultime de toute politique.
Hegel est-il « humaniste » ou « totalitaire » (ou encore « absolutiste »119) ? Cette question divise bon nombre d’intellectuels. Jacques Ellul estime que la divinisation de l’État, telle que formulée par Hegel, ne s’opère pas seulement dans les dictatures militaires, elle s’observe également dans ce que Bergson puis Popperappellent la société ouverte (les États portés par les principes de tolérance, de démocratie et de transparence). Selon lui, tout État est totalitaire : « le mouvement de l’histoire non seulement ne précipite pas la chute de l’État mais il le renforce. C’est ainsi, hélas, que toutes les révolutions ont contribué à rendre l’État plus totalitaire ». Faisant allusion à Hegel, il poursuit : « La bourgeoisie n’a pas seulement fait la révolution pour prendre le pouvoir mais pour instituer le triomphe de la Raison par l’État »120. Et il précise que, dès lors que les humains n’ont pas conscience de s’en remettre à l’État pour tout ce qui concerne leur existence, toute discussion sur l’humanisme est vaine car toutes leurs prétentions à s’émanciper le sont également. Et plutôt que de parler de divinisation (terme qui renvoie à une manière d’être assumée), Ellul parle de sacralisation (qui désigne en revanche une posture inconsciente) : « ce n’est pas l’État qui nous asservit, même policier et centralisateur, c’est sa transfiguration sacrale »121.
La volonté d’humaniser le capitalisme se traduit également dans les années 1820 par une volonté de le réformer en profondeur, quand l’usage du mot socialisme commence à se généraliser122. Formant ce que l’on appellera plus tard le « socialisme utopique », ses promoteurs s’appellent Robert Owen, en Grande-Bretagne, Charles Fourier, Étienne Cabet et Philippe Buchezen France. On peut les considérer comme « humanistes » au sens où ils « refusent la réduction de l’homme à la marchandise »123 et où ils expriment leur confiance dans l’homme, du fait qu’il peut façonner, transformer, le monde. Ne contestant pas spécialement la pression des machines sur les humains, ils retirent au contraire du phénomène de l’industrialisation un idéal d’émancipation.
Le plus prosélyte d’entre eux est Saint-Simon. Il voit dans l’industrialisation le moteur du progrès social et aspire à un gouvernement exclusivement constitué par des producteurs (industriels, ingénieurs, négociants…) dont le devoir serait d’œuvrer à l’élévation matérielle des ouvriers au nom d’une morale axée sur le travail et la fraternité124. Conçue comme une « science de la production » au service du bien-êtrecollectif, cette approche s’exprime dans un vocabulaire religieux (Catéchisme des industriels, 1824 ; Nouveau christianisme, 1825). En 1848, Auguste Comte fait même du saint-simonisme une église hiérarchisée, l’Église positiviste.
En 1841, Ludwig Feuerbach, ancien disciple de Hegel, en devient le principal critique en publiant L’Essence du christianisme, un ouvrage fondateur d’un véritable courant matérialiste. Selon son auteur, croire en Dieu est un facteur d’aliénation : dans la religion, l’homme perd beaucoup de sa créativité et de sa liberté125. De par sa prise de distance avec le phénomène religieux, l’ouvrage s’inscrit dans sillage de la philosophie humaniste. Il va toutefois inciter Karl Marx et Friedrich Engels à critiquer très sévèrement la part idéaliste de l’humanisme (lire infra).
En 1845, dans la sixième thèse sur Feuerbach, Marx écrit que « l’essence humaine, c’est l’ensemble des rapports sociaux ». Il inaugure ainsi une critique de l’humanisme en tant que conception idéaliste de l’homme126 : « Les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale. Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. »127.
La question de savoir si Marx est humaniste ou non s’est fréquemment posée au xxe siècle128,129. Les avis sont partagés. Lucien Sève, par exemple, estime que c’est le cas mais Louis Althusser pense le contraire. Selon lui :
Avant 1842, Marx est un humaniste traditionnel. Marqué par Kant (qui fait l’apologie du sujet et selon qui celui-ci doit toujours choisir son action de sorte qu’elle devienne « la règle de l’humanité) mais aussi par les libéraux anglais (qui font coïncider l’intérêt de l’individu avec l’intérêt général), il évoque tout comme eux « l’essence de l’homme ».
De 1842 à 1845, Marx ne pense plus à « l’homme » mais aux hommes, dans leur pluralité. Et il estime qu’ils peuvent aussi bien obéir à la déraison qu’à la raison. À la différence de « l’homme », qui n’est qu’une idée abstraite et idéale, les hommes sont des entités concrètes, inscrites dans l’Histoire. Or l’Histoire résulte du conflit entre la raison et la déraison, la liberté et l’aliénation.
À partir de 1845, Marx non seulement rompt avec toute théorie sur « l’essence de l’homme » mais il estime que toutes les théories de ce type (qu’il regroupe sous le terme « humanisme ») forment une idéologie, un moyen plus ou moins conscient pour les individus qui les propagent d’entretenir une forme de domination sur d’autres individus. Il entreprend alors de fonder une théorie de l’Histoire sur autre chose que « l’homme »130.
Jacques Ellul estime que l’analyse d’Althusser est biaisée : si, comme il le prétend, Marx devient un anti-humaniste, c’est parce qu’il taxe l’humanisme d’idéalisme. Mais ce faisant, il appelle de ses vœux un humanisme matérialiste : « il rejette la philosophie humaniste du xixe siècle bourgeois. (…) Mais cela ne signifie en aucun cas qu’il n’est pas un humaniste. Si « humanisme » signifie donner à l’homme une place privilégiée, dire qu’il est créateur d’Histoire et qu’il peut seul se choisir pour devenir quelque chose de nouveau, alors Marx est parfaitement humaniste »131. Ellul considère par conséquent que Marx incarne à lui seul le passage d’un certain type d’humanisme (que Marx fustige) à un autre type d’humanisme (qui se concrétisera de fait et qu’on appelle aujourd’hui « humanisme-marxiste »).
En 1859, Marx écrit : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. (…) On ne juge pas un individu sur l’idée qu’il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d’après la conscience qu’elle a d’elle-même. Cette conscience s’expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle. »132. Et il considère que les institutions politiques, les lois, la religion, la philosophie, la morale, l’art, la conscience de soi… (qu’il regroupe sous le terme « superstructures ») sont façonnés, déterminées, par les conditions de production (climat, ressources naturelles), les forces productives (outils, machines) et les rapports de production (classes sociales, domination, aliénation, salariat…), qu’il appelle « infrastructures ».
Dans L’évolution de l’Homme(1879), de Ernst Haeckel, l’homme constitue le point culminant de toute l’évolution.
L’argument selon lequel la science prend le relai de la religion imprègne toute la pensée du xixe siècle et culmine en 1859 quand le paléontologue anglais Charles Darwin publie De l’origine des espèces, ouvrage aujourd’hui considéré comme le texte fondateur de la théorie de l’évolution. Sur la base de recherches scientifiques, il avance l’idée que les espèces vivantes, végétales et animales, descendent d’autres espèces, les plus anciennes ayant disparu, et qu’il est possible d’établir une classification en vue de déterminer leurs « liens de parenté » (thèse de la sélection naturelle).
Accessible au grand public, ce livre fait l’objet de débats intenses et passionnés, qui ne prendront fin que beaucoup plus tard, suscitant notamment l’opposition de l’Église anglicane133 et du Vatican134 car il contredit la théorie religieuse en vigueur à l’époque de la création divine des espèces de manière séparées et leur immutabilité. Cette réaction des Églises leur sera préjudiciable.
En 1866, le naturaliste allemand Ernst Haeckel commence à représenter la filiation des espèces sous la forme d’arbres généalogiques : les arbres phylogénétiques. On notera que, loin de figurer l’homme comme une espèce parmi d’autres, et donc de le déprécier, il le place systématiquement en bout de chaîne, comme constituant le point le plus avancé de l’évolution de la nature. Ce type de représentation s’inscrit dans la pure tradition humaniste135.
L’homme objet, l’argent sujet
En 1867, dans Le Capital, Marxconteste la glorification de l’homme en tant que « sujet », visioninaugurée par Kant et la philosophie des Lumières. Dans le monde capitaliste, explique-t-il, l’économiefaçonne entièrement les modes de vie, la circulation de l’argent joue un rôle « capital » et le fruit du travail des hommes n’étant plus considéré que comme une vulgaire marchandise, les humains, pour se sentir reconnus, en viennent à « fétichiser toute marchandise », ils lui sont aliénés. Aux yeux de Marx, « l’essence » de l’homme et la « nature humaine » sont par conséquent des concepts philosophiques ne présentant plus aucun intérêt. Ellul résume ainsi la position de Marx : « Un nombre croissant d’individus cessent de pouvoir agir sur la société : ils cessent d’être sujets pour être transformés en objets. Et c’est l’argent, qui devrait être objet, qui devient sujet »136.
Si l’on prétend encore s’intéresser à l’homme, explique Marx, c’est vers l’étude de ses « conditions » matérielles qu’il faut désormais se tourner puis, ensuite, vers les modalités selon lesquelles on peut agir pour les abolir et ainsi se désaliéner. Ellul avance la thèse que si les marxistes n’ont jamais réussi à réaliser le projet émancipateur de Marx par la révolution, c’est parce qu’il n’ont pas compris ce que dit Marx à propos de l’argent : le problème majeur n’est pas tant de savoir qui sont ceux qui l’accumulent à leur profit puis de les renverser que l’argent lui-même : celui-ci en effet est devenu
« … le médiateur de toutes les relations. Quelle que soit la relation sociale, elle est médiatisée par l’argent. Au travers de cet intermédiaire, l’homme considère son activité et son rapport aux autres comme indépendants de lui et dépendants de cette grandeur neutre qui s’interpose entre les hommes. Il a extériorisé son activité créatrice, dit Marx, qui ajoute : L’homme n’est plus actif en tant qu’homme dans la société, il s’est perdu. Cessant d’être médiateur, il n’est plus homme dans la relation avec les autres ; il est remplacé dans cette fonction par un objet qu’il a substitué à lui-même. Mais en agissant ainsi en considérant sa propre activité comme indépendante de lui, il accepte sa servitude. (…) Dans la médiation de l’argent, il n’y a plus aucune espèce de relation d’homme à homme ; l’homme est en réalité lié à une chose inerte et les rapports humains sont alors réifiés. »
— Jacques Ellul, La pensée marxiste, La table ronde, coll. « Contretemps », 2003, p. 175.
Reprenant l’argument d’Althusseraffirmant que Marx est un antihumaniste, Ellul rétorque que ce n’est pas Marx qui est antihumaniste mais son époque, dès lors que les relations entre les humains sont totalement dépendantes de l’argent dont ils disposent. alors que cet argent ne devait rester pour eux qu’un vulgaire objet, ils en sont devenus la « chose »137.
« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? (…) La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? »
Ernest Renan souhaite en 1890 que l’humanité soit « organisée scientifiquement ».
Cette formule de Nietzsche et sa théorie du surhomme sont souvent interprétées comme l’expression de la volonté de puissance, l’orgueil prométhéen, l’hybris. Certains138 y voient également la formulation d’une crainte sourde : que la croyance en Dieu s’éteignant, la religiosité n’emprunte d’autres voies139… notamment celle de l’humanisme. Déjà, en 1846, dans Misère de la philosophie, Pierre-Joseph Proudhon voyait dans celui-ci « une religion aussi détestable que les théismes d’antique origine »140.
Nietzsche ne dit pas explicitement que l’humanisme constitue une nouvelle religion mais il avance l’idée qu’une majorité de ses contemporains font du progrès un mythe et qu’à travers celui-ci, ils croient en l’homme comme on croit (ou croyait) en Dieu (lire supra). En 1888, il écrit ces mots :
« L’humanité ne représente nullement une évolution vers le mieux, vers quelque chose de plus fort, de plus élevé au sens où on le croit aujourd’hui. Le progrès n’est qu’une idée moderne, c’est-à-dire une idée fausse. L’Européen d’aujourd’hui reste, en valeur, bien au-dessous de l’Européen de la Renaissance ; le fait de poursuivre son évolution n’a absolument pas comme conséquence nécessaire l’élévation, l’accroissement, le renforcement. »
— L’Antéchrist. Trad. Jean-Jacques Pauvert, 1967, p. 79
De fait, deux ans plus tard, dans L’avenir de la science, Ernest Renanécrit : « organiser scientifiquement l’humanité, tel est le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention »141. Il devient ainsi l’apôtre du scientisme, vision du monde s’inscrivant dans le sillage du rationalisme, du saint-simonisme et du positivisme, selon laquelle la science expérimentale prime sur les formes plus anciennes de référence (notamment religieuses) pour interpréter le monde142.
Pour certains critiques, l’athéismede Nietzsche a donc une conséquence que lui-même redoutait : une mystification de l’humanisme143,144. Pour d’autres, il signifie carrément la mort de l’humanisme : « en déplaçant l’homme de son statut de l’être, de son humanité vers sa nature la plus primitive, Nietzsche (…) déplace l’homme du piédestal de sa conscience pour le remettre sur pieds et sur terre, il le ramène à son corps et à sa biologie »145. S’il est permis d’analyser la pensée de Nietzsche comme une « réduction de l’humain à la biologie », celle-ci préfigure alors des thèses qui fleuriront au xxe siècle (lire infra). En tout cas, quelques années seulement après la mort de Nietzsche, un philosophe marqué par lui, Jules de Gaultier, critique vertement le scientisme : « aucune conception n’est plus contraire à l’esprit scientifique que cette croyance en un finalisme métaphysique. C’est purement et simplement un acte de foi. Le scientisme relève, sous ce jour, d’une croyance idéologique comme les diverses religions relèvent de la croyance théologique »146.
L’idéologie scientiste disparaîtra au début du xxe siècle et Jacques Ellull’expliquera en disant que « l’activité scientifique est (désormais) surclassée par l’activité technique (car) on ne conçoit plus la science sans son aboutissement technique », ses applications147. Stimulé par une quête permanente de confort, l’esprit utilitariste asservit la science à la technique et c’est cette dernière qui, à présent, est sacralisée :
« La technique est sacrée parce qu’elle est l’expression commune de la puissance de l’homme et que, sans elle, il se retrouverait pauvre, seul et nu, sans fard, cessant d’être le héros, le génie, l’archange qu’un moteur lui permet d’être à bon marché. »
Le début du siècle est ébranlé par les Guerres mondiales, les régimes totalitaires et les crises économiques. Chez les intellectuels, ces événements ruinent définitivement l’optimisme fondateur des Lumières152. Pourtant, au sein des populations, le confort domestique et les moyens de transport renforcent la « foi dans le progrès ». Au point que même les chrétiens, qui fustigeaient auparavant l’utilitarisme et le positivisme, participent de cet engouement153. Les avertissements d’un Georges Sorel, en 1908154, restent sans écho. Le progressismeest même célébré dans bon nombre de partis politiques.
Les régimes totalitaires infléchissent le débat sur l’humanisme : peut-on rester soi-même dans un mouvement de masse ? La politique est-elle une religion séculière ?…
Ici, seul contre tous, un homme refuse de faire le salut nazi en 1936.
Apparus au xviiie siècle et rigoureusement constitués à la fin du xixe, ceux-ci passionnent désormais les foules (création en France du Parti radical en 1901 et de la SFIO en 1905). En 1917, la Révolution russe, dont l’objectif proclamé est de concrétiser les analyses de Marx, va peu à peu scinder l’humanité en deux camps, le capitalisme et le socialisme, selon les principes économiques préconisés par le libéralisme ou au contraire le marxisme.
Après la Seconde guerre, Raymond Aron estime que, de par les espoirs qu’elle suscite, la politique est devenue une « religion séculière »155. Pendant plusieurs décennies, les deux blocs vont s’opposer par petites nations interposées et quand, à la fin du siècle, prend fin cette « Guerre froide » et que, partout sur la planète, le marché dicte ses lois et impose ses effets (conflits armés locaux, pauvreté, précarité…) mais que, paradoxalement, on qualifie cette période de « détente », les concepts d’illusion politique156 et de religion politique157 restent marginalement traités.
À la fin du siècle et encore aujourd’hui, le mot « humanisme » est très fréquemment prononcé dans le milieu politique mais deux facteurs concourent à sa relativisation, voire son effacement, chez les intellectuels :
les évolutions de l’électroniqueet de l’informatique sont telles qu’on les rassemble généralement sous le qualificatif de « révolution », la révolution numérique. Certains considèrent que s’ouvre une nouvelle ère. Le débat sur l’humanisme se structure alors sur les promesses du transhumanismeet les inquiétudes du post-humanisme.
Au début du siècle, à l’image des arts plastiques, qui, avec le cubisme, l’abstractionou le dadaïsme, brisent tous les codes de la représentation, les sciences humaines tendent à établir des diagnostics de plus en plus incertains et déstabilisants, tant ils bousculent les critères d’appréciation de la pensée ayant cours jusqu’à présent.
En 1900 parait L’Interprétation du rêve, un ouvrage rédigé par un médecin autrichien, Sigmund Freud. À peine remarqué sur le coup, ce livre va marquer la fondation d’une nouvelle discipline, la psychanalyse. À l’opposé d’un Descartes, qui postulait qu’il n’y a pas de connaissance possible sans une solide conscience de soi, puis d’un Kant, qui surenchérissait en faisant primer le sujet sur l’objet, Freud affirme que le moi ne peut en aucune manière être considéré comme une instance totalement libre : il est au contraire pris en étau, « complexé », entre le « ça » (constitué de toutes sortes de pulsions, essentiellement d’ordre sexuel) et le « surmoi » (ensemble de règles morales édictées par la société). Freud précise que, dès lors que les humains se préoccupent avant tout de répondre aux attentes sociales, ils refoulent leurs pulsions dans l’inconscient, rendant celles-ci toujours plus pressantes. Continuellement en proie au conflit, ils en deviennent chroniquement malades, névrosés. Vu sous cet angle, « l’homme » perd l’autorité naturelle dont l’humanisme de la Renaissance puis celui des Lumières l’avaient d’office auréolé. Bien que contestée par quelques confrères de Freud, cette thèse fera un temps autorité.
En 1917, analysant le processus de recul des croyances religieuses au profit des explications scientifiques, le sociologue allemand Max Weberutilise une expression qui sera ensuite fréquemment commentée : « le désenchantement du monde ». Par cette formule, Weber signifie une rupture traumatisante avec un passé considéré comme harmonieux, une perte de sens et un déclin des valeurs, du fait que le processus de rationalisation dicté par l’économie tend de plus en plus à imposer ses exigences aux humains161.
Dans les pays anglo-saxons, ces positions sont qualifiées d’anti-humanisme(en), car déterministes, accordant aux individus une marge de liberté moindre. L’Allemand Walther Rathenau déplore que le perfectionnement exponentiel des machines et des outils ne s’accompagne pas d’un progrès spirituel162 et le Français Paul Valéry, commentant le bilan meurtrier de la Première Guerre mondiale et décrivant la science comme « atteinte mortellement dans ses ambitions morales » et « déshonorée par la cruauté de ses applications » évoque une « crise de l’esprit »163.
La question du machinisme
Durant les années 1920 et 1930, un grand nombre d’intellectuelsadoptent des positions critiques sur l’emprise des machines sur les humains, notamment dans le monde du travail164.
En 1921, Romain Rolland publie La révolte des machines ou La pensée déchaînée, le scénario d’un film de fiction s’inspirant du mythe de Prométhée165. Et recevant le Prix Nobel de littérature en 1927, Henri Bergson prononce ces mots : « On avait pu croire que les applications de la vapeur et de l’électricité, en diminuant les distances, amèneraient d’elles-mêmes un rapprochement moral entre les peuples : nous savons aujourd’hui qu’il n’en est rien »166. La même année, Henri Daniel-Rops estime que « le résultat du machinisme est de faire disparaître tout ce qui, en l’homme, indique l’originalité, constitue la marque de l’individu »167. En 1930, dans La Rançon du machinisme, Gina Lombroso voit dans l’industrialisation un symptôme de décadence intellectuelle et morale168. L’année suivante, Oswald Spengler écrit : « La mécanisation du monde est entrée dans une phase d’hyper tension périlleuse à l’extrême. […] Un monde artificiel pénètre un monde naturel et l’empoisonne. La civilisation est elle-même devenue une machine »169. Et dans De la destination de l’homme. Essai d’éthique paradoxale, Nicolas Berdiaev écrit : « si la technique témoigne de la force et de la victoire de l’homme, elle ne fait pas que le libérer, elle l’affaiblit et l’asservit aussi. Elle mécanise sa vie, la marquant de son empreinte. (…) La machine détruit l’intégralité et la coalescence anciennes de la vie humaine »170,171. Et deux ans plus tard, dans L’homme et la machine, il estime que « l’apparition de la machine et le rôle croissant de la technique représentent la plus grande révolution, voire la plus terrible de toute l’histoire humaine ».
En 1932, dans son récit d’anticipationLe meilleur des mondes, Aldous Huxley décrit un univers conditionné par les sciences génétiques. L’année suivante, Georges Duhamel écrit : « La machine manifeste et suppose non pas un accroissement presque illimité de la puissance humaine, mais bien plutôt une délégation ou un transfert de puissance. (…) Je ne vois pas, dans le machinisme, une cause, pour l’homme, de décadence, mais plutôt une chance de démission. (…) Nous demandons à nos machines de nous soulager non seulement des travaux physiques pénibles, mais encore d’un certain nombre de besognes intellectuelles. (…) Notre goût de la perfection, l’une de nos vertus éminentes, nous le reportons sur la machine »172. En 1934, dans Technique et civilisation, Lewis Mumford s’interroge : « En avançant trop vite et trop imprudemment dans le domaine des perfectionnements mécaniques, nous n’avons pas réussi à assimiler la machine et à l’adapter aux capacités et aux besoins humains »173. La même année, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Simone Weildécrit le progrès technique comme n’apportant nullement le bien-être mais la misère physique et morale : « Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort »174. En 1936, dans une scène célèbre de son film Les Temps modernes, montrant un ouvrier pris dans les engrenages d’une gigantesque machine, Charles Chaplin soulève la question de l’aliénation dans le travail mécanisé.
En 1919 et 1920, à la suite du traumatisme causé par la défaite de la Première Guerre mondiale et dans un contexte marqué par le développement du machinisme, l’historien et philologue allemand Werner Jaeger publie deux articles intitulés respectivement Der humanismus als Tradition und Erlebnis (« L’humanisme en tant que tradition et expérience ») et Humanismus und Jugendbildung(« Humanisme et formation de la jeunesse »). Ils conduisent, en 1921, le philosophe Eduard Spranger(de) à appeler de ses vœux un « troisième humanisme », dans la continuité d’un « premier humanisme », auquel il associe Érasme, et d’un « néo-humanisme » (Neuhumanismus) qui fait référence à Goethe et son cercle.
L’expression « troisième humanisme » apparaît chez Jaeger lui-même en 1934, un an après l’arrivée d’Hitler au pouvoir et deux ans avant qu’il n’émigre aux États-Unis pour fuir le nazisme. Ce concept « participe de l’idée d’un affaiblissement des « valeurs » traditionnelles, accablées par les maux d’une modernité aussi délétère que mal définie. Il se présente (…) comme une tentative de régénération (et) se traduit par l’abandon des certitudes positivisteset historicistes de la fin du xixe siècle. Il se veut une réponse au besoin de « réorientation » dont l’érudition de l’époque weimariennese fait l’écho. Il s’inscrit d’autre part dans la tradition de retour aux Grecs qui, depuis la Goethezeit, n’a cessé d’alimenter la vie intellectuelle allemande175. (…) Les recherches de Jaeger sont en effet guidées par une intuition : celle que l’homme grec fut toujours un homme politique, que l’éducation et la culture, en Grèce ancienne, furent inséparables de l’ordre communautaire de la polis. Aussi le nouvel humanisme ne peut-il être (…) qu’un humanisme politique, tourné vers l’action et ancré dans la vie de la cité »176.
Aux États-Unis, Jaeger poursuivra ses efforts pour promouvoir l’humanisme sur la base des valeurs de l’Antiquité grecque177 mais sans grand succès.
À peine revenus des camps de la mort, auxquels ils ont survécu, l’Italien Primo Leviet le Français Robert Antelme décrivent les souffrances qu’ils y ont enduré et les scènes d’horreur extrême dont ils ont été les témoins178. Des années plus tard, ils seront suivis par le Russe Alexandre Soljenitsyne, survivant des goulags soviétiques179.
Analysant en 2001 ces génocides et celui, plus récent, du Rwanda, l’essayiste Jean-Claude Guillebauds’interroge sur le sentiment d’impuissance qu’ils suscitent au sein des institutions internationales, sur la façon selon lui superficielle dont les médias en rendent compte ainsi que sur la légèreté avec laquelle, dans ce contexte, on ose encore parler d’humanisme :
« On pourrait s’indigner de l’incroyable légèreté du discours médiatique lorsqu’il évoque ce qu’on pourrait appeler « la nouvelle question humaniste ». Dans le babillage de l’époque, l’humanisme est parfois puérilement désigné comme une revendication gentille, désuète, attendrissante, moralisatrice, etc. La référence à l’homme est ingénument ravalée au rang d’un moralisme doux, d’une sorte de scoutisme que la technoscience n’admet plus qu’avec une indulgence agacée. Humanisme et universalisme sont perçus, au fond, comme les survivances respectables mais obsolètes d’un monde ancien180. »
En 1987, le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe trouve cependant à dire que « le nazisme est un humanisme, en tant qu’il repose sur une détermination de l’humanitas à ses yeux plus puissante, c’est-à-dire plus effective, que toute autre. (…) Qu’il manque à ce sujet l’universalité, qui définit apparemment l’humanitas de l’humanisme au sens reçu, ne fait pas pour autant du nazisme un anti-humanisme »25.
Tout aussi virulent à l’encontre de ce qu’on appelle l’« humanisme » mais toutefois plus nuancé en ce qui concerne les accointances de celui-ci avec les systèmes totalitaires, Claude Lévi-Strauss tient ces propos en 1979 :
« Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création. J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis des siècles, mais dirais-je, presque dans son prolongement naturel, puisque c’est en quelque sorte d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, ses parents, certaines catégories reconnues seules véritablement humaines, d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines, véritable pêché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction181. »
Floraison d’humanismes
Tout au long du siècle, des penseurs d’opinions très différentes, voire divergentes, se réclament de l’humanisme182. Cette prolifération contribuant à rendre le concept d’humanisme de plus en plus flou, elle fait l’objet de multiples débats183, notamment lorsque « humanisme » et « politique » sont mis en corrélation. Ainsi, en 1947 Jacques Ellul écrit :
« Sitôt que l’on parle d’humanisme, on est en plein dans le domaine des malentendus. On pense à un certain sentimentalisme, à un certain respect de la personne humaine, qui n’est qu’une faiblesse et un luxe bourgeois et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’un écrivain communiste (…) avait en partie raison quand il écrivait : « la dignité humaine, les droits de l’homme, le respect de la personne, etc, on en a les oreilles rebattues ». Cette réaction est dure, mais je crois qu’elle est légitime en face de tout ce que l’on a appelé « humanisme ». Et, en particulier, l’un des malentendus qu’il faudrait dissiper, c’est (l’idée) que la démocratie serait humaniste et respecterait l’homme et (que) la dictature serait anti-humaniste et mépriserait l’homme. Tout notre temps est absolument subjugué par cette erreur, par cette antinomie au sujet de l’homme, entre démocratie et dictature184. »
L’humanisme chrétien
L’expression « humanisme chrétien » date des années 1930185. Par la suite, certains y voient un phénomène né avec les premiers « intellectuels » chrétiens (Saint Justin, Origène, Clément d’Alexandrie…)186. De façon générale, l’expression est utilisée pour différencier les intellectuels chrétiens du xxe siècle de ceux qui se revendiquent athées.
Il faut rappeler que l’humanisme de la Renaissance a été porté par des penseurs qui étaient « chrétiens » non pas forcément par conversion mais parce que cela allait à l’époque de soi : au sortir du Moyen Âge, il était inconcevable de s’éloigner de la doxa de l’Église sous peine d’être frappé d’hérésie. Et c’est parce qu’au fil du temps les intellectuels se sont affranchis de la tutelle morale de l’Église au point d’adopter des postures ouvertement agnostiques, voire – après Nietzsche – athées, que certains d’entre eux, invoquant leur foi chrétienne, réagissent en manifestant leur volonté d’insuffler une éthique qui sera en définitive qualifiée d’humanisme chrétien.
En France, c’est le cas notamment de Charles Péguy187, Léon Bloy, Georges Bernanos et Emmanuel Mounier ainsi que Jacques Maritain, le seul d’entre eux à prôner, en 1936, un humanisme d’un nouveau type qu’il qualifie d’intégral188, qu’il place sous le signe de la transcendance et de la « dignité transcendante de l’homme » et qu’il oppose à « un humanisme anthropocentrique refermé sur lui-même et excluant Dieu »38. Un certain nombre d’écrivains sont souvent rangés dans la catégorie « humanisme chrétien », dont principalement Julien Green38.
A la fin du siècle, le pape Jean-Paul II se positionne sur la question de l’humanisme en développant une critique de l’utilitarisme et du productivisme : « L’utilitarisme est une civilisation de la production et de la jouissance, une civilisation des “choses” et non des “personnes”, une civilisation dans laquelle les personnes sont utilisées comme des choses »191.
L’humanisme athée
On regroupe généralement sous l’étiquette « humanisme athée » les penseurs qui, dans le sillage de Marx, Nietzsche et Freud(surnommés maîtres du soupçonpar Paul Ricœur) contestent catégoriquement non seulement la religion mais la foi en Dieu.
Théologien catholique, Henri de Lubac déplore en 1944 ce qu’il appelle « le drame de l’humanisme athée », dont il situe les origines au xixe siècle, dans les prises de positions de Feuerbach, Saint-Simon et Comte192. Bien qu’occupant une place majeure dans le clergé (il est cardinal), de Lubac ne taxe pas ceux-ci d’anti-humanistes et ne porte pas sur eux un jugement normatif. Il ne peut d’ailleurs les condamner car l’Église n’exerce plus sur les consciences l’autorité dont elle disposait jusqu’alors. Il considère en revanche l’athéisme comme un fait social, une donnée objective avec laquelle les chrétiens (et pas seulement le clergé) doivent désormais composer. Il prend au sérieux les revendications des athées au libre arbitre et trouve digne et courageuse la position de Dostoïevski quand il pose la question : « mais alors, que deviendra l’homme, sans Dieu et sans immortalité ? Tout est permis, par conséquent, tout est licite ? »193. Cette position traduit selon lui l’angoisse et le doute que le Christ lui-même a exprimé peu avant de mourir : « Mon dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? » (Mc 15,34 et Mt 27,46).
En France, Jean-Paul Sartre et Albert Camus sont eux aussi considérés fréquemment comme des humanistes athées197. Certains, toutefois, font remarquer que si l’athée est « celui pour qui la question de Dieu ne se pose pas », cet adjectif ne s’applique pas à Camus : non seulement celui-ci n’est pas « indifférent à la question de Dieu » mais il s’efforce de se confronter à elle. Il est donc préférable de qualifier Camus d’agnostique198.
Dans le sillage de l’idéologie scientiste du xixe siècle, quelques intellectuels européens, aussi bien chez les athées que chez les chrétiens, s’efforcent dans les années 1950 de promouvoir un humanisme qui serait basé sur les avancées de la science, notamment les théories de l’évolution, mais formulé dans une rhétorique religieuse assumée. C’est le cas principalement du français Teilhard de Chardin et de l’anglais Julian Huxley, le second traduisant les ouvrages du premier en anglais.
Dans Le Phénomène humain, paru juste après sa mort en 1955 et qu’il qualifie lui-même d’« introduction à une explication du monde », Teilhard établit une relation entre ses recherches en paléontologie et ses positions en tant que théologien. Selon lui, l’univers est en constante évolution vers des degrés toujours plus hauts de complexité et de conscience. Et il appelle « point Oméga » l’aboutissement de cette évolution. Relatant en 1956 l’approche de Teilhard (mais aussi celles d’Huxley et du zoologiste Albert Vandel), l’essayiste André Niel parle d’« humanisme cosmologique »199.
En 1957, Huxley, qui a fondé cinq ans plus tôt l’Union internationale humaniste et éthique et qui est biologiste, forge l’expression « humanisme évolutionnaire » et reprend le mot « transhumanisme »200, cette fois pour lui donner le sens qu’on lui donne aujourd’hui : pour promouvoir l’idée que les humains sont désormais capables de dépasser leur condition grâce à la science et aux moyens techniques. Tel Auguste Comte qui voulait ériger le positivisme en église (lire infra), et bien que se réclamant rationalistecomme lui, Huxley souhaiterait que l’humanisme devienne une religion, une « religion de l’homme »201,202,14.
En 1963, Bernard Charbonneauqualifie Teilhard et Huxley de « prophètes d’un âge totalitaire »203.
Quand sont écrasés les trois grands régimes fascistes mondiaux (en Allemagne, en Italie et au Japon), s’ouvre une vaste lutte d’influence (dite Guerre froide) entre les deux grands « blocs », l’URSS et les États-Unis. Les révélations au sujet des massacres en URSS posent la question : humanisme et marxisme sont-ils compatibles ? En France, Maurice Merleau-Ponty ouvre le débat en 1947 avec Humanisme et terreur207, une compilation d’articles parus l’année précédente dans la revue Les Temps Modernes et qui, bien que remettant en cause les allégations de Koestler208, ont alors suscité de violentes polémiques dans les milieux intellectuels, notamment cette phrase : « Il n’y a que des violences, et la violence révolutionnaire doit être préférée parce qu’elle a un avenir d’humanisme […] Nous n’avons pas le choix entre la pureté et la violence, mais entre différentes sortes de violences »209. Cinq ans plus tard, le philosophe rompt finalement avec le marxisme et avec Sartre210, selon qui « le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps »211.
Quelques intellectuels communistes défendent le concept d’humanisme-marxiste en évitant de remettre en cause la doctrine marxiste. C’est le cas notamment, en 1957, de Roger Garaudy212, membre actif du PCF, qui, après avoir été ouvertement stalinien, s’ouvre aux théories d’Antonio Gramsci (auxquelles s’oppose alors Althusser) et « qui promeut un matérialisme dans lequel l’homme, en étant ouvert au dialogue avec d’autres visions du monde, notamment chrétiennes, peut se créer lui-même »213.
C’est également le cas, en 1958, de la trostkyste américaine Raya Dunayevskaya214, qui combat le stalinisme sans mettre en cause le léninisme215, et celui, en 1968, d’Adam Schaff, qui représente la fraction la plus conservatrice du communisme polonais et se réclame lui aussi de l’humanisme205,216.
En 2018, le sociologue et philosophe marxiste Michael Löwyvoit en Ernest Mandel (1923-1995) un « humaniste révolutionnaire », au motif qu’il considérait que « le capitalisme est inhumain » et que « l’avenir de l’humanité dépend directement de la lutte de classe des opprimés et des exploités »217.
La psychologie humaniste
L’idéal humaniste gagne également certains secteurs des sciences humaines, notamment la psychologie aux États-Unis. En 1943, l’Américain Abraham Maslowpublie son premier ouvrage218. Son impact est tel que son auteur est considéré dans son pays comme l’initiateur d’un nouveau courant, la psychologie humaniste. Sa théorie de la motivation et du besoin (connue sous le nom de pyramide des besoins de Maslow) postule que le comportement des hommes est régi par la satisfaction de différents besoins : viennent d’abord les besoins physiologiques élémentaires, puis les besoins de sécurité ; ensuite le besoin d’être aimé des autres puis celui d’être reconnu par eux. Chaque besoin assouvi conduit les humains à aspirer à la satisfaction d’un besoin supérieur. Au sommet de la pyramide vient le besoin d’accomplissement de soi.
La psychologie humaniste introduit le postulat de l’autodétermination et s’appuie sur l’expérience consciente du patient : il s’agit de développer chez lui la capacité de faire des choix personnels (volontarisme). Selon les théoriciens de cette approche (outre Maslow, citons Carl Rogers), l’être humain est fondamentalement bon : s’il suit sa propre expérience et se débarrasse des conditionnements qui limitent sa liberté, il évoluera toujours positivement.
À la suite des tragédies de la Seconde Guerre, le courant de la psychologie humaniste est considéré comme exagérément optimiste en Europe. Introduit en France dans les années 1970 par Anne Ancelin Schützenberger219, il reste relativement peu répandu.
Dans leur Dialectique de la Raison, publiée en 1947 (mais seulement traduite en France en 1974222), Theodor W. Adorno et Max Horkheimer se demandent comment il est possible que la raison ait été défaillante au point de ne pas pouvoir anticiper la barbarie puis empêcher qu’elle perdure. Selon eux, une forme d’abêtissement général est à l’œuvre du fait que le monde occidental est structuré par l’industrie culturelle, la publicité et le marketing, qui constituent une forme difficilement perceptible de propagande du capitalisme. Tout cela, donc, non seulement ne provoque pas l’émancipation des individus mais au contraire les assujettit à un fort désir de consommer et génère une uniformisation des modes de vie, un nivellement des consciences. À force de matraquage médiatique, le capitalisme impose dans les consciences une conception du monde qui contribue, disent les philosophes marxistes, à imposer de facto un « anti-humanisme » : toute tentative pour penser et instituer une nouvelle forme d’humanisme s’annonce donc a priori ardue.
Certains critiques estiment toutefois que, contrairement à ce que peut induire a priori le discours d’Adorno, il faut voir en celui-ci un humaniste. Car s’il se livre à une critique radicale de la « vie fausse », cette critique permet en définitive d’envisager en creux la conception d’une « vie juste »223.
En marge du débat sur les effets du progrès techniquesur les humains, mais alors qu’aux lendemains de la tragédie de la Guerre bon nombre d’intellectuels se demandent si le terme « humanisme » a encore un sens, Sartre jette en 1944, dans L’Être et le Néant224, les bases de sa doctrine : l’existentialisme.
Aux marxistes, qui n’y voient qu’une « philosophe de l’impuissance », bourgeoise, contemplative et individualiste, il répond deux ans plus tard, lors d’une conférence à la Sorbonne. Selon lui, malgré le poids des déterminations économiques et sociales identifiées par Marx, mais dès lors qu’il est capable de les identifier, l’homme peut se réaliser, s’épanouir : l’existentialisme est d’autant plus un humanisme que l’homme est athée et que, unique créateur de ses valeurs, il assume courageusement sa solitude et ses responsabilités225. Il existe(matériellement) avant d’être (c’est-à-dire avant de décider d’être ceci ou cela) : « l’existence précède l’essence ».
En 1947, soit un an après la conférence de Sartre, Heidegger est à son tour interrogé : le mot « humanisme » est-il encore approprié ? Dans la Lettre sur l’humanisme, un texte assez court mais dense, le philosophe définit l’humanisme comme « le souci de veiller pensivement à ce que l’homme soit humain et non inhumain, privé de son humanité »226 et il estime que donner du sens à ce mot revient à questionner « l’essence de l’homme » en écartant la définition traditionnelle de « l’homme animal raisonnable ». Considérant que seul un homme est capable d’élaborer une pensée abstraite et que cette capacité tient au caractère subtil, complexe, de son langage, il pense toutefois que les humains auraient tort de se revendiquer « humanistes » de façon inconsidérée, dès lors que, de plus en plus dominés par la technique, ils tendent à devenir étrangers à eux-mêmes. Il conclut qu’on ne peut prendre position sur l’humanisme qu’en s’attelant à cette question.
Heidegger est généralement considéré comme un « anti-humaniste ». L’essayiste Jean-Claude Guillebaud estime que les choses sont plus complexes :
« Pour Heidegger, le désenchantement du monde, son asservissement par la technique, l’assujettissement de l’humanitas à la rationalité marchande ne sont pas des atteintes portées à l’humanisme, mais l’aboutissement de l’humanisme lui-même. C’est-à-dire du projet d’artificialisationcomplète de la nature par la culture humaine, d’un arraisonnement du naturel par le culturel, d’une volonté de maîtrise absolue du réel par la rationalité humaine. (…) Pour Heidegger, la science, la technique, la technoscience, ne constituent en rien un naufrage de l’humanisme traditionnel, mais tout au contraire son étrange triomphe227. »
Guillebaud cite alors le philosophe et juriste Bernard Edelman : « Par là même, l’humanisme révèle sa véritable nature : une alliance coupable de la philosophie et de la science, qui a réduit la philosophie à une pensée technique »228. Puis il poursuit son argumentation :
« L’humanisme n’aurait eu d’autre fin que d’asservir la nature à la rationalité et celle-ci à la technique. Toute l’œuvre de Heidegger peut s’interpréter comme une critique en règle de cet humanisme dévoué à la « facticité », tournant dramatiquement le dos à la nature, désenchantant le monde et finissant par priver peu à peu l’être humain de tout principe d’humanité, de toute humanitas229. »
« L’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des Etats Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction. »
En marge de ces événements, quelques intellectuels ouvrent un nouveau volet de la réflexion sur l’humain : la technocritique. Certains d’entre eux continuent de questionner le machinisme (c’est le cas notamment du sociologue Georges Friedmann232 et de l’écrivain Georges Bernanos233) mais la plupart tentent d’analyser la rationalité qui sous-tend non seulement la fabrication des machines mais aussi l’organisation du travail et la vie quotidienne. Ils ne parlent plus alors des techniques mais de latechnique, comme on parle de la science.
En 1946, dans La perfection de la technique, Friedrich Georg Jüngerconsidère que ce qu’on appelle « le progrès technique » correspond à un déficit spirituel, que la raison cherche à dissimuler234. En 1948, dans La mécanisation au pouvoir, Siegfried Giedion écrit : « Les relations entre l’homme et son environnement sont en perpétuel changement, d’une génération à l’autre, d’une année à l’autre, d’un instant à l’autre. Notre époque réclame un type d’homme capable de faire renaître l’harmonie entre le monde intérieur et la réalité extérieure »235.
« En dépit de toutes les perversions qu’a pu couvrir le discours humaniste, c’est à un humanisme concretqu’Orwell nous demande de nous tenir, même s’il faut sans cesse le reformuler à cause de ses compromissions historiques. S’il y a un espoir, il n’est pas dans telle catégorie sociale ou idéalisée, dans tel groupe humain sacralisé, encore moins dans tel individu charismatique. S’il y a un espoir, il ne peut être qu’en l’homme et en tout homme, à commencer par soi-même, et par ceux que l’on côtoie ici et maintenant. Parce que la menace antihumaniste est présente au cœur de l’être humain, c’est au cœur de chaque homme que se joue la lutte pour l’humanité. Personne n’a le droit de se reposer sur l’idée qu’il y aura toujours des êtres d’exception, des héros, des « hommes dignes de ce nom » chargés à sa place de perpétuer la dignité de l’espèce237. »
En 1950, le mathématicien américain Norbert Wiener, souvent présenté comme un humaniste238, publie un livre intitulé The Human Use of Human Beings (« l’usage humain des êtres humains ») dans lequel il envisage la « machine à décision »239.
En 1952, dans La Technique ou l’enjeu du siècle, Jacques Ellulpartage en grande partie ce pessimisme car il estime qu’en l’état des choses, la technique est devenue un processus autonome, qui se développe par lui-même, sans véritable contrôle d’ensemble de la part des humains (au sens du dicton populaire « on n’arrête pas le progrès »). Pour enrayer ce processus, explique-t-il, il faudrait d’abord que les humains soient à même de différencier « la technique » de « la machine » (la seconde n’étant à ses yeux qu’un aspect superficiel de la première).
Ellul insiste sur le fait que « le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace ». Et il ajoute que, s’ils tiennent à conserver un minimum de liberté, c’est à la prise de conscience de cette addiction à l’impératif d’efficacité que les humains doivent s’atteler240.
En 1956, dans L’Obsolescence de l’homme (qui ne sera traduit en France qu’en 2002242), Günther Anders qualifie de « décalage prométhéen » l’écart entre les réalisations techniques de l’homme et ses capacités morales puis de « honte prométhéenne » le sentiment de répulsion qu’il éprouve lorsqu’il est contraint de prendre conscience de cet écart243.
Les trois temps de l’humanisme
En 1956, dans un document produit pour l’Unesco et resté longtemps inédit244,245, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss identifie trois phases de l’humanisme : l’humanisme aristocratique (qui correspond à l’époque de la Renaissance, au cours de laquelle on a redécouvert les textes de l’Antiquité classique), l’humanisme exotique (correspondant au xixe siècle, quand l’Occident s’est ouvert aux civilisations de l’Orient et de l’Extrême-Orient) et l’humanisme démocratique, plus récent, grâce à l’apport de l’ethnologie, qui « fait appel à la totalité des sociétés humaines pour élaborer une connaissance globale de l’homme. » Lévi-Strauss précise :
« L’ethnologie et l’histoire nous mettent en présence d’une évolution du même type. (…). L’histoire, comme l’ethnologie, étudie des sociétés qui sont autres que celle où nous vivons. Elles cherchent toutes deux à élargir une expérience particulière aux dimensions d’une expérience générale, ou plus générale, qui devient ainsi accessible à des hommes d’un autre pays ou d’un autre temps. Comme l’histoire, l’ethnologie s’inscrit donc dans la tradition humaniste. (…) L’ethnologie fait appel à la totalité des sociétés humaines pour élaborer une connaissance globale de l’homme. (…) Elle opère simultanément en surface et en profondeur. »
En 1958, le philosophe Gilbert Simondon traite à son tour de la question technique246 mais plaide en faveur d’un nouvel humanisme qui, comme celui des Lumières, serait construit sur l’esprit encyclopédique mais qui, en revanche, « ne régresserait pas au statut d’idéologie européo-centriste et scientiste, (ladite idéologie) ayant pour nom « universalisme de la raison humaine » »247.
Selon Jean-Hugues Barthélémy, exégète de la pensée de Simondon, l’encyclopédisme tel que celui-ci l’envisage « n’a pas vocation à être un système du savoir absolu et définitif », comme cela a été le cas à partir des Lumières, il doit au contraire être « automodifiable ». Simondon appelle de ses vœux un « humanisme difficile », en opposition à l’« humanisme facile » (idéologique et figé) hérité des Lumières248 : « l’humanisme ne peut jamais être une doctrine ni même une attitude qui pourrait se définir une fois pour toutes ; chaque époque doit découvrir son humanisme, en l’orientant vers le danger principal d’aliénation »249.
« Stimulante et originale à plus d’un titre, elle repose néanmoins sur un postulat critiquable : une adhésion de principe à la logique technoscientifique. Pour lui, indiscutablement, la technique est « bonne » en soi puisqu’elle n’est jamais qu’une cristallisation de la pensée humaine. Elle est d’ailleurs, par essence, universaliste et libératrice. C’est elle qui fait éclater les particularismes, les préjugés ou les intolérances du passé. C’est elle qui remet en question les symbolisations normatives d’autrefois et libère l’homme contemporain des anciennes sujétions ou assignations collectives. (…) La démarche est à l’opposé de celle d’Ellul. Là où Ellul prône la résistance critique, Simondon propose au bout du compte le ralliement et même le syncrétisme. Là où Ellul se méfie du « processus sans sujet » incarné par la technoscience, Simondon fait l’éloge de l’universalismetechnoscientifique. Il l’oppose même à l’archaïsme et au particularisme de la culture traditionnelle. Là où Ellul campe sur un principe de transcendance, Simondon sacrifie à un relativisme intégral. Il assigne ipso facto à la philosophie un devoir d’adaptation, plus raisonnable à ses yeux que toute démarche critique ou toute résistance cambrée250. »
Guillebaud avance que l’« humanisme difficile » de Simondon prépare le terrain du transhumanisme (lire infra).
En 1964, dans L’Homme unidimensionnel, le philosophe allemand Herbert Marcuse décrit une humanité entièrement façonnée par les médias ainsi que les techniques de publicité et de marketing, qui créent de faux besoins. Et selon le Canadien Marshall McLuhan, les médias – par leur nature même – façonnent les individus bien plus que les messages qu’ils véhiculent : ils entretiennent l’illusion d’une prise directe avec le réel. En 1966, dans Sept études sur l’homme et la technique, Georges Friedmannestime que la technique tend à devenir un milieu environnant, en lieu et place du milieu naturel, sans même que les humains ne s’en émeuvent251. De même en 1967, dans La Société du spectacle, Guy Debord décrit les humains sous l’emprise des marchandises mais inconscients de cette aliénation. Et les débats de société lui paraissent extrêmement superficiels, glissant sur les événements sans jamais en saisir le sens profond : le monde n’est plus pour lui qu’un « spectacle »252.
« Si la poursuite du développement demande des techniciens de plus en plus nombreux, elle exige encore plus des sages de réflexion profonde, à la recherche d’un humanisme nouveau, qui permette à l’homme moderne de se retrouver lui-même, en assumant les valeurs supérieures d’amour, d’amitié, de prière et de contemplation. Ainsi pourra s’accomplir en plénitude le vrai développement, qui est le passage, pour chacun et pour tous, de conditions moins humaines à des conditions plus humaines.253. »
Et en 1968, le psychanalystegermano-américain Erich Frommestime lui aussi qu’il est souhaitable et possible d’humaniser la technique254.
En 1969 et 1973, le Français Alain Touraineet l’Américain Daniel Bell introduisent l’idée que les humains évoluent dans une « société post-industrielle » : les éléments matériels (matières premières et machines) qui caractérisaient la société industriellesont désormais subordonnés à un grand nombre d’éléments immatériels (connaissance et information)255. Entretemps, dans La Société de consommation, Jean Baudrillard estime que les relations sociales sont à présent totalement structurées par la consommation.
En 1977, dans Le système technicien, Jacques Ellul avance la thèse que la technique forme désormais un système englobant. Lentement mais sûrement, les humains sont tenus de s’y conformer :
« Toute la formation intellectuelle prépare à entrer de façon positive et efficace dans le monde technicien. Celui-ci est tellement devenu un milieu que c’est à ce milieu que l’on adapte la culture, les méthodes, les connaissances des jeunes. L’humanisme est dépassé au profit de la formation scientifique et technique parce que le milieu dans lequel l’écolier plongera n’est pas d’abord un milieu humain mais un milieu technicien. (…) Lorsqu’on recherche un humanisme pour la société technicienne, c’est toujours sur la base que l’homme en question est avant tout fait pour la technique, le seul grand problème est celui de l’adaptation256. »
En 1988, dans Le bluff technologique, Ellul emprunte à Sartre et Jacquard l’expression « inventer l’homme »257. Mais, faisant référence à la montée de l’anthropotechnie, et comme Jacquard, c’est pour montrer aussitôt le caractère désespéré de cette formule258. Et devant l’émergence de ce que l’on appellera bientôt la « révolution numérique », il lâche ses mots : « le système technicien, exalté par la puissance informatique, a échappé définitivement à la volonté directionnelle de l’homme »259.
« La mort de l’homme »
En 1966, deux intellectuels français émettent des critiques radicales à l’encontre du concept d’humanisme, mais selon des points de vue très différents.
Guy Debordestime que, complètement immergés dans la société de consommation et l’univers des mass media, les humains sont façonnés par eux, « aliénés », au point de devenir des « barbares » :
« Le barbare n’est plus au bout de la Terre, il est là, constitué en barbare précisément par sa participation obligée à la même consommation hiérarchisée. L’humanisme qui couvre cela est le contraire de l’homme, la négation de son activité et de son désir ; c’est l’humanisme de la marchandise, la bienveillance de la marchandise pour l’homme qu’elle parasite. Pour ceux qui réduisent les hommes aux objets, les objets paraissent avoir toutes les qualités humaines, et les manifestations humaines réelles se changent en inconscience animale260. »
Debord développera cette idée l’année suivante dans son livre La société du Spectacle. Le terme « spectacle » ne signifiant pas « un ensemble d’images mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »261.
Michel Foucault, se référant au concept nietzschéen de « la mort de Dieu », annonce « la mort de l’homme », en tant qu’objet d’étude262 :
« Plus que la mort de Dieu (ou plutôt « dans le sillage de cette mort », selon une corrélation profonde avec elle, ce qu’annonce la pensée de Nietzsche), c’est la fin de son meurtrier ; (…) c’est l’identité du Retour du Même et de l’absolue dispersion de l’homme. (…) L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine263. »
Et considérant que toutes les positions morales et culturelles se valent, sont « relatives », il tourne le terme « humanisme » en dérision :
« On croit que l’humanisme est une notion très ancienne qui remonte à Montaigne et bien au-delà. (…) on s’imagine volontiers que l’humanisme a toujours été la grande constante de la culture occidentale. Ainsi, ce qui distinguerait cette culture des autres, des cultures orientales ou islamiques par exemple, ce serait l’humanisme. On s’émeut quand on reconnaît des traces de cet humanisme ailleurs, chez un auteur chinois ou arabe, et on a l’impression alors de communiquer avec l’universalité du genre humain.
Or non seulement l’humanisme n’existe pas dans les autres cultures, mais il est probablement dans la nôtre de l’ordre du mirage.
Dans l’enseignement secondaire, on apprend que le xvie siècle a été l’âge de l’humanisme, que le classicisme a développé les grands thèmes de la nature humaine, que le xviiie siècle a créé les sciences positives et que nous en sommes arrivés enfin à connaître l’homme de façon positive, scientifique et rationnelle avec la biologie, la psychologie et la sociologie. Nous imaginons à la fois que l’humanisme a été la grande force qui animait notre développement historique et qu’il est finalement la récompense de ce développement, bref, qu’il en est le principe et la fin. Ce qui nous émerveille dans notre culture actuelle, c’est qu’elle puisse avoir le souci de l’humain. Et si l’on parle de la barbarie contemporaine, c’est dans la mesure où les machines, ou certaines institutions nous apparaissent comme non humaines.
Tout cela est de l’ordre de l’illusion. Premièrement, le mouvement humaniste date de la fin du xixe siècle. Deuxièmement, quand on regarde d’un peu plus près les cultures des xvie, xviie et xviiie siècles, on s’aperçoit que l’homme n’y tient littéralement aucune place. La culture est alors occupée par Dieu, par le monde, par la ressemblance des choses, par les lois de l’espace, certainement aussi par le corps, par les passions, par l’imagination. Mais l’homme lui-même en est tout à fait absent264. »
L’humanisme contre l’homme
Un an après les positions de Debord et Foucault, Ellul se livre à une critique plus radicale encore :
« Comment nier que l’humanisme a toujours été la grande pensée bourgeoise ? Voyez comme il s’est répandu partout. (…) Maintenant, il est un rassurant thème de devoirs d’école primaire et tout le monde en veut : il s’agit de prouver que le marxisme est un humanisme, que Teilhard est humaniste, que le christianisme est un humanisme, etc. Mais il est toujours le même. Il a toujours été ce mélange de pseudo-connaissance de l’homme au travers desdites humanités, de sentimentalité pleurnicharde sur la grandeur de l’homme, son passé, son avenir, ses pompes et ses œuvres, et sa projection dans l’absolu de l’Homme, titularisé. L’humanisme n’est rien de plus qu’une théorie sur l’homme.
Depuis longtemps, on a dénoncé le fait que, grâce à cette théorie, grâce à cette exaltation, on pouvait éviter de considérer la réalité, le concret, la situation vécue de l’homme. (…) L’humanisme est la plus grande parade contre la réalité. Il s’est présenté comme doctrine pour éviter que, du premier coup, chacun ne voie qu’il était simple discours et idéologie ». (…) Doctrine, certes, mais toujours exposée dans les larmoiements. (…) Le tremolo est la marque du sérieux. Il fallait à tout prix empêcher d’apercevoir le hiatus entre « l’Homme de l’humanisme » et « les hommes menant leur vie concrète ». C’est la sentimentalité qui comble le hiatus. (…) L’unité de l’objet et du sujet se reconstitue dans la sentimentalité. On ne peut plus à ce moment accuser l’humanisme de manquer de sérieux ou de concret. Cette comédie du sérieux à l’état pur fut encore une invention géniale du bourgeois. elle révèle par son existence même ce qu’elle prétendait cacher, à savoir l’éclatement de l’homme, dénoncé par Marx, et non seulement voilé mais provoqué par l’humanisme lui-même. Il suffit de poser la question de la coïncidence historique : « Quand donc l’humanisme fut-il clamé et proclamé ? ». Exactement au moment où, dans ses racines, l’homme commençait à être mis en question par l’homme265. »
Pour expliquer comment et pourquoi « l’humanisme est la plus grande parade contre la réalité », Ellul précise :
« Se justifier soi-mêmeest la plus grande entreprise de l’homme, avec l’esprit de puissance, ou plutôt après la manifestation de cet esprit. Car l’homme ayant agi ou vécu selon cet esprit ne peut pas se contenter d’avoir réalisé sa puissance, il faut encore qu’il se proclame juste266. »
Globalement, il approuve l’analyse de Debord267 mais très partiellement seulement celle de Foucault :
« (Son) radical rejet de presque tout ce qui constitue l’humanisme est bon. Mais (il) a tort de ne pas voir que, ce faisant, il poursuit exactement ce que l’humanisme avait commencé. L’humanisme, système de liquidation de l’homme dans sa période primaire de son asservissement, de sa mise en question, œuvres l’un et l’autre du bourgeois, n’est plus aujourd’hui pour continuer la persévérante néantisation de l’homme. Les moyens (techniques) dépassent infiniment l’idéologie (de l’humanisme). Il fallait mettre en accord la pensée avec la situation268. »
Ellul reproche ainsi à Foucault d’exprimer une « fausse contradiction »269 : compte tenu de la prégnance de l’idéologie technicienne, il est non seulement inutile de critiquer l’humanisme sans critiquer l’idéologie technicienne mais critiquer le premier sans critiquer la seconde revient à alimenter soi-même la seconde.
« Renaissance de l’humanisme » ?
S’opposant à ces prises de positions pour le moins négatives, certains veulent croire en la pertinence du concept d’humanisme. C’est entre autres le cas de deux scientifiques français : l’ethnologueClaude Levi-Strauss, en 1973, puis le neurobiologisteJean-Pierre Changeux, dix ans plus tard.
Tous deux se disent humanistes mais leurs points de vue sont radicalement différents.
Humanisme et ethnologie
Selon Claude Levi-Strauss, « après l’humanisme aristocratique de la Renaissance et l’humanisme bourgeois du xixe siècle », l’ethnologie pourrait marquer l’avènement d’un nouvel humanisme :
« Quand les hommes de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance ont redécouvert l’antiquité gréco-romaine,(…) (ils) reconnaissai(en)t qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne (…) le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux. (…) Aux xviie et xixe siècles, l’humanisme s’élargit avec le progrès de l’exploration géographique. (…) En s’intéressant aujourd’hui aux dernières civilisations encore dédaignées – les sociétés dites primitives – l’ethnologie fait parcourir à l’humanisme sa troisième étape. Sans doute sera-t-elle aussi la dernière, puisqu’après cela, l’homme n’aura plus rien à découvrir de lui-même, au moins en extension270,271. »
« L’homme neuronal »
En 1983 parait en FranceL’homme neuronal, de Jean-Pierre Changeux, un ouvrage qui déclenche un grand nombre de réactions, notamment chez les philosophes et les psychanalystes. Portée par les avancées dans le domaine des neurosciences, la thèse développée est biologisante272 : elle s’appuie sur un modèle théorique scientisteet réductionniste qui consiste à appliquer aux phénomènes sociaux une grille de lecture inspirée des sciences de la vie ; autrement dit selon lequel les conditions naturelles et organiques de la vie et de son évolution (gènes, hormones, neurotransmetteurs, lois néodarwiniennes) constituent la base non seulement de la réalité physique des hommes mais aussi de ce qui autrefois était considéré comme « spirituel » : « le clivage entre activités mentales et neuronales ne se justifie pas. Désormais à quoi bon parler d’esprit ? », résume Changeux. En cela, sa conception de l’homme est l’héritière de la philosophie mécaniste de Descartes (théorie de l’homme-machine, début du xviie siècle) et de La Mettrie (début du xviiie siècle), du transformisme de Lamarck (fin du xviiie siècle) et du darwinisme social d’Herbert Spencer(fin du xixe siècle) ; et plus récemment de la psychologie évolutionniste (début du xxe siècle) et de la sociobiologie (seconde moitié du xxe siècle)273.
Mais Changeux se défend d’être déterministe, plus précisément adaptationniste. Selon lui, le cerveau peut faire preuve d’une plasticité étonnante et, du moment que l’on prend conscience de son fonctionnement, on peut agir sur soi-même, développer les capacités que l’on souhaite et modifier dans une certaine mesure ses comportements. L’homme est « programmé pour être libre ». À la question, « la biologie est-elle un humanisme ? », le sociologue Sébastien Lemerle répond qu’il y voit surtout le signe d’un conformisme extrême au libéralisme économique : « Dès le début des années 1980, Robert Castelobservait que la passion pour la biologie pouvait être une arme de guerre contre la pensée critique. Dans les entreprises, racontait-il, quand les salariés se plaignent d’être dépossédés de leur autonomie par une nouvelle organisation du travail, l’une des réponses des services de gestion du personnel consiste à reformuler les problèmes dans un registre « psychologisant » fondé en partie sur la biologie : « Votre mal-être est un problème relationnel, on peut y remédier en vous aidant à vous reprogrammer et en éliminant les pensées et comportements négatifs », grâce à la programmation neuro-linguistiquepar exemple. Pour le biologisme, plutôt que de changer le monde, il vaut mieux s’y adapter »274.
Toutefois, le mathématicien Jean-Pierre Kahane voit dans la pensée de Changeux la marque d’un « vibrant humanisme »275. De même, les organisateurs du Prix Balzan (prix littéraire pour les neurosciences cognitives) estiment qu’il est « un maître à penser, un humaniste du xxie siècle »276. La journaliste Caroline Delageconsidère qu’il est « le parfait exemple de ce que l’on appelait autrefois un humaniste : un homme pétri d’histoire, de sciences et de beaux-arts »277. Changeux lui-même déclare « désirer faire passer un message humaniste »278.
L’humanisme et les « -ismes »
À partir des années 1970, différents intellectuels estiment qu’il importe d’analyser le mot « humanisme » ainsi que tous ceux auxquels il est le plus souvent associé (christianisme, athéisme, scientisme, marxisme…) afin de déceler : 1°) ce qui les rapproche par delà leur antagonisme apparent ; 2°) inversement, le côté utopique de vouloir les associer ; 3°) l’impossibilité pure et simple de les définir.
En 1979, Jacques Ellul se réfère entre autres à la théologie de la libérationpour démontrer que « christianisme » et « marxisme » ne sont nullement contradictoires, précisément parce qu’ils sont tous deux des idéologies ; terme qu’il définit ainsi : « dégradation sentimentale et vulgarisée d’une doctrine politique ou d’une conception globale du monde »279.
En 1982, Ernesto Grassi, à l’inverse, démontre le caractère aporétique de l’expression « marxisme-humanisme », se référant à la fois à l’humanisme de la Renaissance, aux théories de l’histoire de Vico et aux positions d’Heidegger280,281 (lire infra). Selon lui, « le marxisme a négligé la relation établie par Vico entre travail et imagination. C’est la cœur de la différence entre marxisme et humanisme »282.
En 1995, l’historienne hongroise Mária Ormos estime que, compte tenu des effets de propagande, les mots sont complètement dévalués : la distinction entre l’« humanisme » affiché du stalinisme et l’« anti-humanisme » du nazisme ne peut être la source d’aucun enseignement, elle n’a pas de sens283.
À la fin du siècle, l’idéologie humaniste est entrée dans le moule institutionnel (lire infra) et les expressions ingérence humanitaire et aide humanitaire font partie du langage usuel. Mais au delà des arguments invoqués (entre-aide, générosité…), les critiques fusent.
En 1992, certains militants libertaires rapprochent l’humanitarisme des pratiques de philanthropie mises en place à la fin du xviiie siècle par les cercles libéraux : « les organisations humanitaires ressemblent aux femmes de patrons qui s’occupaient des pauvres pendant que leurs maris les fabriquaient »284.
Les milieux conservateurs ne sont pas non plus avares de critiques. Ainsi, en 1993, Luc Ferry fait remarquer que « l’on reproche volontiers au droit-de-l’hommisme de verser dans un « universalisme abstrait » et désincarné, oublieux des réalités historiques qui, seules, permettent de comprendre le sens véritable des conflits humains. Bien plus, on soupçonne la nouvelle charité de faire trop bon ménage avec le « business » : pour l’essentiel, elle servirait à donner bonne conscience aux téléspectateurs tout en assurant le succès médiatique de ses promoteurs »285.
Selon Marcel Gauchet, une « politique des droits de l’homme » est née en raison d’une « puissante poussée d’individualisme » mais le fait que les droits de l’homme sont précisément érigés en politique révèle « une incapacité à se représenter l’avenir et une impuissance à penser la coexistence de l’individu et de la société »287.
Par ailleurs, tout comme le concept de droit de l’homme, celui d’humanitude est dilué dans les logiques marchandes : alors qu’en 1987, le philosophe Albert Jacquardle définissait comme « les cadeaux que les hommes se sont faits les uns aux autres depuis qu’ils ont conscience d’être »18, deux psycho-gériatres le réduisent par la suite à une marque déposée de soins.
Pour un « humanisme paradoxal et tragique »
En 1993, Jean-Michel Besnierpréconise un renouveau de l’humanisme288. Celui-ci, estime-t-il, doit être « paradoxal et tragique » :
« C’est dans la désillusion qu’il faut puiser les armes du renouveau. (…) Ayons le courage d’admettre que l’homme est méchant et naturellement égoïste, que la culture ne le met pas à l’abri des régressions vers la barbarie et que rien jusqu’à présent ne le distingue radicalement des animaux eux-mêmes. (…) L’humanisme désillusionné auquel nous sommes désormais contraints sera forcément non dogmatique : sa force résidera dans le refus qu’il oppose à toute ambition de réduire l’homme à une essence éternelle ou à une définition générique (…). Si l’optimisme ne nous est plus permis, il reste en revanche à accueillir la puissance mobilisatrice du pessimisme : car c’est être humaniste que de dire « non » au monde tel qu’il va et aussi de savoir (…) que l’inhumain est une part nécessaire de l’humain. (…) La ruine des absolus est une chance pour les hommes. (…) Enfin, n’est-il pas bon que l’humanisme se dégage du mol oreiller des consensus ? La bannière ne rassemblera qu’en tenant compte de ce qui divise. (…) Il n’est d’attitude humaniste que dans la sauvegarde des espaces où peuvent se négocier les conflits. (…) Un pessimisme actif vaut mieux qu’un optimisme béat, la régulation des conflits est préférable au confort éphémère des consensus et la charge contre le présent, même dépourvue d’illusions, comporte davantage d’humanité que la fuite en avant vers quelque insoutenable bonheur. Il n’est d’humanisme que paradoxal et tragique289. »
En 1998, Tzvetan Todorovs’éloigne de ses premières analyses structuralistes pour aborder la notion d’humanisme, en la démarquant catégoriquement de ce qu’il appelle l’« humanisme conservateur », l’« humanisme scientiste » et l’« humanisme individualiste »290, mais également de l’« humanisme politique » (notamment sa variante républicaine coloniale) et de l’« humanisme des Droits de l’homme »291. Il considère que, dans toutes ces familles, on veut « continuer à jouir de la liberté sans avoir à en payer le prix »292 et il plaide en définitive pour un humanisme basé sur trois principes qu’il appelle l’« autonomie du je », la « finalité du tu » et l’« universalitédes ils »293.
Commentant son livre, Sophie Ernst, philosophe à l’INRP propose cette typologie :
« Il y aurait l’humanisme comme idéologie, lorsque ne fonctionne qu’un simple schéma engendrant des lieux communs, assez nettement identifiables, et il y aurait l’humanisme comme idéal, ce que Todorov a tenté de reconstruire avec une certaine plausibilité. Mais pour ne pas tomber dans les travers de l’humanisme comme idéologie, cet humanisme comme idéal ouvert et comme matrice créative (…) a besoin de s’enraciner dans l’humanisme comme corpus294. »
En 1998, dans son essai Règles pour le parc humain, sous-titré Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, le philosophe Peter Sloterdijkconsidère que l’humanisme, par l’intermédiaire des livres, a longtemps servi aux hommes à se donner une consistance, une raison d’être, une bonne conscience : cela leur a permis de « se domestiquer ». Mais l’avènement de la culture de masse et la prétendue « révolution » numérique clôturent définitivement cette époque : le temps de l’humanisme est révolu. Il l’est d’autant plus que, malgré les bonnes intentions qu’il affichait, il a dégénéré en bolchévisme ou en fascisme. « Qu’est-ce qui apprivoise encore l’être humain quand l’humanisme échoue dans son rôle d’école de l’apprivoisement ? », conclut le philosophe295.
L’année suivante, l’Américain Francis Fukuyama tire à son tour un signal d’alarme. Dans un article intitulé « Le dernier homme dans une bouteille »296,297 et surtout en 2002, dans son livre Our Posthuman Future (traduit la même année en français par La fin de l’homme)298, il popularise l’expression « post-humanisme ».
On confond souvent les termes « post-humanisme » et « transhumanisme ». Ainsi lorsqu’en 2002 le Français Rémi Sussanécrit :
« Le transhumanisme, c’est l’idée que la technologie donne à l’homme les moyens de s’affranchir de la plupart des limitations qui lui ont été imposées par l’évolution, la mort étant la première d’entre elles. À terme, on pourrait voir naître, au-delà du post-humain, les premières créatures post-biologiques : soit des intelligences artificielles succèderont à leurs géniteurs humains, soit les hommes eux-mêmes fusionnés avec la machine jusqu’à être méconnaissables299. »
La différence entre les deux termes est pourtant essentielle. Le premier désigne le constat quelque peu désabusé (de Sloterdijk et Fukuyama) du dépassement de la condition humaine par les technologies. Le second désigne en revanche un courant de pensée prosélyte, issu d’un milieu d’ingénieurs (pour la plupart originaires de la Silicon Valley) qui, non seulement ne sont pas consternés par la situation mais tendent au contraire à s’en féliciter, tout en reconnaissant les risques et dangers que cette mutation soulève.
xxie siècle
Humanisme et capitalisme
À la fin de la Guerre froide, le libéralisme économique régit l’ensemble de la planète. De plus en plus de services, autrefois gratuits, deviennent payants. Il en va ainsi, notamment, des prises de positions d’un nombre croissant d’économistes, de philosophes et de sociologues. C’est ainsi que, selon l’historien Jean-Pierre Bilski, le concept d’humanisme se trouve régulièrement instrumentalisé, manié de sorte à humaniserl’idéologie capitaliste300.
De tels gains questionnent, sinon la crédibilité de la philosophie, du moins celle du propos : l’humanisme ne sert-il pas de caution morale au capitalisme ? Ferry pose la question311 et Comte-Sponville y répond. Il soutient que le travail est une valeur tout en qualifiant le capitalisme d’amoral. Il refuse en effet de l’évaluer en termes d’éthique au motif que celle-ci ne concerne que les individus. Et arguant que la majorité d’entre eux n’entendent pas changer de système, il cautionne la légitimité de celui-ci312, non sans revendiquer un certain cynisme313.
Chez les patrons22 et les managerseux-mêmes, l’humanisme est fréquemment présenté comme une référence. Ainsi en 2012, Laurence Parisot, cite Érasme (« L’esprit d’entreprise est bien supérieur à l’activité de commerce qu’il engendre »314) pour affirmer « l’ambition humaniste » du Medef, dont elle est présidente. « Quand nous disons « compétitivité », souligne-t-elle, nous voulons dire « compétitivité équitable », ce qui signifie que nous mettons toujours l’homme au cœur de nos projets »315.
« Mettre l’homme au cœur des projets de l’entreprise »… Un an après le discours de Parisot, Jean-Michel Heitz, professeur en management, commente cette formule, après avoir convoqué un grand nombre de philosophes (Aristote, Kant, Hegel, Heidegger, Foucault, Ricœur…) :
« Bien-être et entreprise sont-ils des oxymores ? Seule la considération du profitsemble dominer l’économie, on voit quotidiennement des cas de licenciements abusifs et les drames humains qui s’ensuivent engendrant chômage, précarité et perte d’estime de soi. Paradoxalement le discours ambiant ne cesse de scander son objectif : replacer l’homme au centre. Vœu pieux, utopie ? Lorsque l’on est un manager qui a réfléchi à ce que peut être l’humanisme à notre époque et dans ce cadre, on voit que la première condition pour lui donner un sens nouveau, c’est de créer le bien-être au travail, afin que chacun le vive comme une activité épanouissante et non pas destructrice. (…) Dans ma carrière de manager au sein d’entreprises de caractère international, il m’a fallu peu de temps pour vérifier que le bon management, efficace, ne peut s’appuyer que sur le respect des personnes316. »
L’« humanisme » à l’agonie
En marge à la fois de l’instrumentalisation du discours humaniste dans le monde managérial, ou bien son discrédit par les philosophes postmodernes(dans le sillage de Foucault) ou encore l’utilisation fourre-tout du mot « humanisme », rares sont ceux qui manifestent un questionnement approfondi sur l’humanisme.
En quête permanente d’une issue positive au conflit israélo-palestinien, Edward Saïd lui consacre en 2003 son dernier livre317. Et quelques jours avant sa mort, il précise qu’il croit encore à l’humanisme en tant que valeur : « … (ce) mot que, têtu, je continue à utiliser malgré son rejet méprisant par les critiques postmodernessophistiqués »318. À la fin des années 2000, il arrive que le terme « humanisme » soit utilisé à des fins polémiques, pour alimenter des débats au sein d’une discipline en perte d’audience du fait de la montée en puissance des technologies, par exemple la psychanalyse à la suite de l’impact croissant des sciences cognitivesdans la communauté scientifique. Mais les prises de position sont alors loin de faire l’unanimité319,320,321.
Les bons sentiments
En 2008, Edgar Morin appelle de ses vœux « un humanisme concret » :
« Bien que pendant vingt années la notion d’humanisme a été ridiculisée par la pensée dominante, je crois qu’elle doit être sauvegardée. (…) Cet humanisme a deux visages: l’aspect judéo-chrétien (Dieu qui a fait l’homme à son image dans la Bible le premier visage) et une source grecque (les hommes dirigent leur cité, la capacité des humains à s’autogouverner, par la démocratie, avec cette idée que la raison est ce qui doit nous guider en tant qu’humain). Bien qu’il continue à être irrigué par l’évangélisme, le premier visage s’est laïcisé profondément (…). Je poursuis cet humanisme en rejetant l’autre visage, celui qui veut faire de l’homme le maître et le possesseur de la nature. Descartesl’énonce encore avec prudence en disant que la science doit permettre à l’homme de se rendre « comme maître et possesseur de la nature », mais le message deviendra plus impératif avec Buffon, Marx, avec le développement économique, technique et scientifique moderne qui met en marche la maîtrise du monde. Cet humanisme est non seulement arrogant, mais en plus il est devenu absurde puisque la maîtrise de la nature considérée comme un monde d’objets conduit à la dégradation non seulement de la vie, mais aussi de nous-mêmes. Il était fondé sur la disjonction absolue entre l’humain et le naturel, alors que nous sommes dépendants. Nous devons abandonner l’idée d’un humanisme où l’homme prend la place de Dieu. Il ne faut pas nous diviniser, il faut nous respecter. (…) Je reprends le flambeau de l’humanisme, avec ce qu’il comporte d’universalisme, mais en faisant la rupture avec ce qu’il comporte d’universalisme abstrait. (…) Je pense qu’il faut un humanisme concret, fait de diversités et d’unité, qui reconnaisse les diversités humaines qui sont des formes de richesse322. »
En 2011 à la Basilique Sainte-Marie-des-Anges de Rome et devant le pape Benoit XVI et un parterre d’ecclésiastiques, Julia Kristevarecommande « dix principes pour l’humanisme du XXIe siècle ». Elle clôt son discours par ses mots : « Face aux crises et menaces aggravées, voici venu l’ère du pari. Osons parier sur le renouvellement continu des capacités des hommes et des femmes à croire et à savoir ensemble. Pour que, dans le multivers bordé de vide, l’humanité puisse poursuivre longtemps son destin créatif.»323
En 2015, le pape Françoisconcentre sa réflexion sur le concept d’humanisme chrétien, précisant que ses bases sont l’humilité, le désintéressement et la béatitude et que les « tentations » qui empêchent son développement sont le pélagianisme et le gnosticisme324. Mais peu après, devant les membres de l’Association des parents d’élèves de l’enseignement catholique italien, il déclare : « parler de l’éducation catholique équivaut à parler de l’humain, de l’humanisme. J’ai exhorté à donner une éducation inclusive, une éducation qui fasse une place à chacun et qui ne sélectionne pas de manière élitiste ceux qui bénéficieront de ses efforts325 ».
En 2016, il appelle les Européens à « un nouvel humanisme », tout en admettant que cette idée relève du « rêve »326 et d’une « utopiesaine »327 : « Je rêve d’une Europe où être migrant ne soit pas un délit mais plutôt une invitation à un plus grand engagement dans la dignité de l’être humain tout entier. (…) Je rêve d’une Europe dont on ne puisse pas dire que son engagement pour les droits humainsa été sa dernière utopie »328.
De l’humanisme au transhumanisme
Le début de ce siècle est traversé par un certain nombre d’inquiétudes (catastrophe écologique, montée du terrorisme…) et d’incertitudes, toutes liées à la démocratisation des « technologies (elles sont toujours plus accessibles à tout un chacun), à leur montée en puissance incessante (notamment l’intelligence artificielle et les techniques de manipulations du vivant) et au fait que le droit et l’éthique ont de plus en plus de mal à suivre le rythme des innovations. Si bien que le débat sur l’humanisme tend peu à peu à laisser la place à celui sur le post-humanisme et le transhumanisme.
Les questions se multiplient dans la littérature et les médias : les humains sont-ils maîtres de la technologie ou « contraints » d’innover sans cesse329 ? Celle-ci les oblige-t-ils à « se réinventer » sans cesse330 ? Seront-ils un jour « remplacés »331, voire « dépassés » par elle332 ? Dès à présent, sont-ils encore autonomes333 ? Face aux droits de l’homme, faut-il envisager un droit du robot334 ?
Après que l’humanisme de la Renaissance se soit constitué autour de l’idée que la raison peut se développer indépendamment de la foi et que celui des Lumières se soit construit autour de la prétention de la première à se substituer à la seconde, les « technoprophètes »335 affirment que le temps de l’humanisme est clos et qu’en revanche s’ouvre celui du transhumanisme336,337. Leurs prises de position divisent alors ouvertement deux camps : d’un côté les technophiles, qui estiment que « l’innovation résoudra tous nos maux » ; en face, les technophobes, « qui craignent perpétuellement le pire »338 et selon qui, en particulier, l’« intelligence artificielle est contraire à la dignité humaine »339.
H+, un symbole du transhumanisme.
Dans le sillage de l’« humanisme difficile » de Simondon (lire infra), le philosophe belge Gilbert Hottois estime non seulement que le transhumanisme ne contredit pas l’humanisme mais qu’il s’inscrit dans sa lignée :
« Le transhumanisme offre quelque chose à répondre aux religions et aux métaphysiques qui continuent de jouer un rôle considérable de légitimation, souvent implicite voire inconsciente, dans les prises de position éthique et politique pour ou contre les projets de recherche et les innovations. […] Il offre encore quelque chose à dire face au nihilisme, c’est-à-dire au vide laissé par l’effondrement des grandes religions, métaphysiques et idéologies modernes. […] Il promeut rationnellement et délibérément une espérance d’auto-transcendance matérielle de l’espèce humaine, sans limites absolues a priori… […] Son intérêt est aussi critique : il invite à réfléchir à certains préjugés et illusions attachés aux humanismes traditionnels et modernes dont il révèle, par contraste, des aspects généralement peu ou non perçus. […] Pour une part dominante, ces humanismes sont antimatérialistes et spiritualistes. S’ils ne sont plus pré-coperniciens, ils véhiculent des images pré-darwiniennes. Ils reconnaissent l’Histoire, mais guère l’Évolution. Ils ne voient l’avenir de l’homme que sous la forme de l’amélioration de son environnement et de son amélioration propre par des moyens symboliques (éducation, relations humaines, institutions plus justes, plus solidaires, plus égalitaires, etc.). L’humanisme relève d’une image implicite partiellement obsolète de l’homme. […] C’est à l’actualisation de l’image de l’homme et de sa place dans l’univers que le transhumanisme modéré bien compris travaille. Le transhumanisme, c’est l’humanisme, religieux et laïque, assimilant les révolutions technoscientifiques échues et la R&D à venir, capable d’affronter le temps indéfiniment long de l’Évolution et pas simplement la temporalité finalisée de l’Histoire. C’est un humanisme apte à s’étendre, à se diversifier et à s’enrichir indéfiniment. »
— Gilbert Hottois, Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Académie Royale de Belgique, 2014, p. 75-77
Jean-Claude Guillebaud fait remarquer qu’Hottois « consent de bonne grâce au nihilismecontemporain dans lequel il voit plus d’avantages que d’inconvénients »340. Et lui-même cite Hottois :
« Nous sommes dans un monde, où l’ontologie, la métaphysique, le fondamentalisme et toutes les notions phares qui en relèvent – tels que Dieu, la vérité, l’être, la nature, l’essence, la valeur en soi, etc. – sont en crise et nous estimons que cette crise n’est pas le mal. Le nihilisme qui s’y associe présente beaucoup d’aspects positifs, émancipateurs, diversificateurs, créativité épanouissante de possibilités et d’espoir. »
— Gilbert Hottois, Essai de philosophie bioéthique et biopolitique, Librairie Vrin, 1999
Le génie génétique est un domaine d’interventions techniques permettant de modifier la constitution d’un organisme en supprimant ou en introduisant de l’ADN. On y recourt par exemple dans le domaine de l’agriculture (on parle alors d’organismes génétiquement modifiés) mais aussi sur les animaux et sur l’homme, à des fins thérapeutiques. La transgénèse est le fait d’implanter un ou plusieurs gènes dans un organisme vivant. Mais dès lors que la nature et l’homme sont modifiés dans leurs fondements biologiques mêmes, ces modifications posent des problèmes d’ordre éthique.
Jusqu’à quel point la technique peut-elle être utilisée par la médecine pour palier des déficiences et anomalies naturelles d’un être humain ? Peut-on, en vertu de principes de prévention et par le biais de manipulations génétiques, doter un individu sain de qualités dont la nature ne l’a pas pourvu (principe de l’homme augmenté, défendu par les penseurs transhumanistes) ? Ainsi se posent deux questions majeures dans le champ de la bioéthique.
Faisant valoir que c’est le principe d’humanité tout entier qui est remis en question par des moyens techniques341, Jean-Claude Guillebaud défend en 1999 un humanisme paradoxal, « aussi éloigné d’un universalismeconquérant que d’un déconstructivisme suicidaire »342 et « consistant à s’ouvrir à l’altérité, mais en faisant preuve d’une fermeté retrouvée quant aux principes qui constituent notre héritage historique »343.
Depuis les origines de la psychologie, la notion d’intelligenceest controversée : en quoi consiste-t-elle, comment la mesure-t-on ? etc. Or, à partir de la seconde moitié du xxe siècle, des ingénieurs anglais et américains se sont efforcés de développer les processus d’automation dans des machines, au point que peu à peu s’est répandue l’expression « intelligence artificielle ». Durant les années 1980a émergé l’idée que celle-ci pourrait un jour se montrer plus performante que l’intelligence humaine. Au début du xxie siècle, quelques futurologuesestiment que, dans bien des domaines, à commencer celui de la logique, cela sera prochainement le cas. Ainsi, en 2005, dans un ouvrage traduit sous le titre Humanité 2.0, l’un d’eux, l’Américain Ray Kurzweil, appelle singularité technologique cet hypothétique moment344.
En 2004, les Américains Ray Siemens et John Unsworth forgent l’expression Digital Humanities345. Les humanités numériques peuvent être définies comme l’application du « savoir-faire des technologies de l’informationaux questions de sciences humaines et sociales »346. Elles se caractérisent par des méthodes et des pratiques liées à l’utilisation et au développement d’outils numériques ainsi que par la volonté de prendre en compte les nouveaux contenus et médias numériques, au même titre que des objets d’étude traditionnels.
En 2001, dans le sillage direct de la pensée de Gilbert Simondon (lire supra), Xavier Guchet se prononce « pour un humanisme technologique », « récusant à la fois les pensées technicistes du social et les doctrines pour lesquelles un humanisme véritable doit commencer par disqualifier les techniques industrielles »347.
En 2011, se basant sur la typologie de Lévi-Strauss, Milad Doueihi, historien des religions français, prône un « humanisme numérique »348,349. Selon lui, l’humanisme numérique vise à repérer ce qui peut être conservé de l’humanisme classique350.
Par delà les prises de position philosophiques, le début du siècle est concrètement marqué par le brouillage des frontières entre l’humain et ses artefacts :
les robots eux-mêmes échangent des informations entre eux (objets connectés) ;
les humains peuvent sinon de changer de sexe, au moins de genre (transidentité) ;
ils peuvent évoluer dans des environnements artificiels se substituant aux environnements naturels (réalité virtuelle) ;
par le biais des réseaux sociauxet de la blogosphère, ils peuvent se faire entendre bien au-delà de leur périmètre naturel et énoncer toutes sortes de propos, vérifiés et argumentés ou non, effaçant ainsi les limites entre fantasmes et vérité (ère post-vérité).
Dans ce contexte de porosité extrême entre la nature et l’artifice, les débats portent moins sur l’humanisme que sur le principe d’humanité, pour reprendre l’expression de Jean-Claude Guillebaud351 :
« Voilà que la classique querelle de l’humanisme qui tournait autour de Heidegger et de l’héritage des Lumières, change brutalement de nature et de signification. Pourquoi ? Parce que cette fois, le point d’aboutissement de la rationalité humaniste n’est autre que le génie génétique, les biotechnologies, le cognitivisme, etc. Autrement dit, l’humanisme des Lumières débouche in fine sur une folle victoire contre… lui-même. Ce n’est plus la nature qu’il est en mesure d’asservir en la désenchantant, c’est le sujet lui-même. L’héritier de l’humanisme n’est donc plus cet homme rationnel, ce conquérant pressé de soumettre le monde à l’empire de sa raison. Le voilà réduit à une petite chose aléatoire qui n’est plus au centre du monde , à une « fiction » fragile que sa propre science est désormais capable de déconstruire352. »
Notes et références
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Aerial view. The Laurentian Library can be identified in the long row of windows above the cloister extending to the left of the picture. The taller structure with two rows of windows immediately to its right is the vestibule.
The Laurentian Library (Biblioteca Medicea Laurenziana) is a historic library in Florence, Italy, containing more than 11,000 manuscripts and 4,500 early printed books.[1] Built in a cloister of the Medicean Basilica di San Lorenzo di Firenze under the patronage of the Medicipope Clement VII, the library was built to emphasize that the Medici were no longer merchants but members of intelligent and ecclesiastical society. It contains the manuscripts and books belonging to the private library of the Medici family. The library is renowned for its architecture, designed by Michelangelo, and is an example of Mannerism.[1][2][3]
A Codex Laurentianus identifies any of the book-bound manuscripts in the library.
Architecture
The Laurentian Library was commissioned in 1523 and construction began in 1525; however, when Michelangelo left Florence in 1534, only the walls of the reading room were complete. It was then continued by Tribolo, Vasari, and Ammannati based on plans and verbal instructions from Michelangelo. The library opened by 1571. In this way, the library integrates parts executed by Michelangelo with others built much later in an interpretation of his instructions. The Laurentian Library is one of Michelangelo’s most important architectural achievements. Even Michelangelo’s contemporaries realized that the innovations and use of space in the Laurentian Library were revolutionary.[3]
The admirable distribution of the windows, the construction of the ceiling, and the fine entrance of the Vestibule can never be sufficiently extolled. Boldness and grace are equally conspicuous in the work as a whole, and in every part; in the cornices, corbels, the niches for statues, the commodious staircase, and its fanciful division-in all the building, as a word, which is so unlike the common fashion of treatment, that every one stands amazed at the sight thereof. – Giorgio Vasari.[4]
The two-story Quattrocento cloister remained unchanged by the addition of the library. Because of this, certain features of Michelangelo’s plan, such as length and width, were already determined. Therefore, new walls were built on pre-existing walls and cloisters. Because the walls were built on pre-existing walls, recessing the columns into the walls was a structural necessity. This led to a unique style and pattern that Michelangelo took advantage of.[2]
The vestibule
Vestibule
The vestibule, also known as the ricetto, is 10.50 m long, 10.50 m wide, and 14.6 m tall (34.5 by 34.5 by 48 feet).[3] It was built above existing monastic quarters on the east range of the cloister, with an entrance from the upper level of the cloisters. Originally, Michelangelo planned for a skylight, but Clement VII believed that it would cause the roof to leak, so clerestory windows were incorporated into the west wall. Blank tapering windows––framed in pietra serena, surmounted by either triangular or segmental pediments, and separated by paired columns set into the wall––circumscribe the interior of the vestibule.[2]
Lit by windows in bays that are articulated by pilasters corresponding to the beams of the ceiling, with a tall constricted vestibule (executed to Michelangelo’s design in 1559 by Bartolomeo Ammannati[1]) that is filled with a stair that flows up to (and down from) the entrance to the reading room, the library is often mentioned as a prototype of Mannerism in architecture.[5]
The plan of the stairs changed dramatically in the design phase. Originally in the first design in 1524, two flights of stairs were placed against the side walls and formed a bridge in front of the reading room door. A year later the stairway was moved to the middle of the vestibule. Tribolo attempted to carry out this plan in 1550 but nothing was built. Ammannati took on the challenge of interpreting Michelangelo’s ideas to the best of his abilities using a small clay model, scanty material, and Michelangelo’s instructions.[3]
The staircase leads up to the reading room and takes up half of the floor of the vestibule. The treads of the center flights are convex and vary in width, while the outer flights are straight. The three lowest steps of the central flight are wider and higher than the others, almost like concentric oval slabs. As the stairway descends, it divides into three flights.[2][3]
The reading room
Reading room
The reading room is 46.20 m. long, 10.50 m. wide, and 8.4 m. high (152 by 35 by 28 feet). There are two blocks of seats separated by a center aisle with the backs of each serving as desks for the benches behind them. The desks are lit by the evenly spaced windows along the wall. The windows are framed by pilasters, forming a system of bays which articulate the layout of the ceiling and floor.[3]
Because the reading room was built upon an existing story, Michelangelo had to reduce the weight of the reading-room walls. The system of frames and layers in the walls’ articulation reduced the volume and weight of the bays between the pilasters.[3]
Beneath the current wooden floor of the library in the Reading Room is a series of 15 rectangular red and white terra cotta floor panels. These panels, measuring 8-foot-6-inch (2.59 m) on a side, when viewed in sequence demonstrate basic principles of geometry. It is believed that these tiles were arranged so as to be visible under the original furniture; but this furniture was later changed to increase the number of reading desks in the room.[6][7]
Interpretation
The Bibliotheca Medicea is also a fully modern scholarly library
In the ricetto, critics have noted that the recessed columns in the vestibule make the walls look like taut skin stretched between vertical supports. This caused the room to appear as if it mimics the human body, which at the time of the Italian Renaissance was believed to be the ideal form. The columns of the building also appear to be supported on corbels so that the weight seems to be carried on weak elements. Because of the seemingly instability of the structure, the viewer cannot discern whether the roof is supported by the columns or the walls. This sense of ambiguity is heightened by the unorthodox forms of the windows and, especially, by the compressed quality of all architectural elements, which creates a sense of tension and constrained energy.[2]
The use of the classical orders in the space is particularly significant. The recessed columns superficially appear to be of the austere and undecorated Doric order, typically considered to have a more masculine character. The Doric order would be placed at the base in an hierarchy of orders such as found in Roman buildings like the Colosseum, with the Ionic, Composite and Corinthian being progressively lighter and more decorative and feminine. However, closer examination establishes that the Composite order is used, but with the characteristic decorative acanthus leaves and diagonal volutes of the capitals stripped off, leaving the top of the column denuded. In architectural terms, it is an act of violence that is unprecedented in mannerism, and a sophistication that would not have escaped contemporary observers.
The dynamic sculpture of the staircase appears to pour forth like lava from the upper level and reduces the floor space of the vestibule in a highly unusual way. In the central flight, the convex treads vary in width which makes the entire arrangement disquieting.[2]
In sharp contrast to the vestibule and staircase, the reading room’s evenly spaced windows set between pilasters in the side walls let in copious amounts of natural light and create a serene, quiet, and restful appearance.[2]
Mark Rothko stated that the vestibule and the walls in the staircase of the library influenced his 1959 Seagram Murals.[8]
External video
Giacobbe Giusti, Laurentian Library, Florence
In 1571, Cosimo I, Grand Duke of Tuscany, opened the still-incomplete library to scholars.[1] Notable additions to the collection were made by its most famous librarian, Angelo Maria Bandini, who was appointed in 1757 and oversaw its printed catalogues.
The Laurentian Library houses about 11,000 manuscripts, 2,500 papyri, 43 ostraca, 566 incunabula, 1,681 16th-century prints, and 126,527 prints of the 17th to 20th centuries.[10]The core collection consists of about 3,000 manuscripts, indexed by Giovanni Rondinelli and Baccio Valori in 1589, which were placed on parapets (plutei) at the library’s opening in 1571. These manuscripts have the signature Pluteus or Pluteo (Plut.). These manuscripts include the library Medici family collected during the 15th century and re-acquired by Giovanni di Medici (Pope Leo X) in 1508, and moved to Florence in the 1520s by Giulio di Giuliano de’ Medici (Pope Clement VII). The Medici library was joined by collections by Francesco Sassetti and Francesco Filelfo and manuscripts acquired by Leo X and by the library of the Dominican convent of San Marco.
The library conserves the NahuatlFlorentine Codex, the major source of pre-Conquest Aztec life. Among other well-known manuscripts in the Laurentian Library are the sixth-century Syriac Rabula Gospels; the Codex Amiatinus, which contains the earliest surviving manuscript of the Latin Vulgate Bible; the Squarcialupi Codex, an important early musical manuscript; and the fragmentary Erinna papyrus containing poems of the friend of Sappho.
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Il est à Rome le premier théâtre construit de façon durable en maçonnerie et de dimensions monumentales, « prototype absolu […] mais en même temps héritier d’une tradition déjà ancienne, tant italique que gréco-orientale » selon l’universitaire français Pierre Gros2. Modèle pour des édifices ultérieurs et issu d’inspirations multiples, il constitue « une rupture dans l’histoire des édifices de spectacles du monde romain »3 et « une étape dans l’histoire de l’architecture romaine publique »4.
Le complexe pompéien ne comprenait pas seulement un théâtre, « le plus grand théâtre bâti à Rome et dans le monde antique »selon Jean-Claude Golvin5, mais également un vaste portique monumental pourvu d’une curie, salle de réunion destinée à abriter les séances du Sénat romain qui a été le lieu de l’assassinat de Jules César aux ides de mars44 av. J.-C.Il abritait en outre un sanctuaire dédié à Vénus et des chapelles annexes vouées à des divinités de moindre importance. Ces éléments lui confèrent selon l’expression de Pierre Gros un statut de « ville dans la Ville »6.
L’objectif du commanditaire était politique et obéissait à un programme. L’espace sur lequel est construit cet ensemble a une signification religieuse et l’allotissement de ce secteur de Rome débute avec le complexe bâti sous l’impulsion d’un Pompée auréolé de victoires militaires importantes. Premier théâtre en dur suivi d’autres bâtis non loin, il garda pendant toute l’Antiquité une aura particulière comme en témoignent les nombreux travaux menés jusqu’au ve siècle. Le complexe est détruit à partir du Moyen Âge et jusqu’à l’époque moderne, et ses matériaux sont largement réemployés dans les nouvelles constructions, car la zone du Champ de Mars devient un des quartiers les plus peuplés à cette époque. Le complexe monumental disparaît alors. Il n’en subsiste, au début du xxie siècle, que de maigres vestiges visibles sous les immeubles du quartier, qui ont parfois conservé la forme caractéristique en hémicycledu grand bâtiment de l’époque républicaine. Cette configuration étonnante est un « aspect paradoxal et passionnant de la situation archéologique du théâtre de Pompée »2.
Histoire
Le Champ de Mars avant Pompée
Plan de Rome à l’époque de Servius Tullius, au vie siècle av. J.-C.Le pomerium est indiqué en rouge. Le Champ de Mars est clairement hors de la ville de Rome, tout comme le Capitole et l’Aventin.
Le Champ de Mars est un espace public depuis le début de la République romaine, conséquence directe de la confiscation à la chute de la monarchie d’un secteur de chasse réservé précédemment aux monarques. Depuis la date traditionnelle de cette chute, 509 av. J.-C., cet espace est consacré au dieu Mars7 et possède une grande valeur religieuse et militaire8, qui est liée à sa localisation à l’époque républicaine hors du pomerium de la Ville, frontière à la fois juridique et religieuse. Cette zone n’est annexée à la ville de Rome qu’ultérieurement, lors de la vaste réorganisation de la ville par l’empereur Auguste.
Le Champ de Mars était sous la République romaine un secteur dédié aux déploiements militaires. Filippo Coarelli a émis l’hypothèse d’une localisation d’un espace dénommé Textrinum nauibus longuis, consacré à la marine de guerre, sur cet emplacement entre le iiie et la moitié du ier siècle av. J.-C.9. La zone était également dédiée aux triomphes car le départ des processions était situé à proximité du Circus Flaminius9.
Maquette de la Rome archaïque au musée de la Civilisation romaine, Rome. L’étendue d’eau à l’arrière-plan est située sur la zone du champ de Mars
En dépit de la valeur religieuse du lieu, de son usage militaire et de la « concession au peuple romain de l’ensemble de la zone »10, le champ de Mars se trouve peu à peu privatisé11. Alors qu’auparavant les constructions étaient difficiles et soumises à autorisation du Sénat, elles se seraient accélérées après la Guerre sociale et l’apparition de difficultés financières rendant nécessaire la vente de terrains publics10. En conséquence, les « interdits liés à la forte empreinte religieuse et civique du secteur » se trouvent abolis12, les terrains sont vendus aux enchères et acquis par un groupe de proches de Sylla, bénéficiaires des confiscations des proscrits. Pompée, partisan de Sylla, a pu faire partie de ces bénéficiaires12.
Le Champ de Mars avait une faible densité de construction, liée à la proximité du Tibre, susceptible de l’inonder13 et surtout à la relative insalubrité due à la présence d’une partie marécageuse appelée palus capræ14 (marais aux chèvres). L’assèchement du marécage lors de la construction du complexe de Pompée n’est pas certain et, même si cet aménagement avait déjà eu lieu, il est à douter que Pompée aurait choisi de localiser son vaste complexe sur un espace relativement instable15. Des édifices publics couvrent peu à peu le Champ de Mars, temples, enclos destinés aux élections, portiques, thermes et édifices de spectacles7.
Les moyens de la politique édilitaire de Pompée
Buste de Pompée, marbre, début du ier siècle av. J.-C., Inv. No 733, Copenhage, Ny Carlsberg Glyptotek
Au ier siècle av. J.-C. de nombreux lieux de spectacles sont construits par « l’ambition des hommes providentiels »16. Le théâtre fut construit par Pompée, « seul général toujours revenu victorieux de ses différentes campagnes »17sur un terrain lui appartenant, sans doute entre 61 av. J.-C., année de son triple triomphe18 et 55 av. J.-C., année de son second consulat19. Il était alors au sommet d’une gloire procurée par ses nombreuses victoires, notamment sur Mithridate, et donc en position d’imposer sa volonté20. Cependant, à partir de 62 av. J.-C., le Sénat tend à s’opposer aux volontés du général en dépit des services rendus21, le « coup de force » qu’est la construction du théâtre se place dans un contexte tendu avec les sénateurs22. Le triomphe de Pompée se déroule le 30 septembre 61 av. J.-C. et ses victoires font entrer dans le giron de Rome la Bithynie, le Pont et la Syrie23. Il triomphe sur trois continents différents, ce qui ne manque pas d’impressionner ses contemporains24,20. Le territoire de Rome augmente et de ce fait ses revenus fiscaux également1. Les actions menées par Pompée permettant d’asseoir la puissance de Rome, le général apparaît comme « un homme providentiel, gardien des intérêts de Rome »20.
Le butin amassé par le général, objets de valeur ou prisonniers1, aurait permis de financer le complexe projeté sur le Champ de Mars23, « témoignage durable de sa propre gloire »25. La question des sources du financement du projet n’est pas complètement résolue, la construction a peut-être été réglée sur les ressources propres du général ou sur le produit du butin, considérable26 rapporté par ce dernier au trésor public12. On sait que Pompée a utilisé le butin de la guerre contre les pirates pour élever un temple à Minerve. Les campagnes menées ont pu procurer les ressources pour le complexe pompéien du Champ de Mars27. Le financement posait questionnement dès l’Antiquité, Dion Cassiusévoquant une rumeur de financement par un affranchi du général28, donc un homme de paille.
Peu d’informations sont malheureusement disponibles sur le projet et sa construction29. Les travaux débutent sans doute en 61 av. J.-C.30. La zone concernée par la voie consacrée aux triomphes doit être modifiée et déplacée au moment de la construction de son complexe par Pompée15.
Vue du complexe dans son quartier sur le plan de Rome de l’université de Caen, avec l’arrière du temple de Vénus Victrix
À la suite des accords de Lucques, Pompée ne pouvait avoir une activité dans le pomerium après son consulat27 au moment de la création du complexe et disposait, avec le complexe placé sous son patronage, d’« une réduction de la ville » disposant d’un lieu de rencontre, le portique, d’un lieu de réunion du public, les gradins et d’une curie31.
Les jardins de Pompée, localisés au Champ de Mars selon l’interprétation par Coarelli d’un récit de Plutarque32, y étaient situés avec sa villa « à quelques dizaines de mètres » du théâtre11, probablement à l’endroit utilisé par la suite pour y bâtir l’odéon de Domitien33.
Le commanditaire pouvait utiliser son terrain à sa convenance, du fait de sa localisation hors du pomerium. Il le rendit à l’usage public12. Il dut cependant rendre compte de sa décision de construire un théâtre permanent à Rome34.
Ce fut à Rome le premier théâtre bâti en maçonnerie (theatrum marmoreum)19, alternative aux constructions provisoires en bois dont on avait dû jusqu’alors se contenter. Une loi interdisait en effet la construction de théâtres permanents à Rome : on avait toujours maintenu, jusque par la loi, l’idée que le théâtre, en accord avec les conceptions grecques, devait conserver son caractère de spectacle sacré, donné dans des constructions provisoires associées à des cultes religieux. Avant l’inauguration du théâtre de Pompée mais après le début du chantier, Aemilius Scaurus offre à Rome un théâtre temporaire en 58 av. J.-C35.
Pour contourner cette loi, Pompée fit édifier au sommet des gradins un temple à Vénus Victrix, divinité à laquelle il fut attaché toute sa vie durant36 : on pouvait alors considérer la cavea du théâtre comme une sorte d’exèdre donnant accès au temple37.
L’inauguration du théâtre a probablement eu lieu en 55 av. J.-C., peut-être le 29 septembre, « jour de l’anniversaire de Pompée »19, ou fin septembre-début octobre30, car de manière générale les spectacles avaient lieu du printemps au mois d’octobre38.
Des jeux somptueux ont lieu à cette occasion selon Cicéron18 dont des venationes exceptionnelles30,39. Le temple a pour sa part été consacré le 12 août52 av. J.-C.19, selon Filippo Coarelli37 et un texte d’Aulu-Gelle40,41. Le commanditaire se fit sans doute construire une maison non loin du théâtre18.
La cérémonie a permis aux spectateurs de bénéficier de spectacles diversifiés : théâtre, chasses, « jeux à la grecque » et musique42. Parmi les pièces représentées sont connues Clytemnestre43 et le Cheval de Troie44, prétexte pour exposer les richesses rapportées lors des guerres45. La Clytemnestre est probablement celle d’Accius46,43, l’autre pièce est issue du répertoire de Livius Andronicus ou de Naevius44, des auteurs romains47.
Les venationes de durèrent cinq jours et plusieurs centaines d’animaux sauvages furent tués48. Selon Cicéron deux chasses se déroulèrent chaque jour, faisant intervenir des éléphants le dernier jour49. Des animaux rares furent également intégrés aux spectacles50. Ce fait est un signe de l’attrait du public pour des spectacles sanglants qui eurent lieu en partie au Circus Maximus, tout comme des courses de chevaux eurent lieu au même endroit ; des animaux en cage ont pu être exposés au forum51. Une partie des processions d’animaux ont pu également avoir lieu dans le quadriportique52. Il y eut en outre des spectacles musicaux et des concours de gymnastique, qui n’obtinrent que peu de succès auprès du public et également du commanditaire53.
Lors de l’inauguration de le théâtre n’aurait pas possédé de mur de scène, un mur bas étant mis en place en , offrant la possibilité d’embrasser du regard depuis la Curie le complexe jusqu’au temple de Venus Victrix52. Cette même année le temple de Vénus Victrix est inauguré et des spectacles sont donnés, y compris avec des éléphants54.
La Curie du portique de Pompée est le lieu de l’assassinat de Jules César le 15 mars 4456,57, selon le récit traditionnel, aux pieds de la statue de Pompée, son adversaire politique. Le lieu frappé d’infâmie a peut-être été incendié par la foule lors des funérailles de la victime, ce qui motiverait la restauration qui débuta en 32 av. J.-C58.
Le théâtre fut entretenu et resta en usage tout au long de l’Empire : il est restauré en 32 av. J.-C. sous Octavien57,41, qui ferme la Curie et place la statue de Pompée sur la scène59, devant la porte royale du front de scène56,60, un peu comme la statue d’Auguste au théâtre antique d’Orange61. Ce déplacement change radicalement le sens du complexe architectural voulu par le commanditaire, les statues de la divinité, Venus Victrix et celle du triomphateur en position de cosmocrator (maître du monde) ne se répondant plus comme dans la configuration initiale aux deux extrémités du complexe62,63. La statue du général sur scène est un honneur qui lui est fait, mais en même temps le déplacement retire au complexe monumental le sens politique que Pompée avait souhaité lui apporter.
Par la suite, la Curie de Pompée est transformée en latrines57. Le théâtre prend son aspect définitif, en particulier l’élévation du mur de scène au même niveau que la cavea, lors des travaux augustéens2. Les travaux importants dès Octave-Auguste peuvent aussi être imposés par des problèmes structurels, et le restaurateur ne fait pas inscrire son nom pour garder sa place au commanditaire initial, soit par respect pour les actes de ce dernier et ses services rendus à l’État, soit par une action de propagande visant à récupérer à son profit l’héritage politique64.
Le mur de scène du théâtre d’Orange avec la statue d’Auguste
L’édifice subit des dommages en 21 ap. J.-C. lors d’un incendie56 sous Tibère41,64,65. La restauration est l’occasion d’ériger une statue à Séjan car son action comme préfet de la garde prétorienne aurait limité le sinistre66. Tibère ordonne une réfection de la scène, achevée seulement sous Caligula selon Madeleine67 et sous Claude selon Coarelli59. Selon Richardson la dédicace seule a lieu sous Claude41. Claude fait poser une inscription nommant les travaux réalisés sous Tibère sur la scène, et lui dédie un arc érigé à proximité du théâtre68.
Des concours musicaux eurent lieu dans le théâtre durant le règne de Néron53. Celui-ci y accueille des souverains étrangers par deux fois selon les sources conservées, dont Tiridate69,70. Durant cette cérémonie, la scène fut peinte et le velum fut couvert d’une peinture représentant l’empereur sur un char, tel Hélios71.
Des incendies ont lieu sous Claude, en 80, sous Philippe l’Arabe, puis en 28267. Domitien fait effectuer des réparations à la suite de l’incendie de 8059 qui toucha un grand nombre d’édifices du Champ de Mars72.
Sous les Sévères un procurator operis theatri pompeiani est connu, Quintus Acilius Fuscus72,70. Un « service d’entretien permanent »était peut-être présent dans l’édifice73. Pour les jeux séculairesde 204, le théâtre de Pompée présente trois jours de pantomime74.
L’incendie survenu sous le bref règne de Carin, en 28273, semble causer des dommages à l’ouvrage, car Dioclétien et Maximien19effectuent des réparations d’importance en 28573, les deux parties du portique portant désormais en l’honneur de ces souverains les noms de Iovia et Herculea59. Constance II visite l’édifice en 357 ap. J.-C., ce qui témoigne de la popularité du lieu quatre siècles après son édification69. Entre 395 et 402 Honorius et Arcadius réparent le théâtre dont une partie de la caveas’était effondrée75,76.
L’édifice, considéré comme l’un des plus prestigieux de la Ville56,77, est encore cité et utilisé au ve siècle78. Il bénéficie de travaux jusqu’au ve siècle par le roi ostrogothThéodoric23, dont un des chanceliers ne tarit pas d’éloges pour le théâtre de Pompée, ses marbres, ses sculptures, ses fresques et ses grottes à pendentifs du plus bel effet. Cela démontre « la volonté de préserver le monument »75. Quintus Aurelius Memmius Symmachus consolide l’ouvrage de 507 à 51178, peut-être en particulier la cavea79. L’édifice semble encore en bon état au viiie siècle car il est cité sur une liste de constructions antiques à visiter79.
Effacement de l’édifice
Au Moyen Âge, et contrairement à d’autres zones de la ville de Rome qui sont abandonnées, le Champ de Mars devient une zone très densément peuplée. La période fait du complexe monumental une inépuisable carrière de matériaux de construction23, dont sont faites, entre autres, les maisons des Orsinisur la Piazza di Grotta Pinta80 et l’église de Santa Barbara dei Librai. La ville de Rome connaît au milieu du xvie siècle son plus bas niveau de peuplement avec 45 000 habitants du fait des conflits, en particulier le sac de Rome de 1527 et de la peste, mais elle double à la fin du même siècle, ce qui occasionne des besoins importants en constructions.
L’arc de Tibère situé dans le portique de Pompée est cité au xive siècle81.
Le temple de Vénus Victrix n’existe sans doute plus au début du xve siècle82. L’édifice est décrit en ruines au milieu du xve siècle par Flavio Biondo, cependant l’auteur a peut-être confondu avec les restes de l’odéon de Domitien ou du théâtre de Balbus83. L’emplacement du théâtre est occupé par des constructions privées de façon attestée en 80. Des ruines importantes sont indiquées en et avec pour cette dernière une mention d’une maison qui pourrait être celle de Pompée84.
Le lieu a peut-être servi de fortification, avant l’édification du palais Orsini. Cette utilisation défensive de ruines de monuments antiques est bien attestée, à Rome même il faut citer le Colisée ou le mausolée d’Auguste. Le théâtre a également pu servir de lieu d’habitations ou être dédié au commerce, du fait de l’importante densité de population de la zone à l’époque médiévale, avec le Vaticanlocalisé de l’autre côté du Tibre85.
Des rues ont été créées au travers du portique. Le remploi des matériaux est massif, soit les éléments sculptés telles les colonnes, soit par une destruction des marbres dans des fours à chaux. Sous Jules II — pape de 1503 à 1513 —, Bramante s’empare de 44 colonnes de granite rouge de l’Hecatostylum, portique bordant le complexe. Il ne faut pas négliger dans le processus de destruction de l’édifice d’éventuelles inondations ou des faiblesses structurelles de l’édifice ayant causé l’effondrement de la cavea86.
Redécouverte, études modernes et sources antiques
Redécouverte
Redécouverte de la statue d’Hercule en 1864 sur une photographie ancienne
L’urbanisation a entièrement recouvert le site du complexe bâti par Pompée, cependant des recherches archéologiques ont eu lieu depuis le xixe siècle87. Des relevés archéologiques ont lieu en , en puis en 88. Baltard en effectue des relevés archéologiques sur l’espace du sanctuaire de Vénus Victrix89. Entre et un gradin est dégagé par Gabet90.
Des fouilles effectuées en sur via de Chiavari permettent de mettre au jour deux fragments de colonnes identifiés comme des éléments des deux premiers niveaux du mur de scène91.
Selon Coarelli, le complexe pompéien, tout comme d’autres édifices majeurs de Rome comme le Colisée, a manqué jusqu’assez récemment d’une « étude complète et synthétique »92.
Rodolfo Lanciani tente une restitution2. Sophie Madeleine soutient à l’université de Caen en 2006 une thèse sur « Le complexe pompéien du Champ de Mars, une « ville dans la Ville » : reconstitution virtuelle d’un théâtre à arcades et à portique au ive siècle p. C. »93. Antonio Monterroso Checa publie en 2010 une monographie remarquée sur le sujet, « Theatrum Pompei. Forma y Arquitectura de la génesis del modelo teatral de Roma »94.
Sources antiques
Les sources archéologiques permettant de connaître le complexe sont maigres, et les sources textuelles peu prolixes sur le plan de l’édifice.
La Forma Urbis, plan de marbre du début du iiie siècle érigé sur le Forum de la Paix, qui est conservé sur environ 10 % de sa surface, constitue une « source iconographique de première importance »95. Bigot, auteur du plan de Rome, a identifié un fragment de la Forma Urbis, dont les premiers éléments sont retrouvés au xve siècle, comprenant l’angle sud-est du portique du complexe pompéien96.
Onze éléments de la Forma Urbisreprésentant le complexe sont connus, dont huit sont conservés97. Le plan d’ensemble du complexe pompéien est connu par le plan sévérien mais l’élément original représentant le théâtre stricto sensuest perdu et n’est connu que par un dessin sur codex98. Cette source est tardive et peut ne pas refléter la configuration primitive car le complexe architectural voulu par Pompée a été à de nombreuses reprises restauré99. L’élévation de l’édifice est méconnue même si certains éléments ont pu être utilisés en remploi dans des bâtiments proches comme le palais de la Chancellerie2.
Les fragments de la Forma Urbis ne font pas l’objet d’un consensus en ce début du xxie siècle, l’appartenance ou non de fragments au complexe induisant des interprétations différentes, comme c’est le cas pour la question de l’appendice considéré comme la plate-forme du temple de Vénus Victrix mais considéré par Monterroso Checa comme un escalier axial du fait de l’incapacité des éléments internes d’assurer la circulation des spectateurs100.
Description
Théâtre et portique de Pompée, avec le temple de Vénus, sur la Forma Urbis.
Le plan du complexe est connu par la Forma Urbis mais reste imprécis du fait de sa disparition à peu près complète et d’une connaissance basée sur les traces laissées dans le tissu urbain101. Le complexe pompéien mesurait 320 × 150 m23. La partie de la Forma Urbis comportant le complexe pompéien du Champ de Mars en « illustre l’agencement »18et la planimétrie d’ensemble102. Madeleine propose de placer la domus de Pompée à l’emplacement de l’odéon de Domitien85. La maison de Pompée complétait le complexe, « comme une barque remorquée par un navire » selon Plutarque87. Au sud du complexe on trouvait des boutiques103.
Le complexe pompéien du Champ de Mars suit à peu près l’orientation de l’aire sacrée du Largo Argentina, bâtie entre le milieu du iie et la moitié du ier siècle av. J.-C.15 Il suit aussi les préconisations de Vitruve, à savoir un lieu salubre et non orienté au sud, une orientation à l’est convenant pour les villes et les habitations104. Il utilise au maximum l’espace dont disposait le bâtisseur105.
La construction du complexe est le point de départ d’autres projets de constructions sur le Champ de Mars qui devient par la suite « le quartier de la ville le plus monumental et cohérent »29. Dans un espace alors peu urbanisé, le complexe pompéien constitue alors une « colline architecturée »92.
L’édifice bénéficie du mode de construction des arcades en opus caementicium avec un revêtement de pierres, technique de construction déjà utilisée au tabularium92. La technique était intéressante pour les bâtisseurs car réalisable par du personnel peu qualifié106. Elle reprend celle utilisée en Italie centrale et en Campanie, même si l’échelle est inédite107.
Le théâtre de Pompée est « une démonstration souveraine » d’un caractère essentiel des théâtres romains, le fait de l’édifier hors des espaces facilité par la configuration du terrain108. D’une capacité de 40 000 spectateurs selon Pline109,18 mais plus vraisemblablement environ 20 000 places23,110 ou 18 000 spectateurs selon Fleury19, 17 580 selon les régionnaires18,56ou même 11 000 selon Richardson70, le théâtre mesurait 150 mètres de diamètre56 selon une thèse répandue à partir du xixe siècle revue à 165,60 mètres environ selon Monterroso Checa111, pour une hauteur de 36 mètres112. Les fouilles effectuées dans les années 2000 publiées en envisagent un diamètre de 158 mpour le théâtre et de 44 m pour l’orchestra. Madeleine considère que le diamètre du théâtre était de 532 pieds soit 157,31 m113. Selon la même source, la largeur d’assise disponible pour chaque spectateur était de 2,5 pieds (environ 74 cm), et la pente des gradins suivait un angle de 28°114. Madeleine pense que le théâtre possédait 61 rangs de gradins, tandis que Monterroso Checa estime pour sa part que l’édifice en comprenait 64112.
Selon Madeleine, il n’y a pas d’escalier axial dans le théâtre de Pompée, alors que les édifices similaires de taille bien moindre en possédaient plusieurs. Elle considère que les spectateurs accédaient aux parties hautes par les arcades et que cet accès difficile a entraîné la création de deux balcons (maeniana) au lieu des trois habituels dans les grands édifices115.
L’édifice dominait le Champ de Mars à 45 m19, en effet le temple intégré au théâtre était aussi haut que la colline de l’Arx23,116. Le temple surplombait la plaine de 35 m selon Madeleine105.
Masque de théâtre du théâtre de Pompée en remploi sur un mur d’angle de la piazza Pollarola.
La cavea haute de 36,13 m117 était complétée par un espace scéniquefermé par un mur monumental richement décoré de plusieurs étages de colonnades, long d’environ 90 mètres, universellement repris, ainsi que le plan général, dans toutes les constructions de théâtres de la période impériale romaine. La scène, longue de 95 m selon Guerber et alii56, possédait plusieurs niveaux. Trois gradins ont été retrouvés lors de fouilles, dont deux font 0,38 m de haut118. Des mâts étaient situés en haut de la cavea pour soutenir le velum, 58 pour l’édifice selon Madeleine119. La cavea se prolongeait au-delà de la scène par un quadriportique monumental de 180 × 135 m19,18.
La scène était en pierre dès l’origine vu le luxe déployé dans tout le complexe120, mais possédait de nombreux éléments en bois qui furent souvent touchés par des incendies121. Gros en 2009 évoque un bâtiment primitif ne possédant qu’un pulpitum et un mur de scène démontable et conçu en bois2. Le frons scaenae, connu par la Forma Urbis avec une forme spécifique composée d’une niche centrale rectangulaire et deux niches latérales semi-circulaires, date peut-être des rénovations consécutives aux incendies du ier siècle ap. J.-C122. Deux fragments de colonnes attribués à cette partie de l’édifice sont conservés117, l’un en marbre blanc et l’autre en granite gris123. Le pulpitum mesurait 1,50 m de haut selon Madeleine et 20 m de large124. Un toit couvrait la scène125. La scène est refaite et transformée126, quatre fois au moins jusqu’au ive siècle, et dans cet état Madeleine évoque trois niveaux de colonnes même si l’édifice a pu avoir deux niveaux à l’origine127. La colonnade avait une hauteur totale de 27,80 m, le premier niveau en granite gris, le second en marbre blanc et le troisième en granite rouge128. Sur le mur de scène se trouvaient des statues, œuvres de Coponius129, chargées de représenter les 14 nations orientales vaincues par Pompée130.
Statue monumentale de Melpomène provenant du théâtre. Paris, musée du Louvre
Les gradins étaient orientés vers l’est131. L’orientation permet aux spectateurs du théâtre d’être protégés des grosses chaleurs des après-midi, protection accentuée par la présence d’un velum132. L’orientation du théâtre de Pompée est optimale pour une prise mineure au vent pour les périodes habituelles des jeux romains, le printemps et l’été. En effet, pendant ces saisons, les vents soufflent de l’ouest à Rome. Les vents soufflant de l’est étaient arrêtés par le frons scænæ133. L’orientation adoptée est « réfléchie et pertinente : elle allie les avantages d’un bon éclairage à la possibilité de déployer un velum »8, dont la prise au vent était optimale durant la saison des jeux132.
La façade de travertin avait des arcades ouvertes. Les différents niveaux présentaient peut-être des ordres architecturaux superposés19, comme au Colisée et aussi au théâtre de Marcellus56. Les décors intérieurs étaient de marbre ou de stuc, complétés de nombreuses œuvres d’art dont quelques-unes ont été retrouvées au fur et à mesure des découvertes.
Systèmes mécaniques utilisés au théâtre de Pompée
Représentation du théâtre et du portique de Pompée sur une restitution numérique
Sophie Madeleine a consacré une partie de sa thèse à l’étude des systèmes mécaniques présents dans l’édifice, le rideau de scène, le système d’aspersion d’eau parfumée (sparsiones) et le système de protection contre les rayons du soleil (velum). L’intégration de cette problématique est inédite134.
Le rideau de scène du théâtre de Pompée n’est pas évoqué mais son existence très probable. Il était déployé du bas vers le haut135. La proposition de restitution évoque plusieurs bandes de tissu placées sur des cylindres ainsi qu’un système de contre-poids. Le système a été étudié au théâtre antique de Lyon, et la restitution virtuelle a permis de mettre en évidence l’efficacité du système, sauf pour les spectateurs placés sur les côtés de la cavea dans l’hypothèse d’une hauteur de rideau semblable à Rome et à Lyon136.
Les sparsiones destinées à rafraichir se faisaient soit vers les spectateurs soit vers la scène137. Le système était considéré initialement comme alimenté par des canaux, ce qui pose le problème de l’alimentation car aucun aqueduc n’existait dans la zone à l’époque de Pompée. L’eau selon Madeleine coulait de l’est vers l’ouest du portique en provenance de canaux issus du Tibre138. L’eau vaporisée était parfumée parfois au safran, usage qui existait avant le théâtre de Pompée, apportant au spectacle un effet visuel et olfactif. Les coloris des brumisations pouvaient être divers et certaines étaient incolores, telles celles destinées aux spectateurs139. Le système, outre son coût, était une « prouesse technique ». L’eau était élevée à l’aide d’une pompe à pistons à air comprimé qui permettait une brumisation continue selon les travaux menés par Philippe Fleury140.
Les consoles de soutien des mâts destinés au velum au théâtre d’Orange
Le velum était un système coûteux et non systématique141. Il est attesté au théâtre de Pompée par des textes de Martial, Dion Cassiuset peut-être d’Ovide142. Des mâts supportaient la toile qui était sans doute en lin, tissu noble, résistant, coûteux et de forme rectangulaire143. Madeleine a testé de manière virtuelle deux modes de restitution, l’un avec un système à vergues l’autre avec un système à cordes144. Pour le système à vergues, les toiles auraient été pourvues d’anneaux de bronze et les mâts d’épicéa pouvaient mesurer 30 m145. La restitution a été effectuée avec Autodesk 3ds Maxpour permettre une étude à différentes heures et jours146, et aboutit à un rejet de cette solution vu l’inefficacité globale de la protection offerte par ce système147. Le système de fixation du velum a pu être assuré par des cordes et un demi-anneau de cordes centrales qui laissait passer le soleil148. Le déploiement du velum était spectaculaire, en une minute seulement149 et replié en deux minutes environ150. La manœuvre était assurée par des hommes installés dans un chemin de ronde en bois au-dessus du toit du portique151. Les restitutions virtuelles permettent de relever que le système à cordes est beaucoup plus efficace pour protéger les spectateurs du Soleil qu’avec le système à vergues152. En cas de vent du sud, le velum était replié afin d’éviter d’endommager le système150. Selon Sophie Madeleine, « la prouesse technologique faisait peut-être aussi partie de la magie du spectacle »153.
Espaces cultuels
La chapelle Saint-Hubert du Château d’Amboise avec un renfort placé sur le rempart semble conforter la faisabilité de la thèse d’un temple en saillie
Traditionnellement il y avait des représentations théâtrales sur le Palatin, devant le temple de Cybèleou dans la zone du Circus Flaminius, près du temple d’Apollon30. Selon Tertullien154, « cet ouvrage condamné et condamnable, il [Pompée] le couvrit ainsi du titre de temple et il se servit de la superstition pour bafouer la morale ». L’écrivain chrétien est un polémiste et se sert de l’exemple du théâtre de Pompée pour lutter à la fois contre le paganisme et contre la supposée absence de moralité de Pompée. La présence de temples plaide en faveur d’une influence hellénistique pour la construction du complexe30. Outre le sanctuaire dédié à Vénus Victrix, dont la localisation est encore l’objet de débats et de thèses opposées, quatre autres sanctuaires étaient présents, dédiés à la Vertu, à l’Honneur, à la Félicité25 et à la Victoire.
Temple de Venus Victrix
La localisation du temple de Vénus n’est pas assurée et plusieurs spécialistes sont en désaccord. L’abside visible sur le plan de la Forma Urbis est considérée de manière traditionnelle comme la localisation du temple mais cette interprétation n’est pas acceptée par tous, certains plaçant le sanctuaire à un autre endroit quoique toujours in summa cavea.
Selon Madeleine, le temple en saillie permettait de présenter les gradins comme un escalier d’accès au temple155. La cavea était pourvue d’un renfort pour supporter la structure du temple156. Une structure haute soutenait le podium du temple en saillie du théâtre, disposition repérée par les archéologues à Cherchell dans l’axe du théâtre157.
Dans cette interprétation, le sanctuaire, pourvu d’une abside89, était monumental et pourvu de fondations puissantes158. La forme de l’édifice est comparable à un temple bâti par César à Vénus Genitrix sur son forum et cette similitude a pu être expliquée par un contexte de rivalité politique entre les deux commanditaires89. Le temple de Vénus Victrix aurait mesuré environ 26 m de long pour environ 17 m de large, avec une hauteur estimée à 13 m par Madeleine159. Le temple aurait placé la hauteur totale de l’édifice pompéien à 39 m159. L’édifice dominait le Champ de Mars de 45 mselon Sauron87.
Monterroso Checa pour sa part considère que le temple ne dépassait pas de la cavea et que la structure en arrière de cette dernière est un escalier155« à plusieurs volées, rejoignant, depuis l’extérieur du théâtre, les gradins les plus élevés »100, tout comme Gros160. Pour ce dernier la hauteur du podium, d’environ 35 m, ne peut être compatible avec la largeur des murs de soutènement et il adhère à la thèse de Monterroso Checa161. Selon le même auteur, le temple était un « temple à cella barlongue avec le sanctuaire de Vénus au centre et les autres chapelles dans les ailes »161.
Le temple possédait une statue cultuelle de Vénus Victrix à laquelle répondait une autre statue située 200 m à l’est au sein de la Curie de Pompée et représentant le commanditaire162.
Plusieurs sanctuaires existaient selon Suétone163 qui évoque des superiores aedes. Madeleine considère que le sanctuaire central était dédié à Vénus Victrix et deux autres structures aux extrémités de la cavea, comme au théâtre d’Herculanum164. Les deux structures se seraient placées sur le portique supérieur large de 7 m et auraient été modestes car les sources les évoquent peu165.
Selon Madeleine le temple de Venus Victrix était complété par deux éléments consacrés l’un à Honos et Virtus et l’autre à Felicitas et Victoria166, tout comme Coarelli167. Cette organisation architecturale est peut-être calquée sur un temple accompagné de deux éléments construit à l’emplacement du tabularium par Sylla9, mentor de Pompée168. Monterroso Checa considère que les personnifications des vertus sont honorées dans des absides.
Honos et Virtus sont les « qualités du général romain », liant succès politique et valeur au combat, sans lien avec une noblesse de naissance. Marius appréciait ce couple de divinités. Felicitas est la chance qui est un don des divinités et était appréciée par Sylla. La tétralogie serait complétée par Victoria, la victoire169,41, « conséquence de la Felicitas »167. Pompée se présente comme héritier de Marius et Sylla, tout en prenant distance avec le second, il place au-dessus Vénus Victrix, « garante de la victoire et de la domination universelle »170.
Le portique et la Curie de Pompée
Le théâtre était complété par un quadriportique et une curie dans l’axe du temple30. Contrairement aux portiques ayant été érigés précédemment, le portique de Pompée n’est pas isolé mais un élément d’un ensemble hiérarchisé à finalité idéologique171.
Le portique aux colonnes de graniterouge23 (portique de Pompée) s’étendait du mur de scène jusqu’à l’aire sacrée du (it) (ou (it)). L’espace enserré faisait 180 × 135 m56 et sa surface était trois fois supérieure à la superficie du Forum romain de l’époque républicaine120. Les portiques possédaient deux nefs, une zone centrale était couverte et deux zones étaient des jardins56. Madeleine évoque un portique à une seule nef172. Quatre entrées permettaient d’accéder au portique, deux à l’est et deux à l’ouest, toutes symétriques mais pas centrées173. Les entrées permettaient d’accéder au portique couvert ou aux boutiques pour deux d’entre elles. L’élévation du portique n’est pas connue mais un long texte de Vitruve sur les portiques liés aux théâtres permet de proposer une restitution174,175. La largeur de l’édifice est égale à la hauteur de la colonnade soit 9,50 m. Les colonnes étaient d’ordre ionique ou corinthien et sans doute corinthien au ive siècle176. Des fûts de granite rouge appartenant au portique ont été découverts au xixe siècle : les bases et les chapiteaux étaient en marbre blanc177.
Selon Madeleine, au sud du portique se trouvaient des tabernædont, d’après Appien, les marchandises furent pillées lors de l’assassinat de Jules César178. Ces boutiques permettaient aux spectateurs de procéder à des achats divers. Cette thèse n’est pas partagée par Monterroso Checa179.
Plan de l’aire sacrée du (it). En rouge, les temples A, B, C, D ; 1. Porticus Minucia ; 2. Hecatostylum ; 3. Soubassement de la Curie de Pompée jouxtant l’aire sacrée ; 4. et 5. Latrines de l’époque impériale ; 6. Bureaux et dépôts de l’époque impériale.
À la façade nord du portique de Pompée s’adossait un portique appelé Hecatostylum ou portique des cent colonnes ou portique des Lentuli dont subsistent des vestiges près du temple A de l’area sacra du (it). L’édifice est à peu près contemporain ou un peu plus récent que le portique de Pompée59, le débat étant difficile à trancher vu l’état du dossier15.
Au milieu du portique, derrière le temple circulaire de l’area sacra du (it), se dressait la Curie de Pompée, grande exèdre rectangulaire180 où se tenaient les séances du Sénat lorsque des jeux avaient lieu au théâtre selon Appien181. L’emplacement de la Curie présentait un caractère sacré car choisi après consultation des augures et comportant devant son entrée un autel destiné aux sacrifices181,89. La Curie était séparée du portique soit par une grille, soit par une palissade, clôture du pronaos selon Madeleine182. En dépit de ce caractère sacré, César y fut poignardé aux ides de mars44 av. J.-C., au pied même de la statue monumentale de son ancien adversaire183,18. La statue, découverte au xvie siècle, est aujourd’hui exposée au palais Spada. L’évènement des ides de Mars a connu une large évocation par les sources antiques mais surtout anecdotiques et non descriptives d’un bâtiment qui a radicalement changé du fait de cet épisode184. Auguste, en , fit murer la Curiecomme locus sceleratus, mais il restaura le théâtre et fit réériger la statue de Pompée sur la scène même37. La fonction civique souhaitée par Pompée fut définitivement perdue185. Le soubassement en tuf de l’exèdre a été retrouvé lors des fouilles du (it)à l’arrière du temple B58. L’élément devait mesurer 24 × 21 m et était surélevé de 4 m par rapport au portique184. Sauron donne pour l’édifice 25 × 15 m donc une superficie supérieure à 400 m287. Ce positionnement en hauteur, parallèle au temple de Vénus Victrix, souligne le côté sacré de cette partie du complexe pompéien et son unité jusqu’à la mort de César186. L’espace est transformé en latrines selon les sources anciennes183. La Curie aurait été remplacée par des latrines selon l’interprétation de certains fragments de la Forma Urbis d’époque sévérienne et rasée. Une exèdre aurait fermé alors le côté est du portique187. L’espace fouillé au (it) fait apparaître des vestiges de ces latrines (nos 4 et 5 du plan), dont la première est datable du règne de Domitien.
Au centre du portique se trouvaient deux rectangles de 100 × 23 m et au milieu un espace large de 12 m188. Cet espace était un jardin, au centre du portique, orné de fontaines dont des vestiges ont été retrouvés sous le Teatro Argentina180 lors de sondages archéologiques18. Le jardin possédait des alignements de platanes et des fontaines18. Les fontaines étaient distantes de 4 mseulement les unes des autres sur le plan de marbre sévérien et ont peut-être été décrites par Properce189,190. Les rectangles sont un double bois de platanes taillés190. Ce jardin fut selon Golvin le « premier jardin public » de Rome et « un véritable musée »23. Les fontaines étaient ornées de statues191 et alimentées par les eaux de l’aqueduc de l’Aqua Virgo et une dérivation du Tibre à l’origine192. Ces fontaines ne sont pas acceptées par tous les chercheurs. Il y avait deux sols différents, un en terre à côté du bois de platanes et un autre dallé dans les allées, séparés par une marche de 0,25 m193. Dans la situation initiale une seule fontaine alimentait les canaux du portique et l’eau était évacuée à l’ouest par une bonde194.
À l’ouest des fontaines se situait un arc dédié à Tibère, érigé sur l’ordre de Claude195. Madeleine propose pour cet arc, dont il ne reste rien, une taille d’environ 24 × 10 m196.
Usages du lieu
Champ de Mars à Paris avec deux alignements de platanes comme au portique de Pompée
Le portique a eu des usages très diversifiés. Il servait parfois pour l’activité judiciaire62. Il est considéré en -55 comme un lieu de promenade pour les habitants de Rome privés d’espaces verts197 car ceux-ci constituaient jusqu’alors un luxe inaccessible aux communs des mortels198. Il servait également pour déposer les accessoires et décors nécessités par les spectacles56 et abriter les spectateurs du théâtre en cas de pluie197. Le lieu abritait des gladiateurs au moment de l’assassinat de César, servant d’abri dans les jours précédant les combats de gladiature56. C’était aussi un lieu de commerce199. L’espace était également beaucoup utilisé comme lieu de séduction, de rencontres amoureuses, voire de relations tarifées. La réputation du lieu comme simple lieu de promenade a pu pâtir d’une médiocre réputation200.
Musée
Statue dite anciennement Uraniemais museÉrato. Collection Farnèse, Musée archéologique national de Naples
De nombreuses œuvres d’art décoraient les espaces tant les portiques que les jardins56. Le portique était orné de statues grecques180. Les œuvres présentées dans le complexe obéissaient à un programme iconographique précis et cohérent120. Le portique de Pompée est un lieu de transition entre la ville et « l’univers intérieur », tout le complexe voulu par le commanditaire démontrant « la mise en scène d’un pouvoir sacralisé »201.
Le portique, « véritable musée »197, abritait en particulier des peintures murales grecques et des statues hellénistiques23. Parmi les peintures trois tableaux sont cités par Pline l’Ancien et étaient disposées, sous un portique couvert, des œuvres de Polygnote, Pausias et Antiphile202.
Les œuvres d’art auraient été choisies par Atticus, ami de Cicéron, et avaient comme point commun d’être en relation avec le monde du théâtre ou dans une thématique liée à Vénus18. Étaient présentes trois séries de statues féminines, des hétaïres, des poétesses et des « femmes connues pour leur accouchement extraordinaire »203. Cette présence serait une évocation des Enfers décrits dans le chant XIde l’Odyssée56, plus précisément de « la visite du héros encore vivant aux Enfers »197, un « voyage initiatique » où Pompée était un héros semblable à Hercule ou Dionysos204. Il y avait là une métaphore des Champs Élysées62. Le commanditaire était représenté dans la pose de la nudité héroïque avec un globe dans la main gauche.
Persistance dans la ville
Vestiges
Les vestiges du complexe voulu par Pompée sont très ténus et rares en dépit de l’importance de l’édifice dans l’histoire de la ville. Les vestiges des maçonneries en opus reticulatum et des voûtes du théâtre apparaissent çà et là dans les caves et les soubassements des édifices voisins180,23,70. Des éléments de corridors en opus reticulatum sont visibles dans des restaurants du quartier, Pancrazio et Grotte di Pompeo2. Le complexe était localisé à proximité du Campo dei Fiori et de l’église Sant’Andrea della Valle56. Le palais Righetti (Campo dei Fiori) occupe quant à lui l’exact emplacement du temple et possède des substructions du sanctuaire de Vénus180,59. Il ne reste plus de traces du portique, si ce n’est l’extrémité est qui est visible à l’arrière des temples de l’area sacradu Largo di Torre Argentina18,180,23. Des restes de l’exèdre ont été conservés180 de même que des traces en opus quadratum de la Curie56.
Continuité dans la topographie urbaine
Via di Grottapinta : immeubles construits sur la face interne de la cavea du théâtre
Superposition du plan du théâtre et des rues actuelles
Aujourd’hui, le théâtre a complètement disparu, mais on peut encore évaluer ses proportions imposantes à la forme incurvée des façades d’immeubles construits sur les gradins, dans la via di Grotta Pinta pour la partie interne180, « un des cas les plus remarquables de continuité urbaine » selon Coarelli59et dans la via del Biscione et la via dei Giubbonari pour les parties extérieures23. Le palazzo Righettiproche du Campo dei Fiori est construit sur les fondations du temple de Vénus59.
Le portique a également marqué la topographie urbaine, les proportions en étant conservées entre le Largo Argentina et la via dei Chiavari et la via del Sudario et la via di S. Anna18.
Une statue haute de 3 m185 et conservée au palais Spadareprésente Pompée dans la nudité conventionnelle des héros, vêtu d’un paludamentum et tenant un globe dans la main : c’est donc l’image d’un cosmocrator20. Il est également porteur d’une épée185 et des « attributs du héros homérique »205. La statue, retrouvée dans la via dei Leutari en 1500185, intègre les collections de Bernardino Spadaaprès un imbroglio juridique entre les deux propriétaires des terrains sur lesquels elle fut retrouvée206. En marbre pentélique, elle est identifiée comme représentant Pompée dès 1658205. Coarelli estime que la statue est celle aux pieds desquels tomba César, alors que Faccena estime que l’œuvre date des Flaviens ou de l’époque de Trajan. Le globe serait une métaphore des conquêtes de Pompée. Selon Sauron, la statue aurait porté dans sa main droite une statuette de Victoire en bronze, tout comme la statue de Vénus Victrix située dans le temple situé en haut de la cavea. Madeleine pense que la statue découverte n’est pas l’originale mais une réplique207.
Il y avait une tradition reliant théâtre et temples depuis le iie siècle av. J.-C.18.
Raisons de l’opposition sénatoriale
Théâtre de Syracuse du ve siècle av. J.-C.
Les théâtres en dur existaient dans d’autres villes d’Italie méridionale208, en particulier à Pompéi209 ou Syracuse210. Seul le théâtre de Teanum, du iie siècle av. J.-C. possédait des substructions avant l’édifice construit par Pompée211 : dans ce monument, d’un diamètre de 85 m, le public circulait dans la structure de soutien du bâtiment212. Cependant une telle construction dans la ville de Rome était « un fait relativement nouveau et traumatisant »33.
Les jeux dits ludi megalenses sont introduits vers et avaient lieu dans des théâtres provisoires bâtis devant les temples. D’autres spectacles avaient lieu lors d’autres jeux introduits antérieurement, au milieu du iiie siècle213. Les théâtres étaient auparavant en bois et amovibles, cette tradition selon Tite-Liveremontait à 364 av. J.-C209. C’est aux environs de que les bancs de bois à l’attention du public apparaissent16.
Un premier précédent de construction de théâtre en pierre, en , avait échoué33. Les censeurs souhaitent alors bâtir un théâtre sur le flanc du Palatin, détruit par le Sénat qui interdit de surcroît la construction de gradins 1 000 pas autour de Rome214. Le consul Scipion Nasica, considérant l’édifice comme « inutile et [nuisible] à la moralité publique » convainquit le Sénat de mettre fin au projet215.
Le grand théâtre de Pompéi du iie siècle av. J.-C.
Lucius Mummius Achaicus fait construire le premier théâtre en bois complet agencé selon la tradition grecque214 en , avec des gradins improvisés216. Les théâtres en bois, même richement décorés, n’ont alors qu’une durée de vie brève25 et sont offertes par les édiles31. Le coût des installations temporaires était considérable, même si les matériaux étaient utilisés après-coup dans les maisons privées des financeurs216. À la fin de la République, ces édifices, bien que provisoires, étaient cependant richement ornés et décorés afin de « créer l’illusion d’un univers palatial proche de celui des souverains hellénistiques ». Les spectateurs étaient abrités du soleil par des toiles et les spectateurs étaient aspergés d’eau safranée23.
Les conservateurs considéraient le théâtre comme « une cause de dégénérescence » et les citoyens ne devaient pas s’asseoir pour regarder, comme les Grecs217. Les jeux avaient lieu pendant la journée et avaient un lien avec la religion : le fait de s’asseoir d’emblée sur des gradins estompait la connexion avec le monde religieux et poussait à l’oisiveté le peuple218, selon Tacite219.
Les théâtres étaient destinés en Grèce non seulement aux spectacles mais aussi aux assemblées politiques, cette expression démocratique faisait peur également aux sénateurs de la Ville220. Le lieu pouvait aussi être « un lieu propice à l’agitation politique »208. La plèbe aurait pu avoir un lieu de réunion adapté à une nombreuse assistance221, et de ce fait le risque était grand d’« assemblées séditieuses »16. Le théâtre, avec son acoustique, pouvait permettre à des orateurs d’être entendus par toutes les personnes assises, contrairement au Forum ou au Circus Maximus222. Lors des réunions politiques des comices, l’assistance était debout31.
Sophie Madeleine a repéré deux débordements populaires dont le théâtre de Pompée fut le siège. L’un de ces deux mouvements d’émeute se produisit au moment du décès de Sextus Pompée, lorsque son meurtrier donna des jeux223. D’autres lieux de communication politique existaient, comices et autres réunions politiques, mais avec une très faible possibilité d’expression populaire224. Du fait des qualités des théâtres, les jeux organisés dans ces lieux étaient limités à certains jours224. Les agitations n’étaient pas seulement politiques, elles pouvaient également être dues à une prestation artistique médiocre ou à la présence dans les lieux d’une personne n’ayant rien à y faire selon l’assemblée225. Le théâtre était « l’endroit idéal pour faire entendre la voix du petit peuple »226, et selon Nicolet« un moyen et un champ d’action politique »227. Les théâtres localisés dans les villes de province risquaient moins de se transformer en lieux de sédition du fait de leur taille moindre. Le théâtre de Pompéi pouvait accueillir 2 000 spectateurs. La cité campanienne fut cependant le lieu d’une rixe aux abords de l’amphithéâtre en 228,229.
Une autre raison à l’opposition des sénateurs de Rome semble avoir été un rejet du modèle architectural grec218.
La dernière raison est le rejet d’un système de construction financé par des ambitieux soucieux de progresser dans leur cursus honorum218.
Audace du commanditaire
Le théâtre de Pompée est une première car son commanditaire « brave (…) l’interdiction du Sénat de construire à Rome en théâtre en pierre »23 et « nul ne pouvait être dupe » du caractère artificiel du motif religieux230. L’audace du général tend à discréditer le Sénat et porte en quelque sorte ce qui fut un caractère de la fin de la République romaine, « l’arrivée au pouvoir d’hommes audacieux et populaires qui centraliseraient l’autorité »216. Pompée offre au peuple un lieu de rassemblement afin de s’assurer ses faveurs, avec le théâtre et le portique adjoint22. Le rapport de force tend en faveur du général victorieux et la construction avait pour objet de pérenniser sa marque dans la Ville afin de ne pas sombrer dans l’oubli21. La construction du complexe du Champ de Mars est pour Pompée « le couronnement de [sa] propagande [et] la mise en scène architecturale et décorative de ses thèmes les plus audacieux »231. La présence d’une statue du commanditaire dans la Curie parallèle à la statue de Vénus située à l’autre extrémité du complexe souligne l’héroïsation souhaitée du général et « le simulacre divin »186. Selon Coarelli la statue dans l’axe donnait à la bâtisse « des allures d’hérôon » et bénéficiait du charisme de Vénus Victrix89. Le complexe voulu par Pompée constitue « une rupture, un tournant dans l’exaltation du pouvoir personnel »153.
Intérieur reconstitué du théâtre de Pompée, donnant accès au temple de Vénus Victrix
Pompée aurait, par ruse232, prétexté que « la cavea n’était qu’un escalier devant le temple de Vénus victorieuse »233,18,31. Cette interprétation de l’édifice cultuel est « tendancieuse » selon Duret et Néraudau25. Gros considère que l’association théâtre-temple « désignait le lieu du spectacle comme une aire cultuelle dépendant du sanctuaire »234. Pour Coarelli le temple est l’élément principal, et le théâtre est « un appendice fonctionnel »213. Le commanditaire a peut-être été guidé par Varronpour le choix des divinités honorées, car il a fait réaliser un édifice à Cassino, reconnu comme un temple235. Gros considère que l’édifice cultuel est prééminent et que le complexe construit s’inspire du sanctuaire de Préneste, en dépit de la fiction de l’escalier menant au sanctuaire, du fait de la hauteur des gradins52.
Le complexe pompéien avec des fonctions politiques et judiciaires outre le théâtre était une annexe du domicile du commanditaire qui ne pouvait entrer dans le pomerium du fait des pouvoirs proconsulaires236. César a tenté vainement de réaliser un théâtre sur les pentes du Capitole avec une appropriation du temple de Jupiter Capitolin qui aurait dans ce cadre servi de temple in summa cavea selon Coarelli237. Cette construction aurait été une appropriation d’un lieu de culte vénérable aux fins de vénérer le dictateur de son vivant, « solution outrancière » abandonnée par Auguste qui met en place le culte des empereurs après leur mort par l’apothéose238.
Modèles et inspirations
La question des modèles pour le complexe pompéien est très importante et problématique239, il faut sans doute évoquer à propos du projet de Pompée au Champ de Mars « une multitude d’influences »240.
Modèle hellénistique
Vestiges du théâtre de Mytilène, modèle pour le théâtre de Pompée selon Plutarque
Plutarque signale que Pompée prend comme modèle le théâtre de Mytilène18, à Lesbos239, « ravi de la beauté du théâtre, il en fit lever le plan en 62 av. J.-C. et prendre le dessin, pour en élever un pareil à Rome, mais plus grand et plus important »241. Cet édifice, dans lequel Téophane (ancien historien et ami de Pompée242,243) avait célébré le général vainqueur244, est malheureusement mal conservé sauf l’orchestra245. L’édifice primitif, daté du iiie siècle av. J.-C. a été d’autre part largement modifié à l’époque julio-claudienne160. Coarelli apporte crédit au texte de Plutarque, aux « sources excellentes »33 en 1997, un plan italique n’étant pas incompatible selon lui avec une adaptation d’un modèle grec, à l’exemple des adaptations réalisées dans la villa Hadriana246. Richardson considère le récit antique comme ne concernant pas l’édifice effectivement construit41, tout comme Sauron qui considère l’affirmation de Plutarque comme une intention non suivie d’effets107. Selon Gros l’anecdote est un signe du « climat de gestation caractéristique de l’époque », à la recherche de la synthèse entre l’architecture grecque et l’urbanisme romain247.
La présence en un même lieu d’un temple et d’un théâtre n’est pas une innovation de Pompée25. Au bouleutérion (en grec ancienβουλευτήριον) de Milet sont regroupés un temple, un portique et un monument en forme de théâtre qui est le bouleutérion stricto sensu : selon Madeleine il y a là une « idée de complexe architectural ». Le thersilion de Megalopolis, lieu de réunion de la Ligue achéenne, comprenait également trois éléments240.
La nouveauté est la disposition ascendante des éléments d’inspiration pergaméenne30. La forme du théâtre avec une caveasemi-circulaire et un frons scænærectiligne est à chercher en particulier dans les sites grecs de Sicile selon Sauron107. Le site religieux situé au-dessus de la cavea est un prototype asiatique selon le même auteur248 et selon Coarelli, qui voit dans le portique la même source d’inspiration249. À Pergame le siège des jeux était également le lieu du culte dynastique et de la célébration des victoires militaires250.
Le portique a pu bénéficier d’influences diverses : l’influence hellénistique, avec la présence de niches et d’exèdres, celle de l’architecture des palestres et des paradis orientaux selon Grimal, faisant de ce lieu « un complément idéal pour le théâtre qui lui était accolé »251. Monterroso Checa considère que l’édifice possède un « caractère globalement hellénisant »252.
Le temple de Venus Victrix, « alibi religieux », est placé dans le complexe pompéien au sommet des gradins, « escalier d’accès au sanctuaire »23, « caution religieuse de Pompée »230. Les théâtres-temples sont perçus par certains auteurs dont Hanson comme le « produit exclusif de la culture italique » avec l’usage de « l’axialité et la frontalité », cependant Coarelli considère cette hypothèse exclusive comme suspecte, car les complexes italiques datent du iie siècle av. J.-C.alors que des structures semblables datent du iiie siècle av. J.-C. comme l’Asklepeion de Cos253. Les théâtres-temples doivent être appréhendés dans le contexte religieux qui prévalait aux représentations théâtrales et aux ludi en Grèce et à Rome254.
Le complexe a pris comme modèles les complexes religieux du Latium35des iie – ier siècle av. J.-C., comme le Sanctuaire de la Fortuna Primigeniaà Préneste, le sanctuaire d’Hercule Vainqueur à Tibur23 daté de 70-60 av. J.-C. ou Gabies25. Les complexes possèdent des hémicycles pourvus de gradins dont l’utilisation n’est pas claire, pour les rites religieux ou des spectacles, mais qui leur donnent une unité architecturale230.
Le sanctuaire de Préneste, daté de 150-125 av. J.-C., possédait le sanctuaire dans sa partie supérieure et le forum dans sa partie inférieure. En outre, il comprenait une vaste place à portique et le sanctuaire possédait une cavea et une tholos. Pompée a sans doute utilisé cette structure pour son complexe, structure dont la popularité ne s’est pas démentie jusqu’à la christianisation au ive siècle255.
Le sanctuaire de Junon de Gabiesdont la genèse remonterait au ive siècle av. J.-C., possédait un oracle sous le temple. La situation du complexe au iie siècle laisse apparaître un portique avec jardin et également des boutiques sur trois côtés, le dégagement étant orné de nombreuses statues. Coarelli évoque un syncrétisme entre le culte de Junon et celui accordé à Vénus à partir de l’époque de Sylla256. Le dernier côté était occupé par une cavea dont l’axe central des gradins indique le centre de l’édifice cultuel, comme à Tibur257.
Forum triangulaire de Pompéi et quartier des théâtres
Forum triangulaire
Palestre
Temple d’Isis
Temple de Jupiter Meilichios
Théâtre et caserne des gladiateurs
Odéon
Le rassemblement en un lieu unique de fonctions différentes est présent dans les cités d’Italie. Ainsi, le forumde Pompéi édifié au iie siècle av. J.-C. présente un portique avec sur les deux petits côtés un temple, le Capitole et l’autre côté des édifices civiques258.
Premier d’une série et exemple le plus abouti
Ce premier théâtre romain en dur, le plus important de Rome41 fut bientôt suivi d’édifices conçus sur le même modèle : un hémicycle sur voûtes et murs rayonnants. Le théâtre de Pompée était « une réalisation prestigieuse, très en avance sur son temps » qui bénéficiait d’avancées techniques259.
Postérité à Rome
Le complexe pompéien est la première étape d’un profond renouvellement de l’architecture de la ville, les techniques permettent désormais des constructions beaucoup plus importantes. L’œuvre commandée par Pompée a amorcé ce qui sera développé par la suite par Auguste et Agrippa232. L’emploi massif du marbre dans la construction concourt à « consacrer l’invincible supériorité de la nouvelle construction sur les réalisations les plus audacieuses des années précédentes »260.
L’innovation en Italie que constituait le jardin public du portique de Pompée fut reprise par César qui offre ses jardins au peuple en 45 av. J.-C., par Auguste qui offre la possibilité aux Romains de se promener dans la zone de son mausolée en -28, et enfin dans les jardins d’Agrippa en -12 et au portique de Livie en -7198. Le portique, par sa taille et la fonction muséale, a eu selon Gros« une influence durable sur la première architecture impériale »171.
Le théâtre de Marcellus
Les édifices de théâtre en dur sont construits alors que le répertoire ne se renouvelle plus, les spectateurs s’attachant aux mises en scène209. Ce fut d’abord le théâtre de Marcellus (-30 à -13), dont les travaux débutèrent sous l’impulsion de César et dont la dédicace date de 13 av. J.-C.209. L’inauguration de l’édifice date de 17 av. J.-C. et, avec 130 m de diamètre et 33 m de haut, il pouvait accueillir 15 000 spectateurs4. Cet édifice a été bâti à peu près à l’emplacement d’un ancien théâtre en bois, le théâtre ad aedem Apollinis. L’espace était déjà occupé et l’édifice est limité par la présence du Tibre261. Le théâtre de Marcellus est suivi de celui de Balbus dédié en 13 av. J.-C.. D’un diamètre de 90 m, ce dernier édifice pouvait accueillir 11 500 spectateurs261. Muni d’un portique, la Crypta Balbi, l’édifice est orienté de la même manière que l’édifice pompéien69. Les trois édifices sont tous groupés dans le même quartier et à peu de distance. Ces constructions qui se succèdent sont peut-être à relier à une croissance démographique importante de Rome dont la population double entre le dernier tiers du iiie siècle av. J.-C. et et à un exode rural vers la Ville le dernier siècle de la République35. Des distributions de blé et des jeux contribuent alors au contrôle de la population de Rome21. Pour une prise en compte des questions de prise au vent et de luminosité l’orientation à l’est a été adoptée pour d’autres édifices de spectacles, le théâtre de Balbus et l’odéon de Domitien133. On n’eut à construire sous l’Empire que l’odéon de Domitien (fin ier siècle), ainsi qu’un éphémère théâtre de Trajan, également sur le Champ de Mars(début iie siècle), démoli après quelques années, sous le règne d’Hadrien262. Cependant le complexe pompéien resta le plus prestigieux par sa taille et les conditions de son édification, « aucune structure comparable ne viendra jamais s’implanter à Rome »263.
Le projet pompéien du Champ de Mars fut le complexe architectural le plus vaste conçu et réalisé à Rome jusqu’aux Forums impériaux11. Le complexe de Pompée a servi de modèle également au forum de César, dans le contexte de rivalité des deux hommes politiques. Les espaces cultuels sont dédiés à Vénus et centrés dans les deux cas264. Des statues des deux dédicants sont présents dans les deux cas et dans l’axe des sanctuaires, accentuant la « dimension idéologique indiscutable »265. Les changements opérés après 32 av. J.-C. visent à modifier le sens du complexe architectural et l’axe initial de ce dernier58. La finalité politique du positionnement des statues est reprise dans les forums impériaux à l’exception du Forum de la Paix266. La disposition est reprise après la destruction de la Curie et l’arc consacré à Tibère change le point de vue à adopter par les visiteurs dont le regard est tourné vers l’est et non plus vers l’ouest : les changements opérés sur le contexte permettent de changer le sens et la « lecture idéologique » de la construction267 et de le transformer en « édifice de spectacle ordinaire »2.
Le théâtre de Pompée fut aussi le modèle de tous les théâtres romainsédifiés dans les villes de province, jusqu’aux confins de l’Empire, même s’il demeura le plus important de tous30.
Le théâtre de Césarée de Maurétanie édifié par Juba II prend également comme modèle le complexe pompéien. Ce souverain a été élevé à Rome et s’en inspire pour le théâtre édifié dans sa ville, qui possédait également un portique et un temple dans sa partie supérieure. Le théâtre de Césarée Maritime édifié par Hérode a peut-être aussi pris le complexe de Rome comme modèle268. L’installation de temples dans les parties hautes de la cavea est avérée de façon assurée dans 10 cas par Madeleine dont à Leptis Magna et Dougga, les temples de ces deux édifices étant dédiés à Cérès269. Un portique annexé à un théâtre est attesté à Volterra, Trieste et Mérida270.
Le complexe a servi de modèle pour les forums provinciaux et aurait été « le premier des forums impériaux »avec un espace politique et un espace cultuel, « ensemble destiné à se substituer aux sièges traditionnels de la politique »62. La présence d’un temple, d’un portique et d’une curie se retrouve aussi dans des forums de ville hors d’Italie, dont celui d’Augusta Raurica, daté de 15 à 10 av. J.-C271.
Postérité du mode de construction et d’organisation de l’espace
La construction est faite sur des fondations artificielles et ne s’appuie pas au relief du terrain, c’est « une des innovations les plus extraordinaires du théâtre de Pompée »252. Certains aspects, en particulier le côté inachevé de certains éléments essentiels au fonctionnement du théâtre font dire à Gros que la construction appartenait à « une phase expérimentale »161.
La circulation des spectateurs se faisait rapidement à l’intérieur d’une cavea creuse. La même technique permettait des constructions sur des terrains plats libres. En outre, elle plaisait au tempérament romain empli de « volonté de dompter la nature plutôt que de la subir »272.
Vue panoramique du Colisée, qui reprend la technique des arcades en façade
La présence d’arcades en façade de l’édifice permet de créer des escaliers et des voies de circulation n’empiétant pas sur la cavea, ouvrant la voie selon l’expression de Bernard à une architecture « à la fois urbaine, fonctionnelle, prestigieuse, monumentale et de grande capacité »273.
Le système de façade sur arcades a été largement repris dans les édifices de spectacles construits ultérieurement. Outre les deux théâtres bâtis à Rome de Marcellus et de Balbus, la technique est reprise également dans l’amphithéâtre« le plus monumental de Rome », le Colisée273.
Le frons scaenae du théâtre de Pompée avec niche rectangulaire centrale et deux niches semi-circulaires a été repris entre autres à Bénévent, au théâtre inauguré en 126 et Taormine, rénové au iie siècle de notre ère274.
Le complexe pompéien du Champ de Mars correspond aux canons de la beauté urbaine, et à un « beau modèle architectural » issu du modèle de Pergame comme d’exemples hellénistiques, avec une « valeur esthétique ancestrale », mais il est aussi le résultat d’un pari architectural et politique275. Cependant, après le théâtre de Pompée, et au théâtre de Marcellus de prime abord, le lieu de culte n’est pas intégré au complexe architectural et la solution retenue est celle d’un lieu de culte antérieur situé à proximité276.
Notes et références
Notes
↑Seule une partie des gradins et des escaliers d’accès sont représentés de manière détaillée, mais le même dispositif se répétait sur l’ensemble de la cavea.
↑Cités par l’inscription AE1932, 00070 [archive] ; Franz Cumont, « Les actes des jeux séculaires de Septime Sévère », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, no 1, 76ᵉ année, 1932, p. 120-124 [1] [archive]
↑Paul Pédech, « Deux Grecs face à Rome au Ier siècle av. J.-C. : Métrodore de Scepsis et Théophane de Mitylène. », Revue des Études Anciennes, vol. Tome 93, nos 1 et 2, , p. 71 (DOI10.3406/rea.1991.4450, lire en ligne [archive]).
↑Jean-Pierre Guilhembet, « Sur un jeu de mots de Sextus Pompée : domus et propagande politique lors d’un épisode des guerres civiles. », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Antiquité, vol. tome 104, no 2, , p. 806 (DOI10.3406/mefr.1992.1775, lire en ligne [archive]).
Philippe Fleury, La Rome antique : plan relief et reconstitution virtuelle, Caen, Presses universitaires de Caen, (ISBN2841332322)
Jean-Claude Golvin, L’amphithéâtre romain : essai sur la théorisation de sa forme et de ses fonctions, vol. I et II, Paris, Diffusion de Boccard, , 458 et 9 p.(ASINB0000EAC8A).
Jean-Claude Golvin et Frédéric Lontcho, Rome antique retrouvée, Errance, (ISBN9782877723657)
Pierre Gros, « La fonction symbolique des édifices théâtraux dans le paysage urbain de la Rome augustéenne », dans Hanoune, L’Urbs : espace urbain et histoire (ier siècle av. J.-C..-IIIe siècle ap. J.-C.). Actes du colloque international de Rome (08-12 mai 1985), Rome, (lire en ligne [archive]), p. 319-346
Pierre Gros, L’architecture romaine: du début du iiie siècle av. J.-C. à la fin du Haut-Empire : 1. Les monuments publics, Paris, A&J Picard, (ISBN2708405004)
Eric Guerber, Joëlle Napoli, Yann Rivière et Michèle Coltelloni-Trannoy, Rome, ville et capitale : ier siècle av. J.-C..-II2siècle ap. J.-C., Neuilly, Atlande, (ISBN9782912232267)
Charles Picard, « Sur le rôle religieux des théâtres antiques : de la Grèce à Rome », Journal des savants, no 2, , p. 49-78 (lire en ligne [archive])
Nancy H. Ramage et Andrew Ramage, L’art romain de Romulus à Constantin, Cologne, Könemann, (ISBN3829017219)
(en) Lawrence Richardson, A new topographical dictionary of Ancient Rome, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, (ISBN0801843006)
Gilles Sauron, Quis Deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome à la fin de la République et au début du Principat, vol. 285, Rome, L’Erma di Bretschneider – BEFAR, (ISBN2728303134)
(en) Frank Sear, Roman theatres : an architectural study, Oxford University Press, coll. « Oxford monographs on classical archaeology »,
Articles ou ouvrages consacrés au théâtre de Pompée
Paul Bigot, « L’identification d’un fragment du plan de marbre et la curie de Pompée », Mélanges d’archéologie et d’histoire, vol. 28, no 1, , p. 222-228 (lire en ligne [archive])
Filippo Coarelli, « Le théâtre de Pompée », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 23, no 2, , p. 105-124 (lire en ligne [archive])
Jean-Claude Golvin, « Théâtre de Pompée », L’archéologue, no 107, , p. 70-71 (lire en ligne [archive])
Pierre Gros, « Les sanctuaires in summa cavea. L’enseignement des recherches récentes sur le Théâtre de Pompée à Rome », Travaux de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, vol. 52, no 1, , p. 53-64 (lire en ligne [archive])
Sophie Madeleine, Le théâtre de Pompée à Rome : Restitution de l’architecture et des systèmes mécaniques, Caen, Presses universitaires de Caen, (ISBN9782841335084)
Sophie Madeleine, « Le complexe pompéien du Champ de Mars au ive siècle, témoin de la réappropriation idéologique Julio-Claudienne », Schedae, , p. 81-96 (lire en ligne [archive] [PDF])
(es) A. Monterroso Checa, Theatrum Pompei. Forma y arquitectura de la génesis del modelo teatral de Roma, vol. 12, Madrid, Escuela Espanola de Historia y Arqueologia en Roma,
Gilles Sauron, « Le complexe pompéien du Champ de Mars : nouveauté urbanistique à finalité idéologique », Publications de l’École française de Rome, vol. 98, no 1, , p. 457-473 (lire en ligne [archive])
A. B., « Bulletin mensuel de l’Académie des Inscriptions : mois d’octobre 1867 », Revue Archéologique, vol. 16, juillet à décembre 1867, p. 369 sq. (lire en ligne [archive])
Height: 1.515 metres (5 feet) NB lower legs and feet missing.
The Victorious Youth, also known as the Getty Bronze or Atleta di Fano, is a Greek bronze sculpture, made between 300 and 100 BCE,[1] in the collections of the J. Paul Getty Museum, Pacific Palisades, California. On its first rediscovery Bernard Ashmole and other scholars attributed it to Lysippos, a grand name in the history of Greek art; modern concerns are less with such traditional attributions than with the original social context: where the sculpture was made, for what context and who he might be.
Discovery
The sculpture was found in the summer of 1964 in the sea off Fano on the Adriatic coast of Italy, snagged in the nets of an Italian fishing trawler, the Ferri Ferruccio.[2][3] After some furtive offering on the antiquities gray market and vigorous competition with the Metropolitan Museum of Art, it was acquired by the Getty Museum in 1977.[4]
The sculpture may have been part of the crowd of sculptures of victorious athletes at Panhellenic Greek sanctuaries like Delphi and Olympia.[5] His right hand reaches to touch the winner’s olive wreath on his head. The powerful head has led viewers to see it as a portrait; the head was cast separately from the lithe body. The athlete’s eyes were once inlaid, probably with bone, and his nipples are in contrasting copper.
The precise location of the shipwreck, which preserved this object from being melted down like all but a tiny fraction of Greek bronzes, has not been established; it seems most likely that a Roman ship carrying looted objects was on its way to Italy when it foundered. The statue has been roughly broken off its former base, breaking away at the ankles.
The Italian government has made claims for the return of the sculpture, which the museum has rejected as unfounded.[6]
Controversies with Italy
The Getty Museum is involved in a controversy regarding proper title to some of the artwork in its collection. The Museum’s previous curator of antiquities, Marion True, was indicted in Italy in 2005 along with Robert E. Hecht on criminal charges relating to trafficking in stolen antiquities. The primary evidence in the case came from the 1995 raid of a Geneva, Switzerland warehouse which had contained a fortune in stolen artifacts. Italian art dealer Giacomo Medici was eventually arrested in 1997; his operation was thought to be « one of the largest and most sophisticated antiquities networks in the world, responsible for illegally digging up and spiriting away thousands of top-drawer pieces and passing them on to the most elite end of the international art market ».[7]
In a letter to the J. Paul Getty Trust on December 18, 2006, True stated that she is being made to « carry the burden » for practices which were known, approved, and condoned by the Getty’s Board of Directors.[8] True is currently under investigation by Greek authorities over the acquisition of a 2,500-year-old funerary wreath.
On November 20, 2006, the Director of the museum, Michael Brand, announced that twenty-six disputed pieces were to be returned to Italy, but not the Victorious Youth.
In an interview to the Italian national newspaper Corriere della Sera on December 20, 2006 the Italian Minister of Cultural Heritage declared that Italy would place the museum under a cultural embargo if all the 52 disputed pieces would not return home overseas. On August 1, 2007 an agreement was announced providing that the museum would return 40 pieces to Italy out of the 52 requested, among which the Venus of Morgantina, which was returned in 2010, but not the Victorious Youth, whose outcome will depend upon the results of the criminal proceedings pending in Italy. On the very same day the public prosecutor of Pesaro formally requested that the statue be confiscated as it was unlawfully exported out of Italy, giving rise to a dispute that came to the Constitutional Court.[9]
Notes
Jump up^The consensus is that the sculpture could date anywhere from the late fourth through the second century BCE. Carbon-14 dating does not further narrow the range.
Jump up^Though the Greek sculpture is unlikely ever to have touched Italian soil before its modern recovery,[citation needed] Italian authorities have pressed for its return, as part of Italy’s patrimony. In fact, the statue was found by an Italian fishing trawler in international water: the owner of the ship was Italian and the statue was under Italian legislation. But the Italian laws state that every archeological good in Italy belongs to the People and cannot be sold.
Jump up^Analysis of fibres from the core reveal that they are flax; Pausaniasnoted in the second century CE that the only flax being grown in Greece was to be found around Olympia.
Frel, Jiri, 1978. The Getty Bronze (Malibu: The J. Paul Getty Museum).
Antonietta Viacava, L’ atleta di Fano, edizioni L’Erma di Bretschneider, 1995, ISBN88-7062-868-X.
Mattusch, Carol C. 1997. The Victorious Youth (Getty Museum Studies on Art; Los Angeles: The J. Paul Getty Museum). Reviewed in Bryn Mawr Classical Review
Saint Sebastian (died c. AD 288) was an early Christiansaint and martyr. According to traditional belief, he was killed during the Roman emperor Diocletian‘s persecution of Christians. He is commonly depicted in art and literature tied to a post or tree and shot with arrows. Despite this being the most common artistic depiction of Sebastian, he was, according to legend, rescued and healed by Irene of Rome. Shortly afterwards he went to Diocletian to warn him about his sins, and as a result was clubbed to death.[1][2] He is venerated in the Roman Catholic Church and the Orthodox Church.
The details of Saint Sebastian’s martyrdom were first spoken of by 4th-century bishop Ambrose of Milan (Saint Ambrose), in his sermon (number 22) on Psalm 118. Ambrose stated that Sebastian came from Milan and that he was already venerated there at that time. Saint Sebastian is a popular male saint, especially among athletes.[3][4][5]
^ Jump up to:abcdFr. Paolo O. Pirlo, SHMI (1997). « St. Sebastian ». My First Book of Saints. Holy Mary Immaculate – Quality Catholic Publications. pp. 22–23. ISBN971-91595-4-5.
Jump up^Barker, Sheila, The Making of a Plague Saint, ch. 4 (pp. 114–7 especially) in Piety and Plague: from Byzantium to the Baroque, Ed. Franco Mormando, Thomas Worcester Truman State University, 2007,ISBN1-931112-73-8, ISBN978-1-931112-73-4, Google books.
Son style est hétéroclite avec une façade romane, des coupoles byzantino-vénitienne, une tour conique, des clochers et intérieur gothiques.
Son plan basilical est à croix latine, à trois nefs. Elle comprend six chapelles et plusieurs cloîtres, celui du chapitre dit « du Magnolia », celui du noviciat, celui du « bienheureux Luca » dit aussi « du général », gothique de 1435, qui permet d’accéder au musée d’art sacré et de la dévotion antonienne et à la bibliothèque antonienne.
Histoire
Le corps de saint Antoine fut enterré en 1231 dans la petite église Santa Maria Mater Domini (« Sainte Marie Mère de Dieu »), incorporée ensuite à la basilique, dans la chapelle de la Vierge Noire.
D’abord église franciscaine à une seule nef et une petite abside, s’y ajoutèrent les deux nefs latérales entre 1256 et 1310.
L’aspect de la basilique continua d’être modifié jusqu’au xve siècle, surtout après l’incendie puis l’écroulement d’un clocher. Les travaux du xve siècle incluent le ré-haussement du déambulatoire, la réorganisation du chœur avec l’installation d’un jubé. Pietro Lombardo, fils de Martino da Canova, sculpteur et architecte, travailla beaucoup dans la basilique jusqu’à l’âge de 29 ans, en 1464, où il sculpta notamment le monumento di Antonio Roselli et la lapide sepolcrale di Jacopo Pavini (« pierre tombale de Jacopo Pavini »).
Intérieur
Bas-relief de la Déposition du maître-autel.
Chapelle et tombeau de saint Antoine.
Crucifixion d’Altichiero da Zevio de la chapelle Saint-Félix.
La Madonna del Pilastropar Stefano da Ferrara
Le maître-autel
Sur l’autel datant de 1895 de Camillo Boito, figure un ensemble des statues représentant la Vierge à l’Enfant et les six saints patrons de la ville dont Prosdocime et Ludovic, un crucifix, toutes œuvres en bronze de Donatello, rassemblées ici après le déplacement d’un précédent autel ainsi que ses bas-reliefs1 de la Vie de saint Antoine qualifiés « de plus beaux bas-reliefs du monde » par André Suarès2.
La chapelle Saint-Antoine
Le tombeau de saint Antoine, de Tiziano Aspetti (fin xvie siècle) nommé l’« Arche », trône au centre et supporte les statues de saint Antoine entouré de saint Bonaventure et saint Louis d’Anjou (les fidèles tournent autour pour toucher l’arrière du caisson) La chapelle s’ouvre sur la nef latérale par une façade en arcades à quatre colonnes et pilastres latéraux surmontée de médaillons en tondodes bustes des quatre évangélistes.
La partie supérieure de la façade affiche, dans des niches, les statues des saints (de Fantoni en stuc, les autres en marbre) :
hauts-reliefs des miracles de saint Antoine sur les flancs de la chapelle :
Saint Antoine reçoit l’habit franciscain, d’Antonio Minello(1512),
Le mari jaloux poignarde sa femme et dans le cintre Saint Antoine intercède auprès de Dieu pour le miracle de Giovanni Rubino (entre 1524 et 1529), complétés parSilvio Cosini entre 1534 et 1536,
Saint Antoine ressuscite une jeune fille par Danese Cattaneo (1512),
Saint Antoine ressuscite une jeune fille signé de Jacopo Sansovino (entre sa commande de 1536 et la fin de sa réalisation de 1563),
L’Enfant ressuscité, commencé par Antonio Minello entre 1520 et 1528, complété par Jacopo Sansovino en 1534,
Le Cœur de l’avare défunt de Tullio Lombardo (signé et daté de 1525),
Saint Antoine rattache le pied d’un jeune garçon de Tullio Lombardo (même date),
Giacobbe Giusti, Basilique Saint-Antoine de Padoue, Padoue
Giacobbe Giusti, Basilique Saint-Antoine de Padoue, Padoue
La Chapelle du Bienheureux Luc Belludi
(ou de saint Philippe et saint Jacques le Mineur, apôtres), dédiée au bienheureux Luca Belludi, compagnon et successeur de saint Antoine. Fresques de l’artiste florentin Giusto de’ Menabuoi qui datent de la seconde moitié du xive siècle (1382).
La chapelle du Saint-Sacrement ou Chapelle des Gattamelata
Carrée, de style gothique à quatre colonnes et voûte à nervures, elle date de 1458. Elle comporte une œuvre de Lodovico Pogliaghi en fond derrière l’autel (entre 1927 et 1936)
La chapelle Saint-Jacques ou Saint-Félix
Située symétriquement à la chapelle Saint-Antoine, dans le transept droit, elle fut élevée pour la famille Lupi di Soragna, et décoré par l’architecte et sculpteur Andriolo de Santi en 1370, date à laquelle Altichiero da Zevio termina sa Crucifixion.
La chapelle des Bénédictions
Nommée ainsi pour le passage des souvenirs votifs, elle comporte des fresques :
de Pietro Annigoni sur le Péché originel,
le Prêche aux poissons de saint Antoine (1981) qui commémore l’événement survenu en 1223 à Rimini,
Le Saint affronte le tyran Ezzelino da Romano (1982),
La Crucifixion (1982)
La chapelle du Trésor ou chapelle des Reliques
Giacobbe Giusti, Basilique Saint-Antoine de Padoue, Padoue
La chapelle des reliques
De style baroque, en 1745 les reliques de saint Antoine y furent transportées : trois niches avec de nombreux reliquaires en or, des anciens vœux, des objets liturgiques et sacrés. La niche centrale abrite le reliquaire du xive siècle du menton de saint Antoine et celui de la croix en cristal, réalisé en 1437, et ceux du xve siècle de la langue et de l’appareil vocal du saint. Sont visibles également le froc et les deux premières châsses où furent placés les restes mortels du Saint. Les scultures sont du génois Filippo Parodi.
La chapelle de la Vierge Noire
C’est la chapelle de l’ancien couvent franciscain où saint Antoine passa la dernière période de sa vie. Statue de la Vierge de Rinaldino di Puy-L’Evèque.
Chœur décoré par Achille Casanova entre 1903 et 1939, qui comportaient des stalles gothiques de Lorenzo et Cristoforo Canozzi (1462-1469) qui furent détruites par un incendie en 1749, et remplacées au xviiie siècle.
La sacristie
Fresques de Saint Antoine prêchant aux poissons et du Verre jeté à terre et resté intactde Girolamo Tessari (1528),
Fresques de la Gloire de saint Antoine de Pietro Liberi (1665),
Fresque de La Vierge à l’Enfant entre saint François et saint Antoine sur la lunette de la porte.
Orgue
L’orgue de la Basilique a été construit par le facteur d’orgues Vegezzi-Bossi, puis modifié par Mascioni. Il est le plus grand de la ville et l’un des plus grands d’Italie, avec près des 6 600 tuyaux et 98 jeux; il est placé sur la tribune du transept sud et dans le chœur.
Les cloîtres
Quatre cloîtres : Du Chapitre, du Général, du bienheureux Belludi, des Novices.
La Scuola di Sant’Antonio dite Scoletta (xve siècle), la petite église de l’archiconfrérie de saint Antoine qui comporte une salle de conférence au premier étage avec les peintures de Titienjeune (1511) des miracles de saint Antoine :
Miracle du nouveau-né disculpant sa mère accusée d’adultère,
Miracle du pied recousu
Miracle de la mule pendant l’Eucharistie
Notes et références
↑peu appréciés à leur livraison, ils sont délaissés et dispersés et ils ne sont remis en place qu’en 1895.