* Descriptif officiel UNESCO
** Classification géographique UNESCO
Delphes (en grec : Δελφοί, ancien : Delphoí, moderne : Delfí) est le site d’un sanctuaire panhellénique, situé au pied du mont Parnasse, en Phocide, où parle l’oracle d’Apollon à travers sa prophétesse, la Pythie ; il abrite également l’Omphalos ou « nombril du monde ». Investie d’une signification sacrée, Delphes est du vie au ive siècle av. J.-C. le véritable centre et le symbole de l’unité du monde grec.
Les sanctuaires panhelléniques sont des complexes architecturaux extérieurs aux cités. Ils constituent les seuls lieux où tous les anciens Grecs, et certains barbares (Lydiens et Étrusques) prennent part à des célébrations religieuses communes.
Histoire du site
Localisation de Delphes.
Le nom de Delphes (pluriel Δελφοί / Delphoí) vient du mot « dauphin » (δελφίς / delphís) : dans la poésiehomérique, Apollon aurait pris la forme de cet animal pour attirer les marins crétois chargés d’instaurer son culte sur le site.
Les traces les plus anciennes d’une occupation humaine dans la région de Delphes (dans une grotte du plateau du Parnasse) remontent au néolithique. Le philosophe péripatéticienPhanias d’Érèse dit qu’avant le règne du roi Gygès de Lydie, Apollon Pythien n’avait ni or, ni argent1. Sur le site du sanctuaire, un village modeste de 1400 av. J.-C. environ a été reconnu : ce site, nommé Pythô (Πυθώ, οῦς (ἡ) et Πυθών, ῶνος (ἡ)) dans l’Iliade (cf. II, 519 et IX, 405) et dans l’Odyssée (cf. VIII, 80), est abandonné entre 1100 av. J.-C.environ et 800 av. J.-C. Le sanctuaire se développe probablement à partir de cette date, avec l’apparition d’un premier autel et d’un premier temple, que la tradition delphique et la tradition antique placent sur une pente où se serait trouvée une fissure naturelle exhalant des vapeurs (notamment Strabon, IX, 3, 5).
C’est surtout entre le milieu du viiie siècle av. J.-C. et le milieu du viie siècle av. J.-C., qu’Apollon Pythien gagne une notoriété importante : il est le patron des entreprises coloniales effectuées durant cette période.
On attribue la destruction du temple au tremblement de terre de 373 av. J.-C., mais la catastrophe, provoquée par un glissement de terrain, fut assez limitée. Perdant son importance politique et surtout son autonomie à partir du ive siècle av. J.-C., le site entame un long déclin, marqué par les troubles politiques qui agitent la Grèce. Le iiie siècle av. J.-C. est celui de la mainmise de la Confédération étolienne, dont les troupes repoussent près de Delphes les envahisseurs Galates en 279 av. J.-C.
Après la conquête de la Grèce par Rome (le pilier de Paul-Émilecommémore la défaite du dernier roi macédonien Persée), peu d’édifices importants sont construits, si ce n’est le stade refait par Hérode Atticus.
En 392, l’interdiction des cultes païens dans l’empire romain par l’Édit de Théodose marque la fin officielle du culte d’Apollon Pythien. Une ville chrétienne s’installe alors dans le sanctuaire (églises, villas importantes), puis disparaît probablement au viie ou viiie siècle. Le site est provisoirement abandonné et les ruines sont progressivement recouvertes. Le site est ensuite occupé jusqu’à la fin du xixe siècle par un village du nom de Kastri. Cyriaque d’Ancône visite Delphes au xve siècle.
Oreste à Delphes, la Pythie, le trépied. Cratère à figures rouges, vers 330 av. J.-C.
Apollon lui-même aurait fondé le sanctuaire de Delphes après avoir construit le temple de Délos. Le temple était alors gardé par un serpent nommé « Python », fils de Gaïa (la Terre) et gardien d’un oracle consacré à Gaïa. Apollon, désireux d’établir un oracle pour guider les hommes, tua Python (il le laissa pourrir au soleil par la suite) avec son arc et s’appropria l’oracle. (cf. Hymnes homériques) Pour faire venir ses prêtres, il détourna un bateau crétois (cf. section supérieure).
Ce mythe, qui fait d’Apollon Pythien un conquérant fondateur, explique son patronage de la fondation de colonies grecques et l’expansion de son culte dans l’ensemble des colonies. Il place aussi l’oracle au cœur du sanctuaire.
Selon une autre tradition, que suit Eschyle et dont la musique a été gravée sur un mur du Trésor des Athéniens à Delphes, l’oracle a d’abord été celui de la Terre, puis celui de divinités féminines successives pour être enfin transmis à Apollon.
Le sanctuaire de Delphes, en effet, est « oraculaire » : la parole du dieu y est transmise aux hommes par l’intermédiaire de la Pythie, dont la tradition antique fait une jeune vierge inculte, installée sur un trépied sacrificiel placé dans une fosse oraculaire, l’adyton, juste au-dessus d’une fissure d’où les Anciens pensaient qu’émanaient des vapeurs toxiques ; la Pythie tient une branche de laurier, l’arbre du dieu Apollon, et une phiale, récipient plat dépourvu d’anses, servant aux libations.
25 litrai en électrum représentant un trépied delphien ainsi que la tête laurée d’Apollon.
La consultation de l’oracle était au départ annuelle : elle avait lieu le sept du mois Byzios (février-mars), jour de la fête d’Apollon. Elle se fit ensuite le sept de chaque mois durant la période de neuf mois où Apollon était censé occuper le site : ce jour fut nommé polyphthoos(πολύφθοος, « jour où l’on offre de multiples gâteaux sacrés »).
Des rites précédaient la consultation : ils étaient accomplis en fonction de la prophétesse et requéraient la présence de deux prêtres. Ces derniers exerçaient leur charge à vie et étaient secondés par cinq hosioi (ὅσιοι) qui maintenaient le culte, et deux prophètes. L’un de ces derniers assistait la Pythie, notamment en traduisant ses paroles afin que l’oracle rendu soit compréhensible. Les réponses du dieu étaient transmises en prose, et en vers sous forme d’hexamètres.
Dans le détail, on ignore si la Pythie était visible, aucun témoignage digne de confiance n’étant explicite sur la question. La tradition la plus courante rapporte cependant que la Pythie aurait été cachée par un voile et que le consultant ne pouvait la voir.
L’historiographie moderne a cherché, à la suite de la tradition antique probablement d’origine delphique, à expliquer les transes et les paroles incompréhensibles prêtées à la Pythie lors des séances de l’oracle. L’explication qui en a longtemps été donnée était l’inhalation par la prophétesse de vapeurs s’échappant des entrailles de la terre (cause physique) ; au xxe siècle, les spécialistes étaient nombreux à considérer une telle explication comme fausse, en se basant sur les fouilles des soubassements du temple d’Apollon menées par l’École française d’Athènes, car aucune fissure n’a été trouvée et la nature du sol de schiste. Or, en 2001, des fouilles menées par Jelle de Boer de la Wesleyan University ont montré que le marbre travertin formant les murs de l’adyton contient des résidus de méthane et d’éthane, deux composés gazeux qui proviennent probablement du calcaire bitumineux contenu dans les fondements du site. Cela indique que l’adyton était rempli de gaz dans le passé. En outre, dans les sources voisines, on a trouvé de l’éthylène, un gaz de la même famille2.
Il est certain que le déroulement même de l’oracle dut subir des changements notables au fil du temps. Parmi les témoins les plus proches, Plutarque, qui a été prêtre d’Apollon à Delphes, a transmis de nombreuses considérations sur le culte : il relate qu’à son époque (au ier siècle) une unique Pythie ne recevait plus qu’une fois par mois alors que trois prophétesses devaient se relayer dans le passé. Dans un autre sanctuaire d’Apollon, l’oracle se passait mentalement : celui qui venait consulter l’oracle conversait seul avec le dieu et recevait les réponses à ses questions directement dans son esprit (ce qui autorisait une plus libre interprétation).
Il n’y avait pas d’oracle en l’absence d’Apollon, et de nombreux fidèles attendaient son retour. Dès lors, la « promantie » (ordre de passage déterminé par les prêtres) fut instaurée. Des cadeaux étaient faits à la divinité, puis les prêtres jetaient des gouttes d’eau sur une chèvre qui, si elle ne tremblait pas, faisait perdre son tour au pèlerin. Ce dernier, en cas d’acceptation, entrait dans l’adyton où il pouvait poser sa question : celle-ci entraînait une réponse de la Pythie ou non, selon la volonté du dieu.
À l’époque chrétienne, la figure de la Pythie fut associée à celle d’une femme possédée par le démon (Jean Chrysostome)[réf. nécessaire] ; ce dernier entrait dans le corps de la prophétesse depuis les profondeurs de la terre au-dessus desquelles le trépied était censé être installé.
L’omphalos du temple d’Apollon
Delphes était, selon la mythologie grecque, le centre du monde (dans la période contemporaine, c’est Larissa qui est reconnu comme étant le centre de la Grèce, bien que Delphes conserve un magistère mythologique important3). Aussi, l’« omphalos » (ὀμφαλός, littéralement le « nombril ») y était-il représenté par une pierre de forme conique, directement placée dans l’adyton du temple, entourée d’un réseau enchevêtré, peut-être des bandelettes ou des fils de laine formant un filet, et surmontée de deux aigles en or4. Dans la mythologie grecque, en effet, Zeus avait fait partir deux aigles, chacun d’un côté du disque terrestre et ces oiseaux de proie s’étaient rencontrés au centre du monde. La forme même de cet omphalos a suscité plusieurs remarques : Marie Delcourt5 ne veut pas y voir le nombril du monde car « le nombril de l’homme adulte est une cicatrice déprimée ». Or l’omphalos de Delphes est bombé, ce qui en fait, selon elle, la représentation de l’ombilic de la femme enceinte à la fin de la grossesse ou celui du nouveau-né, donc un symbole de fécondité et de naissance. Jean Richer, rejoignant René Guénon, fait sienne cette observation et affirme que « l’omphalos représente le nombril d’une femme enceinte qui a nom Gé »6. La signification de l’omphalos delphique serait ainsi la même que celle de l’œuf du monde et le réseau du filet sculpté à la surface de la pierre trouvée à Delphes pourrait bien représenter le rôle de centre générateur joué par ce sanctuaire, et son expansion dans plusieurs directions (son réseau), spécialement en ce qui concerne le culte de la Terre associé à celui d’Apollon.
Une autre légende raconte que la pierre serait celle donnée par Rhéa, femme du roi des TitansCronos à la place de son fils Zeus qui allait être mangé comme ses autres frères et sœurs avant lui, afin d’empêcher une prophétie annonçant le renversement de Cronos par un de ses enfants. Recrachée à l’initiative de la vengeance de Zeus, elle serait ensuite tombée sur Delphes3.
Pendant les mois d’hiver, Apollon était réputé quitter le sanctuaire de Delphes pour aller se purifier en Hyperborée. Il était alors remplacé à Delphes par Dionysos. Ce dernier était présent durant trois mois et faisait l’objet d’un culte rendu sur le Parnasse (les libations des Thyades omophages). Dans l’adyton se trouvait la tombe de Dionysos.
Le statut de ce dernier changea peu à peu en raison de son rapport avec l’Apollon Pythien : il était inférieur au dieu solaire, mais grâce à son rôle d’opposé, il devint progressivement indissociable de la divinité apollinienne ; ainsi, le culte de Dionysos profita probablement de la renommée de Delphes dans l’ensemble du monde grec.
Le sanctuaire panhellénique
Le théâtre de Delphes
Vue sur les gradins depuis la scène
Dans un sanctuaire, l’élément le plus important pour le culte est l’autel (bômos) sur lequel on procède aux sacrifices.
Le temple abrite la statue de la divinité : le dieu est réputé l’habiter, au moins par moments. À Delphes, le temple d’Apollon revêt une importance particulière, puisqu’il abrite l’oracle. Il est construit, selon la tradition, sur une faille volcanique qui plonge dans les entrailles de la terre et met les hommes en communication avec le dieu Apollon, par l’intermédiaire de la Pythie.
Le meilleur emplacement possible est d’abord recherché pour établir le temple de manière qu’il soit bien en vue aux yeux de tous ceux qui visitent le sanctuaire : c’est l’« epiphanestatos topos ». Le temple d’Apollon à Delphes est situé sur les flancs du mont Parnasse, sommet qui culmine à 2 459 mètres d’altitude et domine la Grèce centrale. Il se trouve implanté sur une pente très raide. Un peu plus bas, un autre temple est dédié à Athéna Pronaia, divinité qui « protège » ou « précède » le sanctuaire.
Les visiteurs peuvent entrer dans le sanctuaire de Delphes par plusieurs portes, dont la principale est tournée vers l’Est. Abusivement appelée « Voie sacrée », une voie bordée de monuments divers offerts au dieu mène jusqu’à l’esplanade du temple: une vingtaine de bâtiments, dont la plupart sont des « trésors », servent à présenter les offrandes faites au dieu, soit par piété, soit pour des raisons politiques. Ces chapelles votives contiennent généralement des dépôts d’objets offerts par les ressortissants de la cité qui a offert le bâtiment.
Le stade
Le stade, l’hippodrome (non retrouvé) et le gymnase sont des annexes du sanctuaire : ils sont les lieux où se déroulent les célébrations panhelléniques dédiées au dieu, selon un calendrierreligieux très précis : ces compétitions de gymnastique, de lutte ou de chant correspondent aux jeux olympiques dont la célébrité a aujourd’hui éclipsé celle du sanctuaire éponyme d’Olympie.
Pour ce qui est de l’organisation de ces fêtes et, plus généralement, de l’administration du sanctuaire panhellénique, les Grecs sont regroupés en « amphictionie », c’est-à-dire une association de cités, de peuples autour du sanctuaire. Celle de Delphes, nommée « amphictionie pylaio-delphique » regroupe, à partir de 590 av. J.-C., une douzaine de cités. C’est cette amphictionie qui finance les travaux par souscription et supervise les éventuelles reconstructions du temple, comme à la fin du vie siècle av. J.-C.
Autour du sanctuaire se trouve la ville de Delphes, qui vivait principalement grâce aux visiteurs du sanctuaire, à partir du vie siècle av. J.-C..
Le temple d’Apollon Pythien
Temple d’Apollon.
Temple d’Apollon.
Pausanias mentionne que six temples dédiés au dieu Apollon se succédèrent au cours du temps : le premier d’entre eux put être une hutte de laurier. L’archéologie en ignore tout, comme des deux suivants construits par des abeilles du Parnasse avec de la cire et des plumes d’oiseau, pour le second et par Héphaïstos, en bronze pour le troisième.
Le quatrième temple, dont la structure était en stuc, fut construit par Trophonios et Agamède et détruit lors d’un incendie en 538 av. J.-C.
Les cinquième et sixième temples, de plan similaire, sont les plus connus : du premier d’entre eux subsistent des fragments de la sculpture trouvés dans une fosse et de nombreux blocs d’architecture réemployés dans les soubassements du sixième temple.
C’est ce dernier temple, daté du ive siècle av. J.-C., qui subsiste aujourd’hui. Il est rectangulaire, de forme allongée, et mesure 23,82 mètres sur 60,32 mètres de côté, soit six colonnes doriques à l’avant et à l’arrière et quinze colonnes doriques sur chaque côté. Son architecte est Spintharos de Corinthe qui se contenta dans une large mesure de rebâtir l’édifice précédent. La construction de ce sixième temple fut longue, en raison des événements politiques et militaires (troisième guerre sacrée); on possède une partie des comptes de construction (« les comptes des Naopes »), gravés sur des plaques de terre.
L’autel sur lequel étaient pratiqués les sacrifices, était situé devant le temple. Le socle a fait l’objet de restaurations (1920, Replat; 1956, Stikas). Hérodote signale qu’il a été offert par les habitants de Chios, ce que confirme l’inscription gravée sur son socle.
Autres monuments
La Tholos, rotonde anonyme du 4es. av. J.-C.
Le site du sanctuaire dénombre d’autres monuments, qui ont fait considérablement évoluer son aspect entre la période archaïque et l’époque hellénistique : la plupart d’entre eux avaient un caractère votif ou commémoratif. En revanche l’époque romaine se caractérise par un certain abandon, et même un pillage organisé comme sous l’empereur Néron. Comme l’occupation du site fut extrêmement longue, les nombreux monuments révélés par les fouilles ne furent pas toujours présents en même temps. Sur la plupart des représentations modernes, c’est l’aspect le plus récent qui est figuré.
L’évolution de l’occupation du site dépend étroitement de la topographie qui dicta l’aménagement du sanctuaire en trois étages (théâtre, temple, autres monuments), mais aussi des cataclysmes (incendies, tremblement de terre, etc.) et des événements politiques qui modelèrent l’espace delphique au gré des offrandes et des (re)constructions.
La répartition des édifices sur le site est hétérogène : certaines zones sont densément construites, d’autres laissées presque vides ; et encore, la taille même de ces édifices varie considérablement avec une prédominance des monuments de taille modeste, en raison de leur coût moins élevé et de problèmes d’espace.
Un calendrier quasi-liturgique déterminait, à travers un certain nombre de célébrations communes (les « Panégyries »), l’occupation de l’espace : rites, concours musicaux et théâtraux peuvent expliquer, aussi, dans une certaine mesure l’implantation des monuments.
Dépôt votif de l’« Aire »
Tête de statue chryséléphantine masculine trouvée dans les fosses de l’Aire
Tête de statue chryséléphantine féminine provenant des fosses de l’Aire
Dans l’espace sacré appelé « Aire », devant le grand mur polygonal, les archéologues français ont retrouvé deux fosses (favissae) dans lesquelles avaient été enfouis de nombreux objets endommagés vraisemblablement lors d’un incendie. Parmi ces objets, restaurés et exposés au musée archéologique de Delphes, un grand taureau en argent, de nombreuses représentations miniatures en ivoire provenant d’un décor de mobilier, des statues de dieu ou déesse chrysélephantines (or et ivoire) et des objets plus récents (ve – ive siècle av. J.-C.) dont un très beau brûle-parfum.
Statuettes de bronze
Tête de griffon en bronze
Les statuettes en bronze du ixe et viiie siècle av. J.-C.s ont été réalisées à la cire perdue : cette technique encore utilisée en bijouterie consiste à fabriquer un modèle en ciresur lequel le moule en argile est enduit ; le moule est vidé de sa cire par chauffage ; le bronze en fusion y est coulé et le moule est enfin brisé pour extraire la statuette ; ce dernier n’est donc utilisable qu’une fois, faisant de chaque œuvre un produit unique. Ces statuettes révèlent qu’il n’y a pas, à cette époque, de représentations des divinités, mais seulement d’hommes, de femmes et de guerriers : c’est ainsi qu’on interprète la présence de statuettes d’hommes sur des chars et de chevaux ; leurs formes sont parfois très proches des représentations picturales.
Trépieds de bronze
Trépieds de bronze.
On retrouve aussi de nombreuses offrandes de trépieds en bronze : la Pythie était assise sur un trépied. À l’origine, le trépied portait un chaudron utilisé pour faire de la cuisine de prestige : il a une image très symbolique. Parfois le trépied et le chaudron sont offerts ensemble, parfois séparément. Les chaudrons peuvent être munis d’anses appelées « protomés », en forme de parties avant d’animaux fantastiques, comme des griffons. Ces éléments fantastiques sont des images orientales venant de Babylone : elles sont reproduites par les artisans grecs, dans une démarche « orientalisante ».
Autres offrandes du dépôt
Statue en ivoire d’Apollon
Une statue en ivoire d’une divinité masculine (Apollon ?) de stature droite, tenant une lance, et l’autre main posée sur la tête d’un fauve qu’il domine. Ce thème est emprunté à l’iconographie orientale. Le dieu est d’une taille très importante ; en partie basse, une petite ceinture où l’on retrouve un décor typiquement grec : le « méandre » (viie siècle av. J.-C.).
une représentation de « kouros » (pluriel kouroi : garçon) : jeune homme représenté dans une nudité absolue, debout avec le pied gauche légèrement avancé (en mouvement).
Statues chryséléphantines
Les statues chryséléphantines sont constituées d’un noyau de boisrecouvert de plaques d’or et d’ivoire :
des griffons (tête et ailes de rapace, corps de félin) ;
une sphinge : le Sphinx existe dans la tradition orientale, mais c’est la figure sous sa forme féminine qui est adoptée par les Grecs. Elle comporte une tête de femme, des ailes et un corps de félin. On lui prête généralement des vertus divinatoires.
Les offrandes les plus récentes (à partir du ve siècle av. J.-C.) offrent un rendu des traits physiques et des vêtements plus réaliste.
Monuments commémoratifs et votifs
Dans la partie basse du sanctuaire, un chemin permet d’accéder à la terrasse du temple : de part et d’autre de ce chemin étroit (la « Voie sacrée ») se trouvent des monuments de types divers conçus pour abriter des offrandes au dieu, pour lui exprimer des remerciements ou pour commémorer un événement heureux.
Ces monuments sont soit des édifices (en général des trésors mais aussi des portiques), soit des bases de statues, simples ou élaborées : colonnes (simples ou doubles), piliers (triangulaires ou rectangulaires).
Les trésors
Les trésors sont des édifices de taille généralement modeste, implantés sur le site selon les emplacements disponibles ou en raison d’un voisinage significatif. Érigés par les cités à l’occasion d’un événement important, ils servaient de « chapelles votives » en présentant des offrandes ou en glorifiant un exploit. Particulièrement nombreux à Delphes qui en comptait au moins une vingtaine, des trésors existaient dans d’autres grands sanctuaires grecs, notamment à Olympie. Si les offrandes qu’ils contenaient ont généralement été perdues, ils valent surtout aujourd’hui par leur architecture et, quelquefois, la sculpture architecturale (Athéniens, Siphniens).
Trésor de Siphnos : combat des dieux et des Géants. Le char de Cybèle est tiré par des lions qui dévorent les Géants équipés en hoplites.
Trésor des Corinthiens
Le plus ancien trésor connu est celui des Corinthiens, érigé à l’initiative du tyran Cypsélos vers 600 av. J.-C.; Le trésor est tourné vers l’Aire, le plus ancien espace sacré, où était vénérée Gâ, la Terre, première gardienne de l’Oracle. C’est dans ce trésor que l’on déposa certaines des offrandes de Crésus après l’incendie du temple en 546 av. J.-C. (Hdt. I, 50). Mais de nombreuses fondations enfouies attestent la présence d’autres trésors archaïques.
Trésor de Siphnos
Détail de l’assemblée des Dieux représentée sur la frise du trésor de Siphnos.
Le trésor de l’île de Siphnos(vers 525 av. J.-C.) élevé par les habitants de l’île, véritable écrin architectural où le goût de l’ordre ionique pour le décor ornemental et sculpté est porté à son comble : la frise est continue, chaque côté de l’édifice étant consacré à un épisode : l’un des plus vivants montre les Olympiens décidant du sort de Troie, assis, bavardant, gesticulant, tandis que, devant eux, les Grecs et leurs ennemis se battent furieusement. Mentionné par Hérodote puis par Pausanias dans sa Périégèse, il fut redécouvert lors des fouilles de l’École française d’Athènes en 1893.
Trésor des Athéniens
Trésor des Athéniens
Le trésor des Athéniens (érigé probablement vers 490–480 av. J.-C.) a fait l’objet d’une recherche du meilleur emplacement : il se trouve dans un virage de la montée vers le temple d’Apollon, précédé de la base de Marathon qui supportait les statues des héros éponymes d’Athènes. Il mesure 6,5 m × 9,5 m et commémore, selon Pausanias, la victoire de Marathon. Le décor est composé de métopes d’ordre dorique représentant, entre autres, les exploits du demi-dieu Héraclès et de Thésée. Sur l’avant, il présente une « amazonomachie » (combat de Grecs contre le peuple des Amazones). Sur la gauche, une « théséide » (scène renvoyant au mythe de Thésée : héros spécifiquement athénien, puisqu’il est considéré comme le fondateur de cette cité). Sur la droite, une « héracléide » (scène renvoyant au mythe d’Héraclès et aux combats de ce dernier contre la sauvagerie : héros péloponnésien); à l’arrière, enfin, se trouve la « géryonide » (épisode du mythe d’Héraclès dans lequel le héros ramène les bœufs de Géryon à leur propriétaire). Ainsi, le monument proclame que les Athéniens ont sauvé la Grèce de la sauvagerie : c’est une motivation politique placée sous l’égide d’Apollon. La démesure du propos est à la limite de l’« hybris » (fait de dépasser son statut d’homme et de se substituer aux dieux).
Trésors de Thèbes et de Cyrène
Les trésors les plus récents étaient le trésor de Thèbes (vers 370 av. J.-C.), des Thessaliens (dans lequel fut découvert le groupe offert par Daochos) et le trésor de Cyrène (330 av. J.-C.). Par la suite, les offrandes reflètent plus la puissance des princes que celle des cités; ainsi les trésors disparaissent au profit des bases de statues.
Colonnes et piliers votifs
À partir du ive siècle av. J.-C., une autre forme d’offrandes devient populaire, en raison du changement de nature des dédicants: il s’agit des nombreux piliers et colonnes votives.
Des colonnes (simples ou doubles) et des piliers étaient dressées pour mettre en valeur une offrande qui les surmontait : souvent des statues en bronze représentant des souverains, mais aussi des groupes familiaux, notamment étoliens.
Le sphinx des Naxiens
Sphinx des Naxiens
La colonne offerte par les habitants de Naxos vers 575 av. J.-C. est le plus ancien de ces monuments : très élevé, son sommet atteint le niveau de la terrasse du temple d’Apollon, alors qu’elle est située au pied de cette dernière dans la zone des cultes chthoniens primitifs. Pour être visible de tous côtés, elle est constituée d’un fût et d’un imposant chapiteau d’ordre ionique, lui-même surmonté par une sphinge de deux mètres de haut (le « Sphinx des Naxiens »). Peut-être ce monstre gardait-il la tombe de Dionysos, patron des Naxiens. Une inscription secondaire témoigne du fait que les Naxiens ont reçu, sans doute en remerciement de cette offrande, le privilège de promantie, c’est-à-dire le droit de consulter l’oracle en priorité.
Pilier des Messéniens
Semblable à celui qui fut érigé à Olympie, le pilier triangulaire en marbre blanc des Messéniens était surmonté d’une statue de victoire. Son pendant en calcaire sombre est peut-être également une offrande des Messéniens alors réfugiés à Naupacte.
Colonne des danseuses
Colonne des danseuses
La colonne dite des danseuses est datée d’environ 330 av. J.-C. Elle est ornée de feuilles d’acanthe et offre un couronnement original : trois jeunes filles dont l’identité reste sujette à discussion supportaient la cuve d’un trépied dans laquelle était posé l’omphalos, « nombril du monde » et symbole de Delphes.
Le pilier des Rhodiens est un monument offert par Rhodes entre 325et 300 av. J.-C. Ce pilier supporte un groupe sculpté comprenant un quadrige, c’est-à-dire un char tiré par quatre chevaux, supportant une statue d’Hélios (le soleil) au milieu d’un décor marin (vagues et dauphins). La composition, qui est peut-être le groupe réalisé par Lysippe dont parle Pline, fait face au temple d’Apollon.
Piliers hellénistiques
À partir de l’époque hellénistique, les piliers quadrangulaires se multiplient, en général pour honorer des princes. Les rois de Pergame Attale 1er et Eumène II ont leur effigie dressée sur des piliers marquant l’angle de la terrasse attalide. Le roi Persée, dont la défaite marque le début de l’hégémonie romaine en Grèce, avait érigé un pilier que son vainqueur le général Paul-Émile s’appropria : la frise qui décorait ce pilier figurait des épisodes de la bataille de Pydna qui vit la victoire de Paul-Emile. Un seul de ces piliers est visible sur le site : celui qui portait la statue équestre de Prusias II, roi de Bithynie. Plutarque, prêtre à Delphes au iie siècle de notre ère, déplore cette surenchère à la gloire des princes qui s’entredéchirèrent à l’époque hellénistique.
Groupes de statues
Dans la partie basse du sanctuaire de Delphes, à gauche de l’entrée, était présente une imposante statuaire commémorative aujourd’hui disparue : celle-ci était répartie en plusieurs ensembles, dressés par les cités rivales au gré des événements. Deux monuments symboliques débutaient cette série : le monument de Miltiade et le monument de Lysandre (ou monument des Navarques).
Monument de Miltiade
Le monument de Miltiade, offert par Athènes, commémorait lui aussi la bataille de Marathon, célèbre victoire des Grecs sur les Perses : il était composé de seize statues réalisées par Phidias (architecte et sculpteur rendu célèbre par l’attribution du Parthénon) qui représentaient Athéna, Apollon et Miltiade sur le même plan, ainsi que dix héros victorieux et trois héros éponymes d’Athènes ajoutés ultérieurement.
Monument de Lysandre
Lysandre était quant à lui un Spartiate qui se distingua en 405 av. J.-C.lors de la bataille navale d’Aigos Potamos qui ruina la puissance navale athénienne, menée près du détroit du Bosphore ; il était l’un des dirigeants de la flotte spartiate et fit ériger à l’occasion de cette victoire un monument à sa gloire personnelle à l’entrée du sanctuaire, à côté du groupe de Miltiade.
Le monument de Lysandre (ou monument des Navarques) était constitué d’un socle sur lequel reposait un ensemble de statues en bronze : vingt-huit ou vingt-neuf statues à l’arrière représentaient l’ensemble des hommes qui avaient contribué à la bataille et dix statues à l’avant représentaient les Dioscures : ensemble mythologique réunissant Castor et Pollux, Zeus, Apollon, Artémis, et Poséidon, représenté couronnant Lysandre, un héraut et le pilote du vaisseau amiral.
La répartition des statues est éminemment politique et se veut supérieure à celle du monument de Miltiade, dont le propos est pourtant similaire. En se faisant représenter sur le même plan que les dieux, Lysandre ouvre la voie à la déification des héros historiques, qui deviendra courante à partir d’Alexandre le Grand.
Jumelage
Tivoli (Italie) depuis le 8 octobre 2011, en raison du patrimoine archéologique commun aux deux villes antiques et inscrit au patrimoine de l’humanité7.
J.-Fr. Bommelaer, D. Laroche, Guide de Delphes, De Boccard, Paris, 1991, I. « Le Site »
École Française d’Athènes, Guide de Delphes, De Boccard, Paris, 1991, II. « Le Musée ».
Louise Bruit Zaidman, Pauline Schmitt Pantel, La religion grecque dans les cités à l’époque classique, Paris, Armand Colin, 2011, 215p.
Anne Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, Paris, Ecole Française d’Athènes, 1991, 278p.
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Il est à Rome le premier théâtre construit de façon durable en maçonnerie et de dimensions monumentales, « prototype absolu […] mais en même temps héritier d’une tradition déjà ancienne, tant italique que gréco-orientale » selon l’universitaire français Pierre Gros2. Modèle pour des édifices ultérieurs et issu d’inspirations multiples, il constitue « une rupture dans l’histoire des édifices de spectacles du monde romain »3 et « une étape dans l’histoire de l’architecture romaine publique »4.
Le complexe pompéien ne comprenait pas seulement un théâtre, « le plus grand théâtre bâti à Rome et dans le monde antique »selon Jean-Claude Golvin5, mais également un vaste portique monumental pourvu d’une curie, salle de réunion destinée à abriter les séances du Sénat romain qui a été le lieu de l’assassinat de Jules César aux ides de mars44 av. J.-C.Il abritait en outre un sanctuaire dédié à Vénus et des chapelles annexes vouées à des divinités de moindre importance. Ces éléments lui confèrent selon l’expression de Pierre Gros un statut de « ville dans la Ville »6.
L’objectif du commanditaire était politique et obéissait à un programme. L’espace sur lequel est construit cet ensemble a une signification religieuse et l’allotissement de ce secteur de Rome débute avec le complexe bâti sous l’impulsion d’un Pompée auréolé de victoires militaires importantes. Premier théâtre en dur suivi d’autres bâtis non loin, il garda pendant toute l’Antiquité une aura particulière comme en témoignent les nombreux travaux menés jusqu’au ve siècle. Le complexe est détruit à partir du Moyen Âge et jusqu’à l’époque moderne, et ses matériaux sont largement réemployés dans les nouvelles constructions, car la zone du Champ de Mars devient un des quartiers les plus peuplés à cette époque. Le complexe monumental disparaît alors. Il n’en subsiste, au début du xxie siècle, que de maigres vestiges visibles sous les immeubles du quartier, qui ont parfois conservé la forme caractéristique en hémicycledu grand bâtiment de l’époque républicaine. Cette configuration étonnante est un « aspect paradoxal et passionnant de la situation archéologique du théâtre de Pompée »2.
Histoire
Le Champ de Mars avant Pompée
Plan de Rome à l’époque de Servius Tullius, au vie siècle av. J.-C.Le pomerium est indiqué en rouge. Le Champ de Mars est clairement hors de la ville de Rome, tout comme le Capitole et l’Aventin.
Le Champ de Mars est un espace public depuis le début de la République romaine, conséquence directe de la confiscation à la chute de la monarchie d’un secteur de chasse réservé précédemment aux monarques. Depuis la date traditionnelle de cette chute, 509 av. J.-C., cet espace est consacré au dieu Mars7 et possède une grande valeur religieuse et militaire8, qui est liée à sa localisation à l’époque républicaine hors du pomerium de la Ville, frontière à la fois juridique et religieuse. Cette zone n’est annexée à la ville de Rome qu’ultérieurement, lors de la vaste réorganisation de la ville par l’empereur Auguste.
Le Champ de Mars était sous la République romaine un secteur dédié aux déploiements militaires. Filippo Coarelli a émis l’hypothèse d’une localisation d’un espace dénommé Textrinum nauibus longuis, consacré à la marine de guerre, sur cet emplacement entre le iiie et la moitié du ier siècle av. J.-C.9. La zone était également dédiée aux triomphes car le départ des processions était situé à proximité du Circus Flaminius9.
Maquette de la Rome archaïque au musée de la Civilisation romaine, Rome. L’étendue d’eau à l’arrière-plan est située sur la zone du champ de Mars
En dépit de la valeur religieuse du lieu, de son usage militaire et de la « concession au peuple romain de l’ensemble de la zone »10, le champ de Mars se trouve peu à peu privatisé11. Alors qu’auparavant les constructions étaient difficiles et soumises à autorisation du Sénat, elles se seraient accélérées après la Guerre sociale et l’apparition de difficultés financières rendant nécessaire la vente de terrains publics10. En conséquence, les « interdits liés à la forte empreinte religieuse et civique du secteur » se trouvent abolis12, les terrains sont vendus aux enchères et acquis par un groupe de proches de Sylla, bénéficiaires des confiscations des proscrits. Pompée, partisan de Sylla, a pu faire partie de ces bénéficiaires12.
Le Champ de Mars avait une faible densité de construction, liée à la proximité du Tibre, susceptible de l’inonder13 et surtout à la relative insalubrité due à la présence d’une partie marécageuse appelée palus capræ14 (marais aux chèvres). L’assèchement du marécage lors de la construction du complexe de Pompée n’est pas certain et, même si cet aménagement avait déjà eu lieu, il est à douter que Pompée aurait choisi de localiser son vaste complexe sur un espace relativement instable15. Des édifices publics couvrent peu à peu le Champ de Mars, temples, enclos destinés aux élections, portiques, thermes et édifices de spectacles7.
Les moyens de la politique édilitaire de Pompée
Buste de Pompée, marbre, début du ier siècle av. J.-C., Inv. No 733, Copenhage, Ny Carlsberg Glyptotek
Au ier siècle av. J.-C. de nombreux lieux de spectacles sont construits par « l’ambition des hommes providentiels »16. Le théâtre fut construit par Pompée, « seul général toujours revenu victorieux de ses différentes campagnes »17sur un terrain lui appartenant, sans doute entre 61 av. J.-C., année de son triple triomphe18 et 55 av. J.-C., année de son second consulat19. Il était alors au sommet d’une gloire procurée par ses nombreuses victoires, notamment sur Mithridate, et donc en position d’imposer sa volonté20. Cependant, à partir de 62 av. J.-C., le Sénat tend à s’opposer aux volontés du général en dépit des services rendus21, le « coup de force » qu’est la construction du théâtre se place dans un contexte tendu avec les sénateurs22. Le triomphe de Pompée se déroule le 30 septembre 61 av. J.-C. et ses victoires font entrer dans le giron de Rome la Bithynie, le Pont et la Syrie23. Il triomphe sur trois continents différents, ce qui ne manque pas d’impressionner ses contemporains24,20. Le territoire de Rome augmente et de ce fait ses revenus fiscaux également1. Les actions menées par Pompée permettant d’asseoir la puissance de Rome, le général apparaît comme « un homme providentiel, gardien des intérêts de Rome »20.
Le butin amassé par le général, objets de valeur ou prisonniers1, aurait permis de financer le complexe projeté sur le Champ de Mars23, « témoignage durable de sa propre gloire »25. La question des sources du financement du projet n’est pas complètement résolue, la construction a peut-être été réglée sur les ressources propres du général ou sur le produit du butin, considérable26 rapporté par ce dernier au trésor public12. On sait que Pompée a utilisé le butin de la guerre contre les pirates pour élever un temple à Minerve. Les campagnes menées ont pu procurer les ressources pour le complexe pompéien du Champ de Mars27. Le financement posait questionnement dès l’Antiquité, Dion Cassiusévoquant une rumeur de financement par un affranchi du général28, donc un homme de paille.
Peu d’informations sont malheureusement disponibles sur le projet et sa construction29. Les travaux débutent sans doute en 61 av. J.-C.30. La zone concernée par la voie consacrée aux triomphes doit être modifiée et déplacée au moment de la construction de son complexe par Pompée15.
Vue du complexe dans son quartier sur le plan de Rome de l’université de Caen, avec l’arrière du temple de Vénus Victrix
À la suite des accords de Lucques, Pompée ne pouvait avoir une activité dans le pomerium après son consulat27 au moment de la création du complexe et disposait, avec le complexe placé sous son patronage, d’« une réduction de la ville » disposant d’un lieu de rencontre, le portique, d’un lieu de réunion du public, les gradins et d’une curie31.
Les jardins de Pompée, localisés au Champ de Mars selon l’interprétation par Coarelli d’un récit de Plutarque32, y étaient situés avec sa villa « à quelques dizaines de mètres » du théâtre11, probablement à l’endroit utilisé par la suite pour y bâtir l’odéon de Domitien33.
Le commanditaire pouvait utiliser son terrain à sa convenance, du fait de sa localisation hors du pomerium. Il le rendit à l’usage public12. Il dut cependant rendre compte de sa décision de construire un théâtre permanent à Rome34.
Ce fut à Rome le premier théâtre bâti en maçonnerie (theatrum marmoreum)19, alternative aux constructions provisoires en bois dont on avait dû jusqu’alors se contenter. Une loi interdisait en effet la construction de théâtres permanents à Rome : on avait toujours maintenu, jusque par la loi, l’idée que le théâtre, en accord avec les conceptions grecques, devait conserver son caractère de spectacle sacré, donné dans des constructions provisoires associées à des cultes religieux. Avant l’inauguration du théâtre de Pompée mais après le début du chantier, Aemilius Scaurus offre à Rome un théâtre temporaire en 58 av. J.-C35.
Pour contourner cette loi, Pompée fit édifier au sommet des gradins un temple à Vénus Victrix, divinité à laquelle il fut attaché toute sa vie durant36 : on pouvait alors considérer la cavea du théâtre comme une sorte d’exèdre donnant accès au temple37.
L’inauguration du théâtre a probablement eu lieu en 55 av. J.-C., peut-être le 29 septembre, « jour de l’anniversaire de Pompée »19, ou fin septembre-début octobre30, car de manière générale les spectacles avaient lieu du printemps au mois d’octobre38.
Des jeux somptueux ont lieu à cette occasion selon Cicéron18 dont des venationes exceptionnelles30,39. Le temple a pour sa part été consacré le 12 août52 av. J.-C.19, selon Filippo Coarelli37 et un texte d’Aulu-Gelle40,41. Le commanditaire se fit sans doute construire une maison non loin du théâtre18.
La cérémonie a permis aux spectateurs de bénéficier de spectacles diversifiés : théâtre, chasses, « jeux à la grecque » et musique42. Parmi les pièces représentées sont connues Clytemnestre43 et le Cheval de Troie44, prétexte pour exposer les richesses rapportées lors des guerres45. La Clytemnestre est probablement celle d’Accius46,43, l’autre pièce est issue du répertoire de Livius Andronicus ou de Naevius44, des auteurs romains47.
Les venationes de durèrent cinq jours et plusieurs centaines d’animaux sauvages furent tués48. Selon Cicéron deux chasses se déroulèrent chaque jour, faisant intervenir des éléphants le dernier jour49. Des animaux rares furent également intégrés aux spectacles50. Ce fait est un signe de l’attrait du public pour des spectacles sanglants qui eurent lieu en partie au Circus Maximus, tout comme des courses de chevaux eurent lieu au même endroit ; des animaux en cage ont pu être exposés au forum51. Une partie des processions d’animaux ont pu également avoir lieu dans le quadriportique52. Il y eut en outre des spectacles musicaux et des concours de gymnastique, qui n’obtinrent que peu de succès auprès du public et également du commanditaire53.
Lors de l’inauguration de le théâtre n’aurait pas possédé de mur de scène, un mur bas étant mis en place en , offrant la possibilité d’embrasser du regard depuis la Curie le complexe jusqu’au temple de Venus Victrix52. Cette même année le temple de Vénus Victrix est inauguré et des spectacles sont donnés, y compris avec des éléphants54.
La Curie du portique de Pompée est le lieu de l’assassinat de Jules César le 15 mars 4456,57, selon le récit traditionnel, aux pieds de la statue de Pompée, son adversaire politique. Le lieu frappé d’infâmie a peut-être été incendié par la foule lors des funérailles de la victime, ce qui motiverait la restauration qui débuta en 32 av. J.-C58.
Le théâtre fut entretenu et resta en usage tout au long de l’Empire : il est restauré en 32 av. J.-C. sous Octavien57,41, qui ferme la Curie et place la statue de Pompée sur la scène59, devant la porte royale du front de scène56,60, un peu comme la statue d’Auguste au théâtre antique d’Orange61. Ce déplacement change radicalement le sens du complexe architectural voulu par le commanditaire, les statues de la divinité, Venus Victrix et celle du triomphateur en position de cosmocrator (maître du monde) ne se répondant plus comme dans la configuration initiale aux deux extrémités du complexe62,63. La statue du général sur scène est un honneur qui lui est fait, mais en même temps le déplacement retire au complexe monumental le sens politique que Pompée avait souhaité lui apporter.
Par la suite, la Curie de Pompée est transformée en latrines57. Le théâtre prend son aspect définitif, en particulier l’élévation du mur de scène au même niveau que la cavea, lors des travaux augustéens2. Les travaux importants dès Octave-Auguste peuvent aussi être imposés par des problèmes structurels, et le restaurateur ne fait pas inscrire son nom pour garder sa place au commanditaire initial, soit par respect pour les actes de ce dernier et ses services rendus à l’État, soit par une action de propagande visant à récupérer à son profit l’héritage politique64.
Le mur de scène du théâtre d’Orange avec la statue d’Auguste
L’édifice subit des dommages en 21 ap. J.-C. lors d’un incendie56 sous Tibère41,64,65. La restauration est l’occasion d’ériger une statue à Séjan car son action comme préfet de la garde prétorienne aurait limité le sinistre66. Tibère ordonne une réfection de la scène, achevée seulement sous Caligula selon Madeleine67 et sous Claude selon Coarelli59. Selon Richardson la dédicace seule a lieu sous Claude41. Claude fait poser une inscription nommant les travaux réalisés sous Tibère sur la scène, et lui dédie un arc érigé à proximité du théâtre68.
Des concours musicaux eurent lieu dans le théâtre durant le règne de Néron53. Celui-ci y accueille des souverains étrangers par deux fois selon les sources conservées, dont Tiridate69,70. Durant cette cérémonie, la scène fut peinte et le velum fut couvert d’une peinture représentant l’empereur sur un char, tel Hélios71.
Des incendies ont lieu sous Claude, en 80, sous Philippe l’Arabe, puis en 28267. Domitien fait effectuer des réparations à la suite de l’incendie de 8059 qui toucha un grand nombre d’édifices du Champ de Mars72.
Sous les Sévères un procurator operis theatri pompeiani est connu, Quintus Acilius Fuscus72,70. Un « service d’entretien permanent »était peut-être présent dans l’édifice73. Pour les jeux séculairesde 204, le théâtre de Pompée présente trois jours de pantomime74.
L’incendie survenu sous le bref règne de Carin, en 28273, semble causer des dommages à l’ouvrage, car Dioclétien et Maximien19effectuent des réparations d’importance en 28573, les deux parties du portique portant désormais en l’honneur de ces souverains les noms de Iovia et Herculea59. Constance II visite l’édifice en 357 ap. J.-C., ce qui témoigne de la popularité du lieu quatre siècles après son édification69. Entre 395 et 402 Honorius et Arcadius réparent le théâtre dont une partie de la caveas’était effondrée75,76.
L’édifice, considéré comme l’un des plus prestigieux de la Ville56,77, est encore cité et utilisé au ve siècle78. Il bénéficie de travaux jusqu’au ve siècle par le roi ostrogothThéodoric23, dont un des chanceliers ne tarit pas d’éloges pour le théâtre de Pompée, ses marbres, ses sculptures, ses fresques et ses grottes à pendentifs du plus bel effet. Cela démontre « la volonté de préserver le monument »75. Quintus Aurelius Memmius Symmachus consolide l’ouvrage de 507 à 51178, peut-être en particulier la cavea79. L’édifice semble encore en bon état au viiie siècle car il est cité sur une liste de constructions antiques à visiter79.
Effacement de l’édifice
Au Moyen Âge, et contrairement à d’autres zones de la ville de Rome qui sont abandonnées, le Champ de Mars devient une zone très densément peuplée. La période fait du complexe monumental une inépuisable carrière de matériaux de construction23, dont sont faites, entre autres, les maisons des Orsinisur la Piazza di Grotta Pinta80 et l’église de Santa Barbara dei Librai. La ville de Rome connaît au milieu du xvie siècle son plus bas niveau de peuplement avec 45 000 habitants du fait des conflits, en particulier le sac de Rome de 1527 et de la peste, mais elle double à la fin du même siècle, ce qui occasionne des besoins importants en constructions.
L’arc de Tibère situé dans le portique de Pompée est cité au xive siècle81.
Le temple de Vénus Victrix n’existe sans doute plus au début du xve siècle82. L’édifice est décrit en ruines au milieu du xve siècle par Flavio Biondo, cependant l’auteur a peut-être confondu avec les restes de l’odéon de Domitien ou du théâtre de Balbus83. L’emplacement du théâtre est occupé par des constructions privées de façon attestée en 80. Des ruines importantes sont indiquées en et avec pour cette dernière une mention d’une maison qui pourrait être celle de Pompée84.
Le lieu a peut-être servi de fortification, avant l’édification du palais Orsini. Cette utilisation défensive de ruines de monuments antiques est bien attestée, à Rome même il faut citer le Colisée ou le mausolée d’Auguste. Le théâtre a également pu servir de lieu d’habitations ou être dédié au commerce, du fait de l’importante densité de population de la zone à l’époque médiévale, avec le Vaticanlocalisé de l’autre côté du Tibre85.
Des rues ont été créées au travers du portique. Le remploi des matériaux est massif, soit les éléments sculptés telles les colonnes, soit par une destruction des marbres dans des fours à chaux. Sous Jules II — pape de 1503 à 1513 —, Bramante s’empare de 44 colonnes de granite rouge de l’Hecatostylum, portique bordant le complexe. Il ne faut pas négliger dans le processus de destruction de l’édifice d’éventuelles inondations ou des faiblesses structurelles de l’édifice ayant causé l’effondrement de la cavea86.
Redécouverte, études modernes et sources antiques
Redécouverte
Redécouverte de la statue d’Hercule en 1864 sur une photographie ancienne
L’urbanisation a entièrement recouvert le site du complexe bâti par Pompée, cependant des recherches archéologiques ont eu lieu depuis le xixe siècle87. Des relevés archéologiques ont lieu en , en puis en 88. Baltard en effectue des relevés archéologiques sur l’espace du sanctuaire de Vénus Victrix89. Entre et un gradin est dégagé par Gabet90.
Des fouilles effectuées en sur via de Chiavari permettent de mettre au jour deux fragments de colonnes identifiés comme des éléments des deux premiers niveaux du mur de scène91.
Selon Coarelli, le complexe pompéien, tout comme d’autres édifices majeurs de Rome comme le Colisée, a manqué jusqu’assez récemment d’une « étude complète et synthétique »92.
Rodolfo Lanciani tente une restitution2. Sophie Madeleine soutient à l’université de Caen en 2006 une thèse sur « Le complexe pompéien du Champ de Mars, une « ville dans la Ville » : reconstitution virtuelle d’un théâtre à arcades et à portique au ive siècle p. C. »93. Antonio Monterroso Checa publie en 2010 une monographie remarquée sur le sujet, « Theatrum Pompei. Forma y Arquitectura de la génesis del modelo teatral de Roma »94.
Sources antiques
Les sources archéologiques permettant de connaître le complexe sont maigres, et les sources textuelles peu prolixes sur le plan de l’édifice.
La Forma Urbis, plan de marbre du début du iiie siècle érigé sur le Forum de la Paix, qui est conservé sur environ 10 % de sa surface, constitue une « source iconographique de première importance »95. Bigot, auteur du plan de Rome, a identifié un fragment de la Forma Urbis, dont les premiers éléments sont retrouvés au xve siècle, comprenant l’angle sud-est du portique du complexe pompéien96.
Onze éléments de la Forma Urbisreprésentant le complexe sont connus, dont huit sont conservés97. Le plan d’ensemble du complexe pompéien est connu par le plan sévérien mais l’élément original représentant le théâtre stricto sensuest perdu et n’est connu que par un dessin sur codex98. Cette source est tardive et peut ne pas refléter la configuration primitive car le complexe architectural voulu par Pompée a été à de nombreuses reprises restauré99. L’élévation de l’édifice est méconnue même si certains éléments ont pu être utilisés en remploi dans des bâtiments proches comme le palais de la Chancellerie2.
Les fragments de la Forma Urbis ne font pas l’objet d’un consensus en ce début du xxie siècle, l’appartenance ou non de fragments au complexe induisant des interprétations différentes, comme c’est le cas pour la question de l’appendice considéré comme la plate-forme du temple de Vénus Victrix mais considéré par Monterroso Checa comme un escalier axial du fait de l’incapacité des éléments internes d’assurer la circulation des spectateurs100.
Description
Théâtre et portique de Pompée, avec le temple de Vénus, sur la Forma Urbis.
Le plan du complexe est connu par la Forma Urbis mais reste imprécis du fait de sa disparition à peu près complète et d’une connaissance basée sur les traces laissées dans le tissu urbain101. Le complexe pompéien mesurait 320 × 150 m23. La partie de la Forma Urbis comportant le complexe pompéien du Champ de Mars en « illustre l’agencement »18et la planimétrie d’ensemble102. Madeleine propose de placer la domus de Pompée à l’emplacement de l’odéon de Domitien85. La maison de Pompée complétait le complexe, « comme une barque remorquée par un navire » selon Plutarque87. Au sud du complexe on trouvait des boutiques103.
Le complexe pompéien du Champ de Mars suit à peu près l’orientation de l’aire sacrée du Largo Argentina, bâtie entre le milieu du iie et la moitié du ier siècle av. J.-C.15 Il suit aussi les préconisations de Vitruve, à savoir un lieu salubre et non orienté au sud, une orientation à l’est convenant pour les villes et les habitations104. Il utilise au maximum l’espace dont disposait le bâtisseur105.
La construction du complexe est le point de départ d’autres projets de constructions sur le Champ de Mars qui devient par la suite « le quartier de la ville le plus monumental et cohérent »29. Dans un espace alors peu urbanisé, le complexe pompéien constitue alors une « colline architecturée »92.
L’édifice bénéficie du mode de construction des arcades en opus caementicium avec un revêtement de pierres, technique de construction déjà utilisée au tabularium92. La technique était intéressante pour les bâtisseurs car réalisable par du personnel peu qualifié106. Elle reprend celle utilisée en Italie centrale et en Campanie, même si l’échelle est inédite107.
Le théâtre de Pompée est « une démonstration souveraine » d’un caractère essentiel des théâtres romains, le fait de l’édifier hors des espaces facilité par la configuration du terrain108. D’une capacité de 40 000 spectateurs selon Pline109,18 mais plus vraisemblablement environ 20 000 places23,110 ou 18 000 spectateurs selon Fleury19, 17 580 selon les régionnaires18,56ou même 11 000 selon Richardson70, le théâtre mesurait 150 mètres de diamètre56 selon une thèse répandue à partir du xixe siècle revue à 165,60 mètres environ selon Monterroso Checa111, pour une hauteur de 36 mètres112. Les fouilles effectuées dans les années 2000 publiées en envisagent un diamètre de 158 mpour le théâtre et de 44 m pour l’orchestra. Madeleine considère que le diamètre du théâtre était de 532 pieds soit 157,31 m113. Selon la même source, la largeur d’assise disponible pour chaque spectateur était de 2,5 pieds (environ 74 cm), et la pente des gradins suivait un angle de 28°114. Madeleine pense que le théâtre possédait 61 rangs de gradins, tandis que Monterroso Checa estime pour sa part que l’édifice en comprenait 64112.
Selon Madeleine, il n’y a pas d’escalier axial dans le théâtre de Pompée, alors que les édifices similaires de taille bien moindre en possédaient plusieurs. Elle considère que les spectateurs accédaient aux parties hautes par les arcades et que cet accès difficile a entraîné la création de deux balcons (maeniana) au lieu des trois habituels dans les grands édifices115.
L’édifice dominait le Champ de Mars à 45 m19, en effet le temple intégré au théâtre était aussi haut que la colline de l’Arx23,116. Le temple surplombait la plaine de 35 m selon Madeleine105.
Masque de théâtre du théâtre de Pompée en remploi sur un mur d’angle de la piazza Pollarola.
La cavea haute de 36,13 m117 était complétée par un espace scéniquefermé par un mur monumental richement décoré de plusieurs étages de colonnades, long d’environ 90 mètres, universellement repris, ainsi que le plan général, dans toutes les constructions de théâtres de la période impériale romaine. La scène, longue de 95 m selon Guerber et alii56, possédait plusieurs niveaux. Trois gradins ont été retrouvés lors de fouilles, dont deux font 0,38 m de haut118. Des mâts étaient situés en haut de la cavea pour soutenir le velum, 58 pour l’édifice selon Madeleine119. La cavea se prolongeait au-delà de la scène par un quadriportique monumental de 180 × 135 m19,18.
La scène était en pierre dès l’origine vu le luxe déployé dans tout le complexe120, mais possédait de nombreux éléments en bois qui furent souvent touchés par des incendies121. Gros en 2009 évoque un bâtiment primitif ne possédant qu’un pulpitum et un mur de scène démontable et conçu en bois2. Le frons scaenae, connu par la Forma Urbis avec une forme spécifique composée d’une niche centrale rectangulaire et deux niches latérales semi-circulaires, date peut-être des rénovations consécutives aux incendies du ier siècle ap. J.-C122. Deux fragments de colonnes attribués à cette partie de l’édifice sont conservés117, l’un en marbre blanc et l’autre en granite gris123. Le pulpitum mesurait 1,50 m de haut selon Madeleine et 20 m de large124. Un toit couvrait la scène125. La scène est refaite et transformée126, quatre fois au moins jusqu’au ive siècle, et dans cet état Madeleine évoque trois niveaux de colonnes même si l’édifice a pu avoir deux niveaux à l’origine127. La colonnade avait une hauteur totale de 27,80 m, le premier niveau en granite gris, le second en marbre blanc et le troisième en granite rouge128. Sur le mur de scène se trouvaient des statues, œuvres de Coponius129, chargées de représenter les 14 nations orientales vaincues par Pompée130.
Statue monumentale de Melpomène provenant du théâtre. Paris, musée du Louvre
Les gradins étaient orientés vers l’est131. L’orientation permet aux spectateurs du théâtre d’être protégés des grosses chaleurs des après-midi, protection accentuée par la présence d’un velum132. L’orientation du théâtre de Pompée est optimale pour une prise mineure au vent pour les périodes habituelles des jeux romains, le printemps et l’été. En effet, pendant ces saisons, les vents soufflent de l’ouest à Rome. Les vents soufflant de l’est étaient arrêtés par le frons scænæ133. L’orientation adoptée est « réfléchie et pertinente : elle allie les avantages d’un bon éclairage à la possibilité de déployer un velum »8, dont la prise au vent était optimale durant la saison des jeux132.
La façade de travertin avait des arcades ouvertes. Les différents niveaux présentaient peut-être des ordres architecturaux superposés19, comme au Colisée et aussi au théâtre de Marcellus56. Les décors intérieurs étaient de marbre ou de stuc, complétés de nombreuses œuvres d’art dont quelques-unes ont été retrouvées au fur et à mesure des découvertes.
Systèmes mécaniques utilisés au théâtre de Pompée
Représentation du théâtre et du portique de Pompée sur une restitution numérique
Sophie Madeleine a consacré une partie de sa thèse à l’étude des systèmes mécaniques présents dans l’édifice, le rideau de scène, le système d’aspersion d’eau parfumée (sparsiones) et le système de protection contre les rayons du soleil (velum). L’intégration de cette problématique est inédite134.
Le rideau de scène du théâtre de Pompée n’est pas évoqué mais son existence très probable. Il était déployé du bas vers le haut135. La proposition de restitution évoque plusieurs bandes de tissu placées sur des cylindres ainsi qu’un système de contre-poids. Le système a été étudié au théâtre antique de Lyon, et la restitution virtuelle a permis de mettre en évidence l’efficacité du système, sauf pour les spectateurs placés sur les côtés de la cavea dans l’hypothèse d’une hauteur de rideau semblable à Rome et à Lyon136.
Les sparsiones destinées à rafraichir se faisaient soit vers les spectateurs soit vers la scène137. Le système était considéré initialement comme alimenté par des canaux, ce qui pose le problème de l’alimentation car aucun aqueduc n’existait dans la zone à l’époque de Pompée. L’eau selon Madeleine coulait de l’est vers l’ouest du portique en provenance de canaux issus du Tibre138. L’eau vaporisée était parfumée parfois au safran, usage qui existait avant le théâtre de Pompée, apportant au spectacle un effet visuel et olfactif. Les coloris des brumisations pouvaient être divers et certaines étaient incolores, telles celles destinées aux spectateurs139. Le système, outre son coût, était une « prouesse technique ». L’eau était élevée à l’aide d’une pompe à pistons à air comprimé qui permettait une brumisation continue selon les travaux menés par Philippe Fleury140.
Les consoles de soutien des mâts destinés au velum au théâtre d’Orange
Le velum était un système coûteux et non systématique141. Il est attesté au théâtre de Pompée par des textes de Martial, Dion Cassiuset peut-être d’Ovide142. Des mâts supportaient la toile qui était sans doute en lin, tissu noble, résistant, coûteux et de forme rectangulaire143. Madeleine a testé de manière virtuelle deux modes de restitution, l’un avec un système à vergues l’autre avec un système à cordes144. Pour le système à vergues, les toiles auraient été pourvues d’anneaux de bronze et les mâts d’épicéa pouvaient mesurer 30 m145. La restitution a été effectuée avec Autodesk 3ds Maxpour permettre une étude à différentes heures et jours146, et aboutit à un rejet de cette solution vu l’inefficacité globale de la protection offerte par ce système147. Le système de fixation du velum a pu être assuré par des cordes et un demi-anneau de cordes centrales qui laissait passer le soleil148. Le déploiement du velum était spectaculaire, en une minute seulement149 et replié en deux minutes environ150. La manœuvre était assurée par des hommes installés dans un chemin de ronde en bois au-dessus du toit du portique151. Les restitutions virtuelles permettent de relever que le système à cordes est beaucoup plus efficace pour protéger les spectateurs du Soleil qu’avec le système à vergues152. En cas de vent du sud, le velum était replié afin d’éviter d’endommager le système150. Selon Sophie Madeleine, « la prouesse technologique faisait peut-être aussi partie de la magie du spectacle »153.
Espaces cultuels
La chapelle Saint-Hubert du Château d’Amboise avec un renfort placé sur le rempart semble conforter la faisabilité de la thèse d’un temple en saillie
Traditionnellement il y avait des représentations théâtrales sur le Palatin, devant le temple de Cybèleou dans la zone du Circus Flaminius, près du temple d’Apollon30. Selon Tertullien154, « cet ouvrage condamné et condamnable, il [Pompée] le couvrit ainsi du titre de temple et il se servit de la superstition pour bafouer la morale ». L’écrivain chrétien est un polémiste et se sert de l’exemple du théâtre de Pompée pour lutter à la fois contre le paganisme et contre la supposée absence de moralité de Pompée. La présence de temples plaide en faveur d’une influence hellénistique pour la construction du complexe30. Outre le sanctuaire dédié à Vénus Victrix, dont la localisation est encore l’objet de débats et de thèses opposées, quatre autres sanctuaires étaient présents, dédiés à la Vertu, à l’Honneur, à la Félicité25 et à la Victoire.
Temple de Venus Victrix
La localisation du temple de Vénus n’est pas assurée et plusieurs spécialistes sont en désaccord. L’abside visible sur le plan de la Forma Urbis est considérée de manière traditionnelle comme la localisation du temple mais cette interprétation n’est pas acceptée par tous, certains plaçant le sanctuaire à un autre endroit quoique toujours in summa cavea.
Selon Madeleine, le temple en saillie permettait de présenter les gradins comme un escalier d’accès au temple155. La cavea était pourvue d’un renfort pour supporter la structure du temple156. Une structure haute soutenait le podium du temple en saillie du théâtre, disposition repérée par les archéologues à Cherchell dans l’axe du théâtre157.
Dans cette interprétation, le sanctuaire, pourvu d’une abside89, était monumental et pourvu de fondations puissantes158. La forme de l’édifice est comparable à un temple bâti par César à Vénus Genitrix sur son forum et cette similitude a pu être expliquée par un contexte de rivalité politique entre les deux commanditaires89. Le temple de Vénus Victrix aurait mesuré environ 26 m de long pour environ 17 m de large, avec une hauteur estimée à 13 m par Madeleine159. Le temple aurait placé la hauteur totale de l’édifice pompéien à 39 m159. L’édifice dominait le Champ de Mars de 45 mselon Sauron87.
Monterroso Checa pour sa part considère que le temple ne dépassait pas de la cavea et que la structure en arrière de cette dernière est un escalier155« à plusieurs volées, rejoignant, depuis l’extérieur du théâtre, les gradins les plus élevés »100, tout comme Gros160. Pour ce dernier la hauteur du podium, d’environ 35 m, ne peut être compatible avec la largeur des murs de soutènement et il adhère à la thèse de Monterroso Checa161. Selon le même auteur, le temple était un « temple à cella barlongue avec le sanctuaire de Vénus au centre et les autres chapelles dans les ailes »161.
Le temple possédait une statue cultuelle de Vénus Victrix à laquelle répondait une autre statue située 200 m à l’est au sein de la Curie de Pompée et représentant le commanditaire162.
Plusieurs sanctuaires existaient selon Suétone163 qui évoque des superiores aedes. Madeleine considère que le sanctuaire central était dédié à Vénus Victrix et deux autres structures aux extrémités de la cavea, comme au théâtre d’Herculanum164. Les deux structures se seraient placées sur le portique supérieur large de 7 m et auraient été modestes car les sources les évoquent peu165.
Selon Madeleine le temple de Venus Victrix était complété par deux éléments consacrés l’un à Honos et Virtus et l’autre à Felicitas et Victoria166, tout comme Coarelli167. Cette organisation architecturale est peut-être calquée sur un temple accompagné de deux éléments construit à l’emplacement du tabularium par Sylla9, mentor de Pompée168. Monterroso Checa considère que les personnifications des vertus sont honorées dans des absides.
Honos et Virtus sont les « qualités du général romain », liant succès politique et valeur au combat, sans lien avec une noblesse de naissance. Marius appréciait ce couple de divinités. Felicitas est la chance qui est un don des divinités et était appréciée par Sylla. La tétralogie serait complétée par Victoria, la victoire169,41, « conséquence de la Felicitas »167. Pompée se présente comme héritier de Marius et Sylla, tout en prenant distance avec le second, il place au-dessus Vénus Victrix, « garante de la victoire et de la domination universelle »170.
Le portique et la Curie de Pompée
Le théâtre était complété par un quadriportique et une curie dans l’axe du temple30. Contrairement aux portiques ayant été érigés précédemment, le portique de Pompée n’est pas isolé mais un élément d’un ensemble hiérarchisé à finalité idéologique171.
Le portique aux colonnes de graniterouge23 (portique de Pompée) s’étendait du mur de scène jusqu’à l’aire sacrée du (it) (ou (it)). L’espace enserré faisait 180 × 135 m56 et sa surface était trois fois supérieure à la superficie du Forum romain de l’époque républicaine120. Les portiques possédaient deux nefs, une zone centrale était couverte et deux zones étaient des jardins56. Madeleine évoque un portique à une seule nef172. Quatre entrées permettaient d’accéder au portique, deux à l’est et deux à l’ouest, toutes symétriques mais pas centrées173. Les entrées permettaient d’accéder au portique couvert ou aux boutiques pour deux d’entre elles. L’élévation du portique n’est pas connue mais un long texte de Vitruve sur les portiques liés aux théâtres permet de proposer une restitution174,175. La largeur de l’édifice est égale à la hauteur de la colonnade soit 9,50 m. Les colonnes étaient d’ordre ionique ou corinthien et sans doute corinthien au ive siècle176. Des fûts de granite rouge appartenant au portique ont été découverts au xixe siècle : les bases et les chapiteaux étaient en marbre blanc177.
Selon Madeleine, au sud du portique se trouvaient des tabernædont, d’après Appien, les marchandises furent pillées lors de l’assassinat de Jules César178. Ces boutiques permettaient aux spectateurs de procéder à des achats divers. Cette thèse n’est pas partagée par Monterroso Checa179.
Plan de l’aire sacrée du (it). En rouge, les temples A, B, C, D ; 1. Porticus Minucia ; 2. Hecatostylum ; 3. Soubassement de la Curie de Pompée jouxtant l’aire sacrée ; 4. et 5. Latrines de l’époque impériale ; 6. Bureaux et dépôts de l’époque impériale.
À la façade nord du portique de Pompée s’adossait un portique appelé Hecatostylum ou portique des cent colonnes ou portique des Lentuli dont subsistent des vestiges près du temple A de l’area sacra du (it). L’édifice est à peu près contemporain ou un peu plus récent que le portique de Pompée59, le débat étant difficile à trancher vu l’état du dossier15.
Au milieu du portique, derrière le temple circulaire de l’area sacra du (it), se dressait la Curie de Pompée, grande exèdre rectangulaire180 où se tenaient les séances du Sénat lorsque des jeux avaient lieu au théâtre selon Appien181. L’emplacement de la Curie présentait un caractère sacré car choisi après consultation des augures et comportant devant son entrée un autel destiné aux sacrifices181,89. La Curie était séparée du portique soit par une grille, soit par une palissade, clôture du pronaos selon Madeleine182. En dépit de ce caractère sacré, César y fut poignardé aux ides de mars44 av. J.-C., au pied même de la statue monumentale de son ancien adversaire183,18. La statue, découverte au xvie siècle, est aujourd’hui exposée au palais Spada. L’évènement des ides de Mars a connu une large évocation par les sources antiques mais surtout anecdotiques et non descriptives d’un bâtiment qui a radicalement changé du fait de cet épisode184. Auguste, en , fit murer la Curiecomme locus sceleratus, mais il restaura le théâtre et fit réériger la statue de Pompée sur la scène même37. La fonction civique souhaitée par Pompée fut définitivement perdue185. Le soubassement en tuf de l’exèdre a été retrouvé lors des fouilles du (it)à l’arrière du temple B58. L’élément devait mesurer 24 × 21 m et était surélevé de 4 m par rapport au portique184. Sauron donne pour l’édifice 25 × 15 m donc une superficie supérieure à 400 m287. Ce positionnement en hauteur, parallèle au temple de Vénus Victrix, souligne le côté sacré de cette partie du complexe pompéien et son unité jusqu’à la mort de César186. L’espace est transformé en latrines selon les sources anciennes183. La Curie aurait été remplacée par des latrines selon l’interprétation de certains fragments de la Forma Urbis d’époque sévérienne et rasée. Une exèdre aurait fermé alors le côté est du portique187. L’espace fouillé au (it) fait apparaître des vestiges de ces latrines (nos 4 et 5 du plan), dont la première est datable du règne de Domitien.
Au centre du portique se trouvaient deux rectangles de 100 × 23 m et au milieu un espace large de 12 m188. Cet espace était un jardin, au centre du portique, orné de fontaines dont des vestiges ont été retrouvés sous le Teatro Argentina180 lors de sondages archéologiques18. Le jardin possédait des alignements de platanes et des fontaines18. Les fontaines étaient distantes de 4 mseulement les unes des autres sur le plan de marbre sévérien et ont peut-être été décrites par Properce189,190. Les rectangles sont un double bois de platanes taillés190. Ce jardin fut selon Golvin le « premier jardin public » de Rome et « un véritable musée »23. Les fontaines étaient ornées de statues191 et alimentées par les eaux de l’aqueduc de l’Aqua Virgo et une dérivation du Tibre à l’origine192. Ces fontaines ne sont pas acceptées par tous les chercheurs. Il y avait deux sols différents, un en terre à côté du bois de platanes et un autre dallé dans les allées, séparés par une marche de 0,25 m193. Dans la situation initiale une seule fontaine alimentait les canaux du portique et l’eau était évacuée à l’ouest par une bonde194.
À l’ouest des fontaines se situait un arc dédié à Tibère, érigé sur l’ordre de Claude195. Madeleine propose pour cet arc, dont il ne reste rien, une taille d’environ 24 × 10 m196.
Usages du lieu
Champ de Mars à Paris avec deux alignements de platanes comme au portique de Pompée
Le portique a eu des usages très diversifiés. Il servait parfois pour l’activité judiciaire62. Il est considéré en -55 comme un lieu de promenade pour les habitants de Rome privés d’espaces verts197 car ceux-ci constituaient jusqu’alors un luxe inaccessible aux communs des mortels198. Il servait également pour déposer les accessoires et décors nécessités par les spectacles56 et abriter les spectateurs du théâtre en cas de pluie197. Le lieu abritait des gladiateurs au moment de l’assassinat de César, servant d’abri dans les jours précédant les combats de gladiature56. C’était aussi un lieu de commerce199. L’espace était également beaucoup utilisé comme lieu de séduction, de rencontres amoureuses, voire de relations tarifées. La réputation du lieu comme simple lieu de promenade a pu pâtir d’une médiocre réputation200.
Musée
Statue dite anciennement Uraniemais museÉrato. Collection Farnèse, Musée archéologique national de Naples
De nombreuses œuvres d’art décoraient les espaces tant les portiques que les jardins56. Le portique était orné de statues grecques180. Les œuvres présentées dans le complexe obéissaient à un programme iconographique précis et cohérent120. Le portique de Pompée est un lieu de transition entre la ville et « l’univers intérieur », tout le complexe voulu par le commanditaire démontrant « la mise en scène d’un pouvoir sacralisé »201.
Le portique, « véritable musée »197, abritait en particulier des peintures murales grecques et des statues hellénistiques23. Parmi les peintures trois tableaux sont cités par Pline l’Ancien et étaient disposées, sous un portique couvert, des œuvres de Polygnote, Pausias et Antiphile202.
Les œuvres d’art auraient été choisies par Atticus, ami de Cicéron, et avaient comme point commun d’être en relation avec le monde du théâtre ou dans une thématique liée à Vénus18. Étaient présentes trois séries de statues féminines, des hétaïres, des poétesses et des « femmes connues pour leur accouchement extraordinaire »203. Cette présence serait une évocation des Enfers décrits dans le chant XIde l’Odyssée56, plus précisément de « la visite du héros encore vivant aux Enfers »197, un « voyage initiatique » où Pompée était un héros semblable à Hercule ou Dionysos204. Il y avait là une métaphore des Champs Élysées62. Le commanditaire était représenté dans la pose de la nudité héroïque avec un globe dans la main gauche.
Persistance dans la ville
Vestiges
Les vestiges du complexe voulu par Pompée sont très ténus et rares en dépit de l’importance de l’édifice dans l’histoire de la ville. Les vestiges des maçonneries en opus reticulatum et des voûtes du théâtre apparaissent çà et là dans les caves et les soubassements des édifices voisins180,23,70. Des éléments de corridors en opus reticulatum sont visibles dans des restaurants du quartier, Pancrazio et Grotte di Pompeo2. Le complexe était localisé à proximité du Campo dei Fiori et de l’église Sant’Andrea della Valle56. Le palais Righetti (Campo dei Fiori) occupe quant à lui l’exact emplacement du temple et possède des substructions du sanctuaire de Vénus180,59. Il ne reste plus de traces du portique, si ce n’est l’extrémité est qui est visible à l’arrière des temples de l’area sacradu Largo di Torre Argentina18,180,23. Des restes de l’exèdre ont été conservés180 de même que des traces en opus quadratum de la Curie56.
Continuité dans la topographie urbaine
Via di Grottapinta : immeubles construits sur la face interne de la cavea du théâtre
Superposition du plan du théâtre et des rues actuelles
Aujourd’hui, le théâtre a complètement disparu, mais on peut encore évaluer ses proportions imposantes à la forme incurvée des façades d’immeubles construits sur les gradins, dans la via di Grotta Pinta pour la partie interne180, « un des cas les plus remarquables de continuité urbaine » selon Coarelli59et dans la via del Biscione et la via dei Giubbonari pour les parties extérieures23. Le palazzo Righettiproche du Campo dei Fiori est construit sur les fondations du temple de Vénus59.
Le portique a également marqué la topographie urbaine, les proportions en étant conservées entre le Largo Argentina et la via dei Chiavari et la via del Sudario et la via di S. Anna18.
Une statue haute de 3 m185 et conservée au palais Spadareprésente Pompée dans la nudité conventionnelle des héros, vêtu d’un paludamentum et tenant un globe dans la main : c’est donc l’image d’un cosmocrator20. Il est également porteur d’une épée185 et des « attributs du héros homérique »205. La statue, retrouvée dans la via dei Leutari en 1500185, intègre les collections de Bernardino Spadaaprès un imbroglio juridique entre les deux propriétaires des terrains sur lesquels elle fut retrouvée206. En marbre pentélique, elle est identifiée comme représentant Pompée dès 1658205. Coarelli estime que la statue est celle aux pieds desquels tomba César, alors que Faccena estime que l’œuvre date des Flaviens ou de l’époque de Trajan. Le globe serait une métaphore des conquêtes de Pompée. Selon Sauron, la statue aurait porté dans sa main droite une statuette de Victoire en bronze, tout comme la statue de Vénus Victrix située dans le temple situé en haut de la cavea. Madeleine pense que la statue découverte n’est pas l’originale mais une réplique207.
Il y avait une tradition reliant théâtre et temples depuis le iie siècle av. J.-C.18.
Raisons de l’opposition sénatoriale
Théâtre de Syracuse du ve siècle av. J.-C.
Les théâtres en dur existaient dans d’autres villes d’Italie méridionale208, en particulier à Pompéi209 ou Syracuse210. Seul le théâtre de Teanum, du iie siècle av. J.-C. possédait des substructions avant l’édifice construit par Pompée211 : dans ce monument, d’un diamètre de 85 m, le public circulait dans la structure de soutien du bâtiment212. Cependant une telle construction dans la ville de Rome était « un fait relativement nouveau et traumatisant »33.
Les jeux dits ludi megalenses sont introduits vers et avaient lieu dans des théâtres provisoires bâtis devant les temples. D’autres spectacles avaient lieu lors d’autres jeux introduits antérieurement, au milieu du iiie siècle213. Les théâtres étaient auparavant en bois et amovibles, cette tradition selon Tite-Liveremontait à 364 av. J.-C209. C’est aux environs de que les bancs de bois à l’attention du public apparaissent16.
Un premier précédent de construction de théâtre en pierre, en , avait échoué33. Les censeurs souhaitent alors bâtir un théâtre sur le flanc du Palatin, détruit par le Sénat qui interdit de surcroît la construction de gradins 1 000 pas autour de Rome214. Le consul Scipion Nasica, considérant l’édifice comme « inutile et [nuisible] à la moralité publique » convainquit le Sénat de mettre fin au projet215.
Le grand théâtre de Pompéi du iie siècle av. J.-C.
Lucius Mummius Achaicus fait construire le premier théâtre en bois complet agencé selon la tradition grecque214 en , avec des gradins improvisés216. Les théâtres en bois, même richement décorés, n’ont alors qu’une durée de vie brève25 et sont offertes par les édiles31. Le coût des installations temporaires était considérable, même si les matériaux étaient utilisés après-coup dans les maisons privées des financeurs216. À la fin de la République, ces édifices, bien que provisoires, étaient cependant richement ornés et décorés afin de « créer l’illusion d’un univers palatial proche de celui des souverains hellénistiques ». Les spectateurs étaient abrités du soleil par des toiles et les spectateurs étaient aspergés d’eau safranée23.
Les conservateurs considéraient le théâtre comme « une cause de dégénérescence » et les citoyens ne devaient pas s’asseoir pour regarder, comme les Grecs217. Les jeux avaient lieu pendant la journée et avaient un lien avec la religion : le fait de s’asseoir d’emblée sur des gradins estompait la connexion avec le monde religieux et poussait à l’oisiveté le peuple218, selon Tacite219.
Les théâtres étaient destinés en Grèce non seulement aux spectacles mais aussi aux assemblées politiques, cette expression démocratique faisait peur également aux sénateurs de la Ville220. Le lieu pouvait aussi être « un lieu propice à l’agitation politique »208. La plèbe aurait pu avoir un lieu de réunion adapté à une nombreuse assistance221, et de ce fait le risque était grand d’« assemblées séditieuses »16. Le théâtre, avec son acoustique, pouvait permettre à des orateurs d’être entendus par toutes les personnes assises, contrairement au Forum ou au Circus Maximus222. Lors des réunions politiques des comices, l’assistance était debout31.
Sophie Madeleine a repéré deux débordements populaires dont le théâtre de Pompée fut le siège. L’un de ces deux mouvements d’émeute se produisit au moment du décès de Sextus Pompée, lorsque son meurtrier donna des jeux223. D’autres lieux de communication politique existaient, comices et autres réunions politiques, mais avec une très faible possibilité d’expression populaire224. Du fait des qualités des théâtres, les jeux organisés dans ces lieux étaient limités à certains jours224. Les agitations n’étaient pas seulement politiques, elles pouvaient également être dues à une prestation artistique médiocre ou à la présence dans les lieux d’une personne n’ayant rien à y faire selon l’assemblée225. Le théâtre était « l’endroit idéal pour faire entendre la voix du petit peuple »226, et selon Nicolet« un moyen et un champ d’action politique »227. Les théâtres localisés dans les villes de province risquaient moins de se transformer en lieux de sédition du fait de leur taille moindre. Le théâtre de Pompéi pouvait accueillir 2 000 spectateurs. La cité campanienne fut cependant le lieu d’une rixe aux abords de l’amphithéâtre en 228,229.
Une autre raison à l’opposition des sénateurs de Rome semble avoir été un rejet du modèle architectural grec218.
La dernière raison est le rejet d’un système de construction financé par des ambitieux soucieux de progresser dans leur cursus honorum218.
Audace du commanditaire
Le théâtre de Pompée est une première car son commanditaire « brave (…) l’interdiction du Sénat de construire à Rome en théâtre en pierre »23 et « nul ne pouvait être dupe » du caractère artificiel du motif religieux230. L’audace du général tend à discréditer le Sénat et porte en quelque sorte ce qui fut un caractère de la fin de la République romaine, « l’arrivée au pouvoir d’hommes audacieux et populaires qui centraliseraient l’autorité »216. Pompée offre au peuple un lieu de rassemblement afin de s’assurer ses faveurs, avec le théâtre et le portique adjoint22. Le rapport de force tend en faveur du général victorieux et la construction avait pour objet de pérenniser sa marque dans la Ville afin de ne pas sombrer dans l’oubli21. La construction du complexe du Champ de Mars est pour Pompée « le couronnement de [sa] propagande [et] la mise en scène architecturale et décorative de ses thèmes les plus audacieux »231. La présence d’une statue du commanditaire dans la Curie parallèle à la statue de Vénus située à l’autre extrémité du complexe souligne l’héroïsation souhaitée du général et « le simulacre divin »186. Selon Coarelli la statue dans l’axe donnait à la bâtisse « des allures d’hérôon » et bénéficiait du charisme de Vénus Victrix89. Le complexe voulu par Pompée constitue « une rupture, un tournant dans l’exaltation du pouvoir personnel »153.
Intérieur reconstitué du théâtre de Pompée, donnant accès au temple de Vénus Victrix
Pompée aurait, par ruse232, prétexté que « la cavea n’était qu’un escalier devant le temple de Vénus victorieuse »233,18,31. Cette interprétation de l’édifice cultuel est « tendancieuse » selon Duret et Néraudau25. Gros considère que l’association théâtre-temple « désignait le lieu du spectacle comme une aire cultuelle dépendant du sanctuaire »234. Pour Coarelli le temple est l’élément principal, et le théâtre est « un appendice fonctionnel »213. Le commanditaire a peut-être été guidé par Varronpour le choix des divinités honorées, car il a fait réaliser un édifice à Cassino, reconnu comme un temple235. Gros considère que l’édifice cultuel est prééminent et que le complexe construit s’inspire du sanctuaire de Préneste, en dépit de la fiction de l’escalier menant au sanctuaire, du fait de la hauteur des gradins52.
Le complexe pompéien avec des fonctions politiques et judiciaires outre le théâtre était une annexe du domicile du commanditaire qui ne pouvait entrer dans le pomerium du fait des pouvoirs proconsulaires236. César a tenté vainement de réaliser un théâtre sur les pentes du Capitole avec une appropriation du temple de Jupiter Capitolin qui aurait dans ce cadre servi de temple in summa cavea selon Coarelli237. Cette construction aurait été une appropriation d’un lieu de culte vénérable aux fins de vénérer le dictateur de son vivant, « solution outrancière » abandonnée par Auguste qui met en place le culte des empereurs après leur mort par l’apothéose238.
Modèles et inspirations
La question des modèles pour le complexe pompéien est très importante et problématique239, il faut sans doute évoquer à propos du projet de Pompée au Champ de Mars « une multitude d’influences »240.
Modèle hellénistique
Vestiges du théâtre de Mytilène, modèle pour le théâtre de Pompée selon Plutarque
Plutarque signale que Pompée prend comme modèle le théâtre de Mytilène18, à Lesbos239, « ravi de la beauté du théâtre, il en fit lever le plan en 62 av. J.-C. et prendre le dessin, pour en élever un pareil à Rome, mais plus grand et plus important »241. Cet édifice, dans lequel Téophane (ancien historien et ami de Pompée242,243) avait célébré le général vainqueur244, est malheureusement mal conservé sauf l’orchestra245. L’édifice primitif, daté du iiie siècle av. J.-C. a été d’autre part largement modifié à l’époque julio-claudienne160. Coarelli apporte crédit au texte de Plutarque, aux « sources excellentes »33 en 1997, un plan italique n’étant pas incompatible selon lui avec une adaptation d’un modèle grec, à l’exemple des adaptations réalisées dans la villa Hadriana246. Richardson considère le récit antique comme ne concernant pas l’édifice effectivement construit41, tout comme Sauron qui considère l’affirmation de Plutarque comme une intention non suivie d’effets107. Selon Gros l’anecdote est un signe du « climat de gestation caractéristique de l’époque », à la recherche de la synthèse entre l’architecture grecque et l’urbanisme romain247.
La présence en un même lieu d’un temple et d’un théâtre n’est pas une innovation de Pompée25. Au bouleutérion (en grec ancienβουλευτήριον) de Milet sont regroupés un temple, un portique et un monument en forme de théâtre qui est le bouleutérion stricto sensu : selon Madeleine il y a là une « idée de complexe architectural ». Le thersilion de Megalopolis, lieu de réunion de la Ligue achéenne, comprenait également trois éléments240.
La nouveauté est la disposition ascendante des éléments d’inspiration pergaméenne30. La forme du théâtre avec une caveasemi-circulaire et un frons scænærectiligne est à chercher en particulier dans les sites grecs de Sicile selon Sauron107. Le site religieux situé au-dessus de la cavea est un prototype asiatique selon le même auteur248 et selon Coarelli, qui voit dans le portique la même source d’inspiration249. À Pergame le siège des jeux était également le lieu du culte dynastique et de la célébration des victoires militaires250.
Le portique a pu bénéficier d’influences diverses : l’influence hellénistique, avec la présence de niches et d’exèdres, celle de l’architecture des palestres et des paradis orientaux selon Grimal, faisant de ce lieu « un complément idéal pour le théâtre qui lui était accolé »251. Monterroso Checa considère que l’édifice possède un « caractère globalement hellénisant »252.
Le temple de Venus Victrix, « alibi religieux », est placé dans le complexe pompéien au sommet des gradins, « escalier d’accès au sanctuaire »23, « caution religieuse de Pompée »230. Les théâtres-temples sont perçus par certains auteurs dont Hanson comme le « produit exclusif de la culture italique » avec l’usage de « l’axialité et la frontalité », cependant Coarelli considère cette hypothèse exclusive comme suspecte, car les complexes italiques datent du iie siècle av. J.-C.alors que des structures semblables datent du iiie siècle av. J.-C. comme l’Asklepeion de Cos253. Les théâtres-temples doivent être appréhendés dans le contexte religieux qui prévalait aux représentations théâtrales et aux ludi en Grèce et à Rome254.
Le complexe a pris comme modèles les complexes religieux du Latium35des iie – ier siècle av. J.-C., comme le Sanctuaire de la Fortuna Primigeniaà Préneste, le sanctuaire d’Hercule Vainqueur à Tibur23 daté de 70-60 av. J.-C. ou Gabies25. Les complexes possèdent des hémicycles pourvus de gradins dont l’utilisation n’est pas claire, pour les rites religieux ou des spectacles, mais qui leur donnent une unité architecturale230.
Le sanctuaire de Préneste, daté de 150-125 av. J.-C., possédait le sanctuaire dans sa partie supérieure et le forum dans sa partie inférieure. En outre, il comprenait une vaste place à portique et le sanctuaire possédait une cavea et une tholos. Pompée a sans doute utilisé cette structure pour son complexe, structure dont la popularité ne s’est pas démentie jusqu’à la christianisation au ive siècle255.
Le sanctuaire de Junon de Gabiesdont la genèse remonterait au ive siècle av. J.-C., possédait un oracle sous le temple. La situation du complexe au iie siècle laisse apparaître un portique avec jardin et également des boutiques sur trois côtés, le dégagement étant orné de nombreuses statues. Coarelli évoque un syncrétisme entre le culte de Junon et celui accordé à Vénus à partir de l’époque de Sylla256. Le dernier côté était occupé par une cavea dont l’axe central des gradins indique le centre de l’édifice cultuel, comme à Tibur257.
Forum triangulaire de Pompéi et quartier des théâtres
Forum triangulaire
Palestre
Temple d’Isis
Temple de Jupiter Meilichios
Théâtre et caserne des gladiateurs
Odéon
Le rassemblement en un lieu unique de fonctions différentes est présent dans les cités d’Italie. Ainsi, le forumde Pompéi édifié au iie siècle av. J.-C. présente un portique avec sur les deux petits côtés un temple, le Capitole et l’autre côté des édifices civiques258.
Premier d’une série et exemple le plus abouti
Ce premier théâtre romain en dur, le plus important de Rome41 fut bientôt suivi d’édifices conçus sur le même modèle : un hémicycle sur voûtes et murs rayonnants. Le théâtre de Pompée était « une réalisation prestigieuse, très en avance sur son temps » qui bénéficiait d’avancées techniques259.
Postérité à Rome
Le complexe pompéien est la première étape d’un profond renouvellement de l’architecture de la ville, les techniques permettent désormais des constructions beaucoup plus importantes. L’œuvre commandée par Pompée a amorcé ce qui sera développé par la suite par Auguste et Agrippa232. L’emploi massif du marbre dans la construction concourt à « consacrer l’invincible supériorité de la nouvelle construction sur les réalisations les plus audacieuses des années précédentes »260.
L’innovation en Italie que constituait le jardin public du portique de Pompée fut reprise par César qui offre ses jardins au peuple en 45 av. J.-C., par Auguste qui offre la possibilité aux Romains de se promener dans la zone de son mausolée en -28, et enfin dans les jardins d’Agrippa en -12 et au portique de Livie en -7198. Le portique, par sa taille et la fonction muséale, a eu selon Gros« une influence durable sur la première architecture impériale »171.
Le théâtre de Marcellus
Les édifices de théâtre en dur sont construits alors que le répertoire ne se renouvelle plus, les spectateurs s’attachant aux mises en scène209. Ce fut d’abord le théâtre de Marcellus (-30 à -13), dont les travaux débutèrent sous l’impulsion de César et dont la dédicace date de 13 av. J.-C.209. L’inauguration de l’édifice date de 17 av. J.-C. et, avec 130 m de diamètre et 33 m de haut, il pouvait accueillir 15 000 spectateurs4. Cet édifice a été bâti à peu près à l’emplacement d’un ancien théâtre en bois, le théâtre ad aedem Apollinis. L’espace était déjà occupé et l’édifice est limité par la présence du Tibre261. Le théâtre de Marcellus est suivi de celui de Balbus dédié en 13 av. J.-C.. D’un diamètre de 90 m, ce dernier édifice pouvait accueillir 11 500 spectateurs261. Muni d’un portique, la Crypta Balbi, l’édifice est orienté de la même manière que l’édifice pompéien69. Les trois édifices sont tous groupés dans le même quartier et à peu de distance. Ces constructions qui se succèdent sont peut-être à relier à une croissance démographique importante de Rome dont la population double entre le dernier tiers du iiie siècle av. J.-C. et et à un exode rural vers la Ville le dernier siècle de la République35. Des distributions de blé et des jeux contribuent alors au contrôle de la population de Rome21. Pour une prise en compte des questions de prise au vent et de luminosité l’orientation à l’est a été adoptée pour d’autres édifices de spectacles, le théâtre de Balbus et l’odéon de Domitien133. On n’eut à construire sous l’Empire que l’odéon de Domitien (fin ier siècle), ainsi qu’un éphémère théâtre de Trajan, également sur le Champ de Mars(début iie siècle), démoli après quelques années, sous le règne d’Hadrien262. Cependant le complexe pompéien resta le plus prestigieux par sa taille et les conditions de son édification, « aucune structure comparable ne viendra jamais s’implanter à Rome »263.
Le projet pompéien du Champ de Mars fut le complexe architectural le plus vaste conçu et réalisé à Rome jusqu’aux Forums impériaux11. Le complexe de Pompée a servi de modèle également au forum de César, dans le contexte de rivalité des deux hommes politiques. Les espaces cultuels sont dédiés à Vénus et centrés dans les deux cas264. Des statues des deux dédicants sont présents dans les deux cas et dans l’axe des sanctuaires, accentuant la « dimension idéologique indiscutable »265. Les changements opérés après 32 av. J.-C. visent à modifier le sens du complexe architectural et l’axe initial de ce dernier58. La finalité politique du positionnement des statues est reprise dans les forums impériaux à l’exception du Forum de la Paix266. La disposition est reprise après la destruction de la Curie et l’arc consacré à Tibère change le point de vue à adopter par les visiteurs dont le regard est tourné vers l’est et non plus vers l’ouest : les changements opérés sur le contexte permettent de changer le sens et la « lecture idéologique » de la construction267 et de le transformer en « édifice de spectacle ordinaire »2.
Le théâtre de Pompée fut aussi le modèle de tous les théâtres romainsédifiés dans les villes de province, jusqu’aux confins de l’Empire, même s’il demeura le plus important de tous30.
Le théâtre de Césarée de Maurétanie édifié par Juba II prend également comme modèle le complexe pompéien. Ce souverain a été élevé à Rome et s’en inspire pour le théâtre édifié dans sa ville, qui possédait également un portique et un temple dans sa partie supérieure. Le théâtre de Césarée Maritime édifié par Hérode a peut-être aussi pris le complexe de Rome comme modèle268. L’installation de temples dans les parties hautes de la cavea est avérée de façon assurée dans 10 cas par Madeleine dont à Leptis Magna et Dougga, les temples de ces deux édifices étant dédiés à Cérès269. Un portique annexé à un théâtre est attesté à Volterra, Trieste et Mérida270.
Le complexe a servi de modèle pour les forums provinciaux et aurait été « le premier des forums impériaux »avec un espace politique et un espace cultuel, « ensemble destiné à se substituer aux sièges traditionnels de la politique »62. La présence d’un temple, d’un portique et d’une curie se retrouve aussi dans des forums de ville hors d’Italie, dont celui d’Augusta Raurica, daté de 15 à 10 av. J.-C271.
Postérité du mode de construction et d’organisation de l’espace
La construction est faite sur des fondations artificielles et ne s’appuie pas au relief du terrain, c’est « une des innovations les plus extraordinaires du théâtre de Pompée »252. Certains aspects, en particulier le côté inachevé de certains éléments essentiels au fonctionnement du théâtre font dire à Gros que la construction appartenait à « une phase expérimentale »161.
La circulation des spectateurs se faisait rapidement à l’intérieur d’une cavea creuse. La même technique permettait des constructions sur des terrains plats libres. En outre, elle plaisait au tempérament romain empli de « volonté de dompter la nature plutôt que de la subir »272.
Vue panoramique du Colisée, qui reprend la technique des arcades en façade
La présence d’arcades en façade de l’édifice permet de créer des escaliers et des voies de circulation n’empiétant pas sur la cavea, ouvrant la voie selon l’expression de Bernard à une architecture « à la fois urbaine, fonctionnelle, prestigieuse, monumentale et de grande capacité »273.
Le système de façade sur arcades a été largement repris dans les édifices de spectacles construits ultérieurement. Outre les deux théâtres bâtis à Rome de Marcellus et de Balbus, la technique est reprise également dans l’amphithéâtre« le plus monumental de Rome », le Colisée273.
Le frons scaenae du théâtre de Pompée avec niche rectangulaire centrale et deux niches semi-circulaires a été repris entre autres à Bénévent, au théâtre inauguré en 126 et Taormine, rénové au iie siècle de notre ère274.
Le complexe pompéien du Champ de Mars correspond aux canons de la beauté urbaine, et à un « beau modèle architectural » issu du modèle de Pergame comme d’exemples hellénistiques, avec une « valeur esthétique ancestrale », mais il est aussi le résultat d’un pari architectural et politique275. Cependant, après le théâtre de Pompée, et au théâtre de Marcellus de prime abord, le lieu de culte n’est pas intégré au complexe architectural et la solution retenue est celle d’un lieu de culte antérieur situé à proximité276.
Notes et références
Notes
↑Seule une partie des gradins et des escaliers d’accès sont représentés de manière détaillée, mais le même dispositif se répétait sur l’ensemble de la cavea.
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Filippo Coarelli, « Le théâtre de Pompée », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 23, no 2, , p. 105-124 (lire en ligne [archive])
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* Descriptif officiel UNESCO
** Classification géographique UNESCO
Delphes (en grec : Δελφοί, ancien : Delphoí, moderne : Delfí) est le site d’un sanctuaire panhellénique, situé au pied du mont Parnasse, en Phocide, où parle l’oracled’Apollon à travers sa prophétesse, la Pythie ; il abrite également l’Omphalos ou « nombril du monde ». Investie d’une signification sacrée, Delphes est du vie au ive siècle av. J.-C.le véritable centre et le symbole de l’unité du monde grec.
Les sanctuaires panhelléniques sont des complexes architecturaux extérieurs aux cités. Ils constituent les seuls lieux où tous les anciens Grecs, et certains barbares (Lydienset Étrusques) prennent part à des célébrations religieuses communes.
Histoire du site
Localisation de Delphes.
Le nom de Delphes (pluriel Δελφοί / Delphoí) vient du mot « dauphin » (δελφίς / delphís) : dans la poésiehomérique, Apollon aurait pris la forme de cet animal pour attirer les marins crétoischargés d’instaurer son culte sur le site.
Les traces les plus anciennes d’une occupation humaine dans la région de Delphes (dans une grotte du plateau du Parnasse) remontent au néolithique. Le philosophe péripatéticienPhanias d’Érèse dit qu’avant le règne du roi Gygès de Lydie, ApollonPythien n’avait ni or, ni argent1. Sur le site du sanctuaire, un village modeste de 1400 av. J.-C. environ a été reconnu : ce site, nommé Pythô (Πυθώ, οῦς (ἡ) et Πυθών, ῶνος (ἡ)) dans l’Iliade (cf. II, 519 et IX, 405) et dans l’Odyssée (cf. VIII, 80), est abandonné entre 1100 av. J.-C. environ et 800 av. J.-C. Le sanctuaire se développe probablement à partir de cette date, avec l’apparition d’un premier autel et d’un premier temple, que la tradition delphique et la tradition antique placent sur une pente où se serait trouvée une fissure naturelle exhalant des vapeurs (notamment Strabon, IX, 3, 5).
C’est surtout entre le milieu du viiie siècle av. J.-C. et le milieu du viie siècle av. J.-C., qu’Apollon Pythien gagne une notoriété importante : il est le patron des entreprises coloniales effectuées durant cette période.
On attribue la destruction du temple au tremblement de terre de 373 av. J.-C., mais la catastrophe, provoquée par un glissement de terrain, fut assez limitée. Perdant son importance politique et surtout son autonomie à partir du ive siècle av. J.-C., le site entame un long déclin, marqué par les troubles politiques qui agitent la Grèce. Le iiie siècle av. J.-C. est celui de la mainmise de la Confédération étolienne, dont les troupes repoussent près de Delphes les envahisseurs Galates en 279 av. J.-C.
Après la conquête de la Grèce par Rome (le pilier de Paul-Émilecommémore la défaite du dernier roi macédonien Persée), peu d’édifices importants sont construits, si ce n’est le stade refait par Hérode Atticus.
En 392, l’interdiction des cultes païens dans l’empire romain par l’Édit de Théodose marque la fin officielle du culte d’Apollon Pythien. Une ville chrétienne s’installe alors dans le sanctuaire (églises, villas importantes), puis disparaît probablement au viie ou viiie siècle. Le site est provisoirement abandonné et les ruines sont progressivement recouvertes. Le site est ensuite occupé jusqu’à la fin du xixe siècle par un village du nom de Kastri. Cyriaque d’Ancône visite Delphes au xve siècle.
Oreste à Delphes, la Pythie, le trépied. Cratère à figures rouges, vers 330 av. J.-C.
Apollon lui-même aurait fondé le sanctuaire de Delphes après avoir construit le temple de Délos. Le temple était alors gardé par un serpent nommé « Python », fils de Gaïa (la Terre) et gardien d’un oracle consacré à Gaïa. Apollon, désireux d’établir un oracle pour guider les hommes, tua Python (il le laissa pourrir au soleil par la suite) avec son arc et s’appropria l’oracle. (cf. Hymnes homériques) Pour faire venir ses prêtres, il détourna un bateau crétois (cf. section supérieure).
Ce mythe, qui fait d’Apollon Pythien un conquérant fondateur, explique son patronage de la fondation de colonies grecques et l’expansion de son culte dans l’ensemble des colonies. Il place aussi l’oracle au cœur du sanctuaire.
Selon une autre tradition, que suit Eschyle et dont la musique a été gravée sur un mur du Trésor des Athéniens à Delphes, l’oracle a d’abord été celui de la Terre, puis celui de divinités féminines successives pour être enfin transmis à Apollon.
Le sanctuaire de Delphes, en effet, est « oraculaire » : la parole du dieu y est transmise aux hommes par l’intermédiaire de la Pythie, dont la tradition antique fait une jeune vierge inculte, installée sur un trépied sacrificiel placé dans une fosse oraculaire, l’adyton, juste au-dessus d’une fissure d’où les Anciens pensaient qu’émanaient des vapeurs toxiques ; la Pythie tient une branche de laurier, l’arbre du dieu Apollon, et une phiale, récipient plat dépourvu d’anses, servant aux libations.
25 litrai en électrum représentant un trépied delphien ainsi que la tête laurée d’Apollon.
La consultation de l’oracle était au départ annuelle : elle avait lieu le sept du mois Byzios (février-mars), jour de la fête d’Apollon. Elle se fit ensuite le sept de chaque mois durant la période de neuf mois où Apollon était censé occuper le site : ce jour fut nommé polyphthoos (πολύφθοος, « jour où l’on offre de multiples gâteaux sacrés »).
Des rites précédaient la consultation : ils étaient accomplis en fonction de la prophétesse et requéraient la présence de deux prêtres. Ces derniers exerçaient leur charge à vie et étaient secondés par cinq hosioi (ὅσιοι) qui maintenaient le culte, et deux prophètes. L’un de ces derniers assistait la Pythie, notamment en traduisant ses paroles afin que l’oracle rendu soit compréhensible. Les réponses du dieu étaient transmises en prose, et en vers sous forme d’hexamètres.
Dans le détail, on ignore si la Pythie était visible, aucun témoignage digne de confiance n’étant explicite sur la question. La tradition la plus courante rapporte cependant que la Pythie aurait été cachée par un voile et que le consultant ne pouvait la voir.
L’historiographie moderne a cherché, à la suite de la tradition antique probablement d’origine delphique, à expliquer les transes et les paroles incompréhensibles prêtées à la Pythie lors des séances de l’oracle. L’explication qui en a longtemps été donnée était l’inhalation par la prophétesse de vapeurs s’échappant des entrailles de la terre (cause physique) ; au xxe siècle, les spécialistes étaient nombreux à considérer une telle explication comme fausse, en se basant sur les fouilles des soubassements du temple d’Apollon menées par l’École française d’Athènes, car aucune fissure n’a été trouvée et la nature du sol de schiste. Or, en 2001, des fouilles menées par Jelle de Boer de la Wesleyan University ont montré que le marbre travertin formant les murs de l’adyton contient des résidus de méthane et d’éthane, deux composés gazeux qui proviennent probablement du calcaire bitumineux contenu dans les fondements du site. Cela indique que l’adyton était rempli de gaz dans le passé. En outre, dans les sources voisines, on a trouvé de l’éthylène, un gaz de la même famille2.
Il est certain que le déroulement même de l’oracle dut subir des changements notables au fil du temps. Parmi les témoins les plus proches, Plutarque, qui a été prêtre d’Apollon à Delphes, a transmis de nombreuses considérations sur le culte : il relate qu’à son époque (au ier siècle) une unique Pythie ne recevait plus qu’une fois par mois alors que trois prophétesses devaient se relayer dans le passé. Dans un autre sanctuaire d’Apollon, l’oracle se passait mentalement : celui qui venait consulter l’oracle conversait seul avec le dieu et recevait les réponses à ses questions directement dans son esprit (ce qui autorisait une plus libre interprétation).
Il n’y avait pas d’oracle en l’absence d’Apollon, et de nombreux fidèles attendaient son retour. Dès lors, la « promantie » (ordre de passage déterminé par les prêtres) fut instaurée. Des cadeaux étaient faits à la divinité, puis les prêtres jetaient des gouttes d’eau sur une chèvre qui, si elle ne tremblait pas, faisait perdre son tour au pèlerin. Ce dernier, en cas d’acceptation, entrait dans l’adyton où il pouvait poser sa question : celle-ci entraînait une réponse de la Pythie ou non, selon la volonté du dieu.
À l’époque chrétienne, la figure de la Pythie fut associée à celle d’une femme possédée par le démon (Jean Chrysostome)[réf. nécessaire] ; ce dernier entrait dans le corps de la prophétesse depuis les profondeurs de la terre au-dessus desquelles le trépied était censé être installé.
L’omphalos du temple d’Apollon
Delphes était, selon la mythologie grecque, le centre du monde (dans la période contemporaine, c’est Larissa qui est reconnu comme étant le centre de la Grèce, bien que Delphes conserve un magistère mythologique important3). Aussi, l’« omphalos » (ὀμφαλός, littéralement le « nombril ») y était-il représenté par une pierre de forme conique, directement placée dans l’adyton du temple, entourée d’un réseau enchevêtré, peut-être des bandelettes ou des fils de laine formant un filet, et surmontée de deux aigles en or4. Dans la mythologie grecque, en effet, Zeusavait fait partir deux aigles, chacun d’un côté du disque terrestre et ces oiseaux de proie s’étaient rencontrés au centre du monde. La forme même de cet omphalos a suscité plusieurs remarques : Marie Delcourt5 ne veut pas y voir le nombril du monde car « le nombril de l’homme adulte est une cicatrice déprimée ». Or l’omphalos de Delphes est bombé, ce qui en fait, selon elle, la représentation de l’ombilic de la femme enceinte à la fin de la grossesse ou celui du nouveau-né, donc un symbole de fécondité et de naissance. Jean Richer, rejoignant René Guénon, fait sienne cette observation et affirme que « l’omphalos représente le nombril d’une femme enceinte qui a nom Gé »6. La signification de l’omphalos delphique serait ainsi la même que celle de l’œuf du monde et le réseau du filet sculpté à la surface de la pierre trouvée à Delphes pourrait bien représenter le rôle de centre générateur joué par ce sanctuaire, et son expansion dans plusieurs directions (son réseau), spécialement en ce qui concerne le culte de la Terre associé à celui d’Apollon.
Une autre légende raconte que la pierre serait celle donnée par Rhéa, femme du roi des TitansCronos à la place de son fils Zeusqui allait être mangé comme ses autres frères et sœurs avant lui, afin d’empêcher une prophétie annonçant le renversement de Cronos par un de ses enfants. Recrachée à l’initiative de la vengeance de Zeus, elle serait ensuite tombée sur Delphes3.
Pendant les mois d’hiver, Apollon était réputé quitter le sanctuaire de Delphes pour aller se purifier en Hyperborée. Il était alors remplacé à Delphes par Dionysos. Ce dernier était présent durant trois mois et faisait l’objet d’un culte rendu sur le Parnasse (les libations des Thyadesomophages). Dans l’adyton se trouvait la tombe de Dionysos.
Le statut de ce dernier changea peu à peu en raison de son rapport avec l’Apollon Pythien : il était inférieur au dieu solaire, mais grâce à son rôle d’opposé, il devint progressivement indissociable de la divinité apollinienne ; ainsi, le culte de Dionysos profita probablement de la renommée de Delphes dans l’ensemble du monde grec.
Le sanctuaire panhellénique
Le théâtre de Delphes
Vue sur les gradins depuis la scène
Dans un sanctuaire, l’élément le plus important pour le culte est l’autel(bômos) sur lequel on procède aux sacrifices.
Le temple abrite la statue de la divinité : le dieu est réputé l’habiter, au moins par moments. À Delphes, le temple d’Apollon revêt une importance particulière, puisqu’il abrite l’oracle. Il est construit, selon la tradition, sur une faille volcanique qui plonge dans les entrailles de la terre et met les hommes en communication avec le dieu Apollon, par l’intermédiaire de la Pythie.
Le meilleur emplacement possible est d’abord recherché pour établir le temple de manière qu’il soit bien en vue aux yeux de tous ceux qui visitent le sanctuaire : c’est l’« epiphanestatos topos ». Le temple d’Apollon à Delphes est situé sur les flancs du mont Parnasse, sommet qui culmine à 2 459 mètres d’altitude et domine la Grèce centrale. Il se trouve implanté sur une pente très raide. Un peu plus bas, un autre temple est dédié à Athéna Pronaia, divinité qui « protège » ou « précède » le sanctuaire.
Les visiteurs peuvent entrer dans le sanctuaire de Delphes par plusieurs portes, dont la principale est tournée vers l’Est. Abusivement appelée « Voie sacrée », une voie bordée de monuments divers offerts au dieu mène jusqu’à l’esplanade du temple: une vingtaine de bâtiments, dont la plupart sont des « trésors », servent à présenter les offrandes faites au dieu, soit par piété, soit pour des raisons politiques. Ces chapelles votives contiennent généralement des dépôts d’objets offerts par les ressortissants de la cité qui a offert le bâtiment.
Le stade
Le stade, l’hippodrome(non retrouvé) et le gymnase sont des annexes du sanctuaire : ils sont les lieux où se déroulent les célébrations panhelléniques dédiées au dieu, selon un calendrierreligieux très précis : ces compétitions de gymnastique, de lutte ou de chant correspondent aux jeux olympiques dont la célébrité a aujourd’hui éclipsé celle du sanctuaire éponyme d’Olympie.
Pour ce qui est de l’organisation de ces fêtes et, plus généralement, de l’administration du sanctuaire panhellénique, les Grecs sont regroupés en « amphictionie », c’est-à-dire une association de cités, de peuples autour du sanctuaire. Celle de Delphes, nommée « amphictionie pylaio-delphique » regroupe, à partir de 590 av. J.-C., une douzaine de cités. C’est cette amphictionie qui finance les travaux par souscription et supervise les éventuelles reconstructions du temple, comme à la fin du vie siècle av. J.-C.
Autour du sanctuaire se trouve la ville de Delphes, qui vivait principalement grâce aux visiteurs du sanctuaire, à partir du vie siècle av. J.-C..
Le temple d’Apollon Pythien
Temple d’Apollon.
Temple d’Apollon.
Pausaniasmentionne que six temples dédiés au dieu Apollon se succédèrent au cours du temps : le premier d’entre eux put être une hutte de laurier. L’archéologie en ignore tout, comme des deux suivants construits par des abeilles du Parnasse avec de la cire et des plumes d’oiseau, pour le second et par Héphaïstos, en bronze pour le troisième.
Le quatrième temple, dont la structure était en stuc, fut construit par Trophonios et Agamède et détruit lors d’un incendie en 538 av. J.-C.
Les cinquième et sixième temples, de plan similaire, sont les plus connus : du premier d’entre eux subsistent des fragments de la sculpture trouvés dans une fosse et de nombreux blocs d’architecture réemployés dans les soubassements du sixième temple.
C’est ce dernier temple, daté du ive siècle av. J.-C., qui subsiste aujourd’hui. Il est rectangulaire, de forme allongée, et mesure 23,82 mètres sur 60,32 mètres de côté, soit six colonnes doriquesà l’avant et à l’arrière et quinze colonnes doriques sur chaque côté. Son architecte est Spintharos de Corinthe qui se contenta dans une large mesure de rebâtir l’édifice précédent. La construction de ce sixième temple fut longue, en raison des événements politiques et militaires (troisième guerre sacrée); on possède une partie des comptes de construction (« les comptes des Naopes »), gravés sur des plaques de terre.
L’autel sur lequel étaient pratiqués les sacrifices, était situé devant le temple. Le socle a fait l’objet de restaurations (1920, Replat; 1956, Stikas). Hérodote signale qu’il a été offert par les habitants de Chios, ce que confirme l’inscription gravée sur son socle.
Autres monuments
La Tholos, rotonde anonyme du 4es. av. J.-C.
Le site du sanctuaire dénombre d’autres monuments, qui ont fait considérablement évoluer son aspect entre la période archaïque et l’époque hellénistique : la plupart d’entre eux avaient un caractère votif ou commémoratif. En revanche l’époque romaine se caractérise par un certain abandon, et même un pillage organisé comme sous l’empereur Néron. Comme l’occupation du site fut extrêmement longue, les nombreux monuments révélés par les fouilles ne furent pas toujours présents en même temps. Sur la plupart des représentations modernes, c’est l’aspect le plus récent qui est figuré.
L’évolution de l’occupation du site dépend étroitement de la topographie qui dicta l’aménagement du sanctuaire en trois étages (théâtre, temple, autres monuments), mais aussi des cataclysmes (incendies, tremblement de terre, etc.) et des événements politiques qui modelèrent l’espace delphique au gré des offrandes et des (re)constructions.
La répartition des édifices sur le site est hétérogène : certaines zones sont densément construites, d’autres laissées presque vides ; et encore, la taille même de ces édifices varie considérablement avec une prédominance des monuments de taille modeste, en raison de leur coût moins élevé et de problèmes d’espace.
Un calendrier quasi-liturgique déterminait, à travers un certain nombre de célébrations communes (les « Panégyries »), l’occupation de l’espace : rites, concours musicaux et théâtraux peuvent expliquer, aussi, dans une certaine mesure l’implantation des monuments.
Dépôt votif de l’« Aire »
Tête de statue chryséléphantine masculine trouvée dans les fosses de l’Aire
Tête de statue chryséléphantine féminine provenant des fosses de l’Aire
Dans l’espace sacré appelé « Aire », devant le grand mur polygonal, les archéologues français ont retrouvé deux fosses (favissae) dans lesquelles avaient été enfouis de nombreux objets endommagés vraisemblablement lors d’un incendie. Parmi ces objets, restaurés et exposés au musée archéologique de Delphes, un grand taureau en argent, de nombreuses représentations miniatures en ivoire provenant d’un décor de mobilier, des statues de dieu ou déesse chrysélephantines (or et ivoire) et des objets plus récents (ve – ive siècle av. J.-C.) dont un très beau brûle-parfum.
Statuettes de bronze
Tête de griffon en bronze
Les statuettes en bronze du ixe et viiie siècle av. J.-C.s ont été réalisées à la cire perdue : cette technique encore utilisée en bijouterie consiste à fabriquer un modèle en cire sur lequel le moule en argile est enduit ; le moule est vidé de sa cire par chauffage ; le bronze en fusion y est coulé et le moule est enfin brisé pour extraire la statuette ; ce dernier n’est donc utilisable qu’une fois, faisant de chaque œuvre un produit unique. Ces statuettes révèlent qu’il n’y a pas, à cette époque, de représentations des divinités, mais seulement d’hommes, de femmes et de guerriers : c’est ainsi qu’on interprète la présence de statuettes d’hommes sur des chars et de chevaux ; leurs formes sont parfois très proches des représentations picturales.
Trépieds de bronze
Trépieds de bronze.
On retrouve aussi de nombreuses offrandes de trépieds en bronze : la Pythie était assise sur un trépied. À l’origine, le trépied portait un chaudron utilisé pour faire de la cuisine de prestige : il a une image très symbolique. Parfois le trépied et le chaudron sont offerts ensemble, parfois séparément. Les chaudrons peuvent être munis d’anses appelées « protomés », en forme de parties avant d’animaux fantastiques, comme des griffons. Ces éléments fantastiques sont des images orientales venant de Babylone : elles sont reproduites par les artisans grecs, dans une démarche « orientalisante ».
Autres offrandes du dépôt
Statue en ivoire d’Apollon
Une statue en ivoire d’une divinité masculine (Apollon ?) de stature droite, tenant une lance, et l’autre main posée sur la tête d’un fauvequ’il domine. Ce thème est emprunté à l’iconographie orientale. Le dieu est d’une taille très importante ; en partie basse, une petite ceinture où l’on retrouve un décor typiquement grec : le « méandre » (viie siècle av. J.-C.).
une représentation de « kouros » (pluriel kouroi : garçon) : jeune homme représenté dans une nudité absolue, debout avec le pied gauche légèrement avancé (en mouvement).
Statues chryséléphantines
Les statues chryséléphantines sont constituées d’un noyau de boisrecouvert de plaques d’or et d’ivoire :
des griffons (tête et ailes de rapace, corps de félin) ;
une sphinge : le Sphinx existe dans la tradition orientale, mais c’est la figure sous sa forme féminine qui est adoptée par les Grecs. Elle comporte une tête de femme, des ailes et un corps de félin. On lui prête généralement des vertus divinatoires.
Les offrandes les plus récentes (à partir du ve siècle av. J.-C.) offrent un rendu des traits physiques et des vêtements plus réaliste.
Monuments commémoratifs et votifs
Dans la partie basse du sanctuaire, un chemin permet d’accéder à la terrasse du temple : de part et d’autre de ce chemin étroit (la « Voie sacrée ») se trouvent des monuments de types divers conçus pour abriter des offrandes au dieu, pour lui exprimer des remerciements ou pour commémorer un événement heureux.
Ces monuments sont soit des édifices (en général des trésors mais aussi des portiques), soit des bases de statues, simples ou élaborées : colonnes (simples ou doubles), piliers (triangulaires ou rectangulaires).
Les trésors
Les trésors sont des édifices de taille généralement modeste, implantés sur le site selon les emplacements disponibles ou en raison d’un voisinage significatif. Érigés par les cités à l’occasion d’un événement important, ils servaient de « chapelles votives » en présentant des offrandes ou en glorifiant un exploit. Particulièrement nombreux à Delphes qui en comptait au moins une vingtaine, des trésors existaient dans d’autres grands sanctuaires grecs, notamment à Olympie. Si les offrandes qu’ils contenaient ont généralement été perdues, ils valent surtout aujourd’hui par leur architecture et, quelquefois, la sculpture architecturale (Athéniens, Siphniens).
Trésor de Siphnos : combat des dieux et des Géants. Le char de Cybèle est tiré par des lions qui dévorent les Géants équipés en hoplites.
Trésor des Corinthiens
Le plus ancien trésor connu est celui des Corinthiens, érigé à l’initiative du tyran Cypsélos vers 600 av. J.-C.; Le trésor est tourné vers l’Aire, le plus ancien espace sacré, où était vénérée Gâ, la Terre, première gardienne de l’Oracle. C’est dans ce trésor que l’on déposa certaines des offrandes de Crésus après l’incendie du temple en 546 av. J.-C. (Hdt. I, 50). Mais de nombreuses fondations enfouies attestent la présence d’autres trésors archaïques.
Trésor de Siphnos
Détail de l’assemblée des Dieux représentée sur la frise du trésor de Siphnos.
Le trésor de l’île de Siphnos (vers 525 av. J.-C.) élevé par les habitants de l’île, véritable écrin architectural où le goût de l’ordre ionique pour le décor ornemental et sculpté est porté à son comble : la frise est continue, chaque côté de l’édifice étant consacré à un épisode : l’un des plus vivants montre les Olympiens décidant du sort de Troie, assis, bavardant, gesticulant, tandis que, devant eux, les Grecs et leurs ennemis se battent furieusement. Mentionné par Hérodote puis par Pausanias dans sa Périégèse, il fut redécouvert lors des fouilles de l’École française d’Athènes en 1893.
Trésor des Athéniens
Trésor des Athéniens
Le trésor des Athéniens (érigé probablement vers 490–480 av. J.-C.) a fait l’objet d’une recherche du meilleur emplacement : il se trouve dans un virage de la montée vers le temple d’Apollon, précédé de la base de Marathon qui supportait les statues des héros éponymes d’Athènes. Il mesure 6,5 m× 9,5 m et commémore, selon Pausanias, la victoire de Marathon. Le décor est composé de métopes d’ordre dorique représentant, entre autres, les exploits du demi-dieu Héraclès et de Thésée. Sur l’avant, il présente une « amazonomachie » (combat de Grecs contre le peuple des Amazones). Sur la gauche, une « théséide » (scène renvoyant au mythe de Thésée : héros spécifiquement athénien, puisqu’il est considéré comme le fondateur de cette cité). Sur la droite, une « héracléide » (scène renvoyant au mythe d’Héraclès et aux combats de ce dernier contre la sauvagerie : héros péloponnésien); à l’arrière, enfin, se trouve la « géryonide » (épisode du mythe d’Héraclès dans lequel le héros ramène les bœufs de Géryon à leur propriétaire). Ainsi, le monument proclame que les Athéniens ont sauvé la Grèce de la sauvagerie : c’est une motivation politique placée sous l’égide d’Apollon. La démesure du propos est à la limite de l’« hybris » (fait de dépasser son statut d’homme et de se substituer aux dieux).
Trésors de Thèbes et de Cyrène
Les trésors les plus récents étaient le trésor de Thèbes (vers 370 av. J.-C.), des Thessaliens (dans lequel fut découvert le groupe offert par Daochos) et le trésor de Cyrène (330 av. J.-C.). Par la suite, les offrandes reflètent plus la puissance des princes que celle des cités; ainsi les trésors disparaissent au profit des bases de statues.
Colonnes et piliers votifs
À partir du ive siècle av. J.-C., une autre forme d’offrandes devient populaire, en raison du changement de nature des dédicants: il s’agit des nombreux piliers et colonnes votives.
Des colonnes (simples ou doubles) et des piliers étaient dressées pour mettre en valeur une offrande qui les surmontait : souvent des statues en bronze représentant des souverains, mais aussi des groupes familiaux, notamment étoliens.
Le sphinx des Naxiens
Sphinx des Naxiens
La colonne offerte par les habitants de Naxos vers 575 av. J.-C. est le plus ancien de ces monuments : très élevé, son sommet atteint le niveau de la terrasse du temple d’Apollon, alors qu’elle est située au pied de cette dernière dans la zone des cultes chthoniens primitifs. Pour être visible de tous côtés, elle est constituée d’un fût et d’un imposant chapiteau d’ordre ionique, lui-même surmonté par une sphinge de deux mètres de haut (le « Sphinx des Naxiens »). Peut-être ce monstre gardait-il la tombe de Dionysos, patron des Naxiens. Une inscription secondaire témoigne du fait que les Naxiens ont reçu, sans doute en remerciement de cette offrande, le privilège de promantie, c’est-à-dire le droit de consulter l’oracle en priorité.
Pilier des Messéniens
Semblable à celui qui fut érigé à Olympie, le pilier triangulaire en marbre blanc des Messéniens était surmonté d’une statue de victoire. Son pendant en calcaire sombre est peut-être également une offrande des Messéniens alors réfugiés à Naupacte.
Colonne des danseuses
Colonne des danseuses
La colonne dite des danseusesest datée d’environ 330 av. J.-C.Elle est ornée de feuilles d’acanthe et offre un couronnement original : trois jeunes filles dont l’identité reste sujette à discussion supportaient la cuve d’un trépied dans laquelle était posé l’omphalos, « nombril du monde » et symbole de Delphes.
Le pilier des Rhodiens est un monument offert par Rhodes entre 325 et 300 av. J.-C. Ce pilier supporte un groupe sculpté comprenant un quadrige, c’est-à-dire un char tiré par quatre chevaux, supportant une statue d’Hélios (le soleil) au milieu d’un décor marin (vagues et dauphins). La composition, qui est peut-être le groupe réalisé par Lysippe dont parle Pline, fait face au temple d’Apollon.
Piliers hellénistiques
À partir de l’époque hellénistique, les piliers quadrangulaires se multiplient, en général pour honorer des princes. Les rois de Pergame Attale 1er et Eumène II ont leur effigie dressée sur des piliers marquant l’angle de la terrasse attalide. Le roi Persée, dont la défaite marque le début de l’hégémonie romaine en Grèce, avait érigé un pilier que son vainqueur le général Paul-Émiles’appropria : la frise qui décorait ce pilier figurait des épisodes de la bataille de Pydna qui vit la victoire de Paul-Emile. Un seul de ces piliers est visible sur le site : celui qui portait la statue équestre de Prusias II, roi de Bithynie. Plutarque, prêtre à Delphes au iie siècle de notre ère, déplore cette surenchère à la gloire des princes qui s’entredéchirèrent à l’époque hellénistique.
Groupes de statues
Dans la partie basse du sanctuaire de Delphes, à gauche de l’entrée, était présente une imposante statuaire commémorative aujourd’hui disparue : celle-ci était répartie en plusieurs ensembles, dressés par les cités rivales au gré des événements. Deux monuments symboliques débutaient cette série : le monument de Miltiade et le monument de Lysandre (ou monument des Navarques).
Monument de Miltiade
Le monument de Miltiade, offert par Athènes, commémorait lui aussi la bataille de Marathon, célèbre victoire des Grecs sur les Perses : il était composé de seize statues réalisées par Phidias(architecte et sculpteur rendu célèbre par l’attribution du Parthénon) qui représentaient Athéna, Apollon et Miltiade sur le même plan, ainsi que dix héros victorieux et trois héros éponymes d’Athènes ajoutés ultérieurement.
Monument de Lysandre
Lysandre était quant à lui un Spartiate qui se distingua en 405 av. J.-C. lors de la bataille navale d’Aigos Potamos qui ruina la puissance navale athénienne, menée près du détroit du Bosphore ; il était l’un des dirigeants de la flotte spartiate et fit ériger à l’occasion de cette victoire un monument à sa gloire personnelle à l’entrée du sanctuaire, à côté du groupe de Miltiade.
Le monument de Lysandre (ou monument des Navarques) était constitué d’un socle sur lequel reposait un ensemble de statues en bronze : vingt-huit ou vingt-neuf statues à l’arrière représentaient l’ensemble des hommes qui avaient contribué à la bataille et dix statues à l’avant représentaient les Dioscures : ensemble mythologique réunissant Castor et Pollux, Zeus, Apollon, Artémis, et Poséidon, représenté couronnant Lysandre, un héraut et le pilote du vaisseau amiral.
La répartition des statues est éminemment politique et se veut supérieure à celle du monument de Miltiade, dont le propos est pourtant similaire. En se faisant représenter sur le même plan que les dieux, Lysandre ouvre la voie à la déification des héros historiques, qui deviendra courante à partir d’Alexandre le Grand.
Jumelage
Tivoli (Italie) depuis le 8 octobre 2011, en raison du patrimoine archéologique commun aux deux villes antiques et inscrit au patrimoine de l’humanité7.
J.-Fr. Bommelaer, D. Laroche, Guide de Delphes, De Boccard, Paris, 1991, I. « Le Site »
École Française d’Athènes, Guide de Delphes, De Boccard, Paris, 1991, II. « Le Musée ».
Louise Bruit Zaidman, Pauline Schmitt Pantel, La religion grecque dans les cités à l’époque classique, Paris, Armand Colin, 2011, 215p.
Anne Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, Paris, Ecole Française d’Athènes, 1991, 278p.
F. Lefèvre, L’amphictionie pyléodelphique : histoire et institutions, Paris, 1998.
(en) H. Parke et D. E. W. Wormell, The Delphic Oracle, Oxford, 1956, 2 vol.
Jean Richer, Géographie sacrée du monde grec, Guy Trédaniel, Éditions de La Maisnie, Paris (1983).
Jean Richer, Delphes, Délos et Cumes, Julliard, Paris (1970).
G. Roux, Delphes, son oracle et ses dieux, Belles Lettres, Paris, 1976.
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