La période d’Uruk est un stade de développement protohistorique de la Mésopotamie, qui couvre à peu près le ive millénaire av. J.-C. Comme son nom l’indique, elle a été identifiée à partir des fouilles archéologiques de la cité d’Uruk, en Basse Mésopotamie, qui ont livré pour cette période un ensemble monumental dépassant largement ce qui se faisait ailleurs à la même époque. Plus largement, cette période concerne également les régions voisines du Moyen-Orient (Syrie, Iran occidental, Anatolie du sud-est), qui ont connu une certaine influence mésopotamienne durant certaines phases de développement de la culture d’Uruk. Cette période tend d’ailleurs à être mieux connue dans ces « périphéries » qu’en Mésopotamie même, du fait de la situation politique récente de cette région qui y empêche les chantiers de fouilles.
Les études sur la période d’Uruk sont parmi les plus dynamiques sur la protohistoire du Proche-Orient ancien depuis le début des années 1980. Elles s’intéressent d’abord aux apports de cette période, venus principalement de Mésopotamie : apparition de l’État, des villes, de sociétés encore plus « complexes » que celles de la période précédente, celle d’Obeid, et l’apparition de l’écriture qui se produit dans la dernière phase de l’époque d’Uruk, accompagnant des mutations importantes dans le domaine symbolique. Un autre grand sujet d’étude est celui des relations entretenues entre la Basse Mésopotamie qui est le foyer de la culture d’Uruk, et les régions voisines qui ont reçu son influence dont on discute des modalités et de l’importance.
Chronologie et cadre géographique : la Basse Mésopotamie et les régions voisines au IVe millénaire av. J.-C.
Périodisation
La chronologie de la période d’Uruk est très discutée et donc encore très imprécise. On sait qu’elle couvre une grande partie du ive millénaireav. J.-C. Mais il n’y a pas d’accord sur la datation de ses débuts, de sa fin, et les grandes césures internes qu’il faut y distinguer. Cela est d’abord dû au fait que la stratigraphie d’origine, celle identifiée dans le quartier central d’Uruk, est ancienne, comporte des zones d’ombres, et ne répond pas forcément aux problématiques récentes du fait de l’ancienneté de ses fouilles (années 1930). Ensuite, ces problèmes sont en grande partie liés à la difficulté qu’éprouvent les spécialistes à établir des synchronismes entre les différents sites archéologiques, et donc à établir une chronologie relative des sites de la période qui permettrait de mettre au point une chronologie absolue plus fiable.
La chronologie traditionnelle, très imprécise, est donc établie à partir des niveaux repérés par sondage dans le quartier de l’Eanna à Uruk1. Les niveaux les plus anciens de ce sondage (XIX-XIII) sont ceux de la période d’Obeid final (Obeid V, de 4200 à 3900-3700), la poterie caractéristique de la période d’Uruk commençant à apparaître dans les niveaux XIV/XIII. La période d’Uruk est traditionnellement divisée en plusieurs phases. Les deux premières sont l’« Uruk ancien » (niveaux XII à IX du sondage de l’Eanna) puis l’« Uruk moyen » (niveaux VIII à VI). Ces deux premières phases sont mal connues, et leurs bornes chronologiques sont mal définies, on trouvera souvent des découpages chronologiques différents. À partir du milieu du ive millénaire, on glisse progressivement vers la phase la mieux connue, celle de l’« Uruk récent », qui dure jusque vers 3200 ou 3100. C’est en fait cette période qui rassemble les traits généralement attribués à la civilisation de la période d’Uruk2 : haut développement technique, développement d’agglomérations urbaines importantes avec leurs monuments imposants, les plus caractéristiques étant ceux du niveau IV de l’Eanna, avec l’apparition de l’État, et l’expansion de la culture urukéenne dans tout le Moyen-Orient. Cette phase de l’Uruk récent est suivie d’une autre phase (niveau III de l’Eanna) qui voit le déclin de la civilisation d’Uruk, et l’éclatement du Moyen-Orient en plusieurs cultures locales bien distinctes : on l’appelle couramment période de Djemdet Nasr, d’après un autre site mésopotamien3,4. Sa nature exacte est très discutée, et il est difficile de distinguer clairement ses traits de la culture d’Uruk. On considère donc parfois qu’il s’agit d’une période d’« Uruk final ». Elle s’achève vers 3000 ou 2900.
Plus récemment, une nouvelle chronologie a été proposée par des participants d’un colloque réuni à Santa Fe5, reposant sur les fouilles récentes de sites, notamment hors de Mésopotamie. Elle reprend le terme de chalcolithique, considérant la période d’Uruk comme un Late Chalcolithic(Chalcolithique tardif), abrégé en LC. Le LC 1 correspondrait à l’Obeid final, qui s’achève vers 4200 quand commence le LC 2, première phase de la période d’Uruk, donc Uruk ancien, lui-même divisé en deux phases dont la césure est à situer vers 4000. Vers 3800 débute le LC 3, qui correspond à une phase moyenne, qui dure jusque vers 3400 quand lui succède le LC 4, alors que le LC 5 (Uruk récent) prend le relais rapidement et dure jusque vers 3000. Selon cette chronologie, la période d’Uruk est donc étalée sur plus de 1000 ans, ce qui complexifierait encore plus son étude.
On constate donc que la chronologie de la période d’Uruk est des plus incertaines. On peut s’accorder sur une vague durée de près d’un millénaire couvrant en gros la période de 4000 à 3000 av. J.-C., et y distinguer plusieurs phases : une première croissance urbaine et l’élaboration des traits culturels urukéens en guise de transition avec la période d’Obeid finale (Uruk ancien), puis une période de forte expansion vers l’extérieur (Uruk moyen), avec ensuite un apogée durant lesquels les traits caractéristiques de la « civilisation d’Uruk » se mettent définitivement en place (Uruk récent), suivi d’un recul de l’influence urukéenne et donc d’une plus grande hétérogénéité culturelle du Moyen-Orient à la suite du déclin de son « centre ». Certains chercheurs ont tenté d’expliquer ce dernier phénomène par l’arrivée de nouvelles populations d’origine sémite (les futurs « Akkadiens »), sans preuve convaincante6. Débutent alors la période de Djemdet Nasr en Basse Mésopotamie, qui voit un début de concentration de l’habitat et sans doute une réorganisation du pouvoir4,7, et les phases proto-élamite en Iran du sud-ouest, Ninive V en Haute Mésopotamie (où elle succède à la culture de Gawra), culture de la « Scarlet Ware » dans la Diyala8. Au début du iiie millénaire commence la période dite des « Dynasties archaïques » en Basse Mésopotamie, durant laquelle cette région a toujours un rayonnement considérable sur ses voisines.
La Basse Mésopotamie urukéenne : un « centre »
Une riche région agricole et urbaine
Localisation des sites principaux de Mésopotamie méridionale à la période d’Uruk et de Djemdet Nasr.
La Basse Mésopotamie est le cœur de la culture de la période d’Uruk, la région qui semble bien être le centre culturel de cette époque, celle où on a retrouvé les principaux monuments, les traces les plus évidentes d’une société urbaine avec des institutions étatiques mises en place durant la seconde moitié du ive millénaire, le premier système d’écriture, et dont la culture matérielle et symbolique a le plus d’influence au Moyen-Orient. Pourtant, cette région est mal connue par l’archéologie, puisque seul le site d’Uruk a livré les traces d’une architecture monumentale et des documents administratifs justifiant de faire de cette région la plus dynamique et influente. Peu d’autres sites ont livré des constructions de cette période, qui n’est en général connue que par des sondages. En l’état actuel des connaissances, il reste impossible de déterminer si le site d’Uruk est véritablement unique pour cette région ou si c’est le hasard des fouilles qui nous fait le considérer comme plus important que les autres.
C’est la région du Moyen-Orient qui est la plus prospère grâce à son agricultureirriguée élaborée depuis le vie millénaire, reposant sur la culture de l’orge (associée à celle du palmier-dattier et différents fruits et légumes), ainsi que sur l’élevage des ovins fournissant de la laine9. Bien que dépourvue de ressources minérales importantes et située dans un espace aride, elle dispose d’atouts géographiques et environnementaux indéniables : il s’agit d’un vaste delta, une région plane parcourue par des cours d’eau, donc d’un espace agricole utile potentiellement vaste sur lequel les communications (par voie fluviale ou terrestre) sont aisées10. Elle peut ainsi devenir une région très peuplée et urbanisée au ive millénaire11, connaître une hiérarchisation sociale plus poussée, accompagnée par une spécialisation des activités artisanales et sans doute un développement du commerce à longue distance. Elle a fait l’objet de prospections archéologiques menées par R. McCormick Adams, dont les travaux sont très importants pour la compréhension de l’émergence de sociétés urbaines dans cette région. Y ont été repérés une claire hiérarchisation progressive de l’habitat, dominé par des agglomérations de plus en plus importantes au ive millénaire, en premier lieu Uruk qui semble être de loin la plus vaste, donc le cas le plus ancien de macrocéphalie urbaine, car sa région semble se renforcer au détriment de ses voisines (notamment la région située au nord autour d’Adab et de Nippur) dans la dernière partie de la période12.
La composition ethnique de cette région pour la Période d’Uruk ne peut être déterminée avec certitude. Cela rejoint la problématique de l’origine des Sumériens et de la datation de leur émergence (si on estime qu’ils sont allogènes à la région) ou de leur arrivée (si on considère qu’ils y ont migré) en Basse Mésopotamie. Il n’y a pas de consensus sur des traces archéologiques d’une migration, ou sur le fait que la première forme d’écriture note déjà une langue précise. Certains avancent qu’il s’agit bien déjà de sumérien, auquel cas les Sumériens en seraient les inventeurs13 et seraient alors déjà présents dans la région au moins dans les derniers siècles du ivemillénaire (ce qui semble la solution la plus couramment retenue)14. La question de la présence d’autres groupes ethniques, notamment des Sémites (ancêtres des « Akkadiens ») ou encore éventuellement un ou plusieurs peuples « pré-sumériens » (ni sumériens ni sémites, et antérieurement aux deux dans la région) est également débattue et ne peut être tranchée15.
Uruk
De ces agglomérations, c’est Uruk, site éponymede la période, qui est le plus grand et de loin dans l’état actuel de nos connaissances, et surtout celui à partir duquel la séquence chronologique de la période a été bâtie. Il pourrait avoir couvert 230 à 500 hectares à son apogée durant l’Uruk récent, donc bien plus que les autres grands sites contemporains, et cette agglomération aurait pu regrouper de 25 000 à 50 000 habitants16. On connaît essentiellement l’architecture imposante de deux groupes monumentaux situés à 500 mètres de distance. Les constructions les plus remarquables sont situées dans le premier, le secteur dit de l’Eanna (du nom du temple qui s’y trouve aux périodes suivantes, s’il n’y est déjà). Après le « Temple calcaire » du niveau V, un programme de constructions sans équivalent jusqu’alors est entrepris au niveau IV. Les bâtiments ont désormais des dimensions bien plus vastes que précédemment, certains ont des plans inédits, et on met au point de nouvelles techniques de construction pour les réaliser et les décorer. L’Eanna du niveau IV est divisé en deux ensembles monumentaux : à l’ouest, un premier complexe regroupe le « Temple aux mosaïques » (décoré par des mosaïques formées par des cônes d’argile peints) du niveau IVB ensuite recouvert par un autre édifice (le « Bâtiment en briquettes ») au niveau IVA ; à l’est se trouve un groupe plus importants de documents, notamment un « Bâtiment carré » et le « Temple aux piliers », remplacés ensuite par d’autres édifices de plan original, comme le « Hall aux piliers » et le « Hall aux mosaïques », une « Grande cour » carrée, et deux édifices plus vastes à plan tripartite, le « Temple C » (54 × 22 mètres) et le « Temple D » (80 × 50 mètres), le bâtiment le plus vaste connu pour la période d’Uruk. Le second secteur (attribué au dieu An par les fouilleurs du site car c’est là que se trouve le sanctuaire de ce dieu 3 000 ans plus tard) est dominé par une série de temples bâtis sur une haute terrasse depuis la période d’Obeid, le mieux conservé étant le « Temple blanc » du niveau Uruk IV, mesurant 17,5 × 22,3 mètres, qui doit son nom au plâtre blanc recouvrant ses murs. À ses pieds avait été édifié un bâtiment à plan labyrinthique, le « Bâtiment en pierre »17.
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Secteur d’An, niveaux IV-III.
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Plan des ensembles monumentaux d’Uruk |
La fonction de ces constructions, inédites par leur taille et surtout le fait qu’elles soient réunies en groupes monumentaux, est débattue. Les fouilleurs du site voulaient y voir des « temples », influencés par le fait qu’aux périodes historiques l’Eanna est le quartier de la déesse Inanna et l’autre est celui du dieu An, en lien avec les théories de « cité-temple » en vogue durant l’entre-deux-guerres. Il est possible qu’on soit en fait en présence d’un lieu de pouvoir formant un complexe d’édifices de nature différente (résidences palatiales, espaces administratifs, chapelles palatiales), voulus par le pouvoir dominant dans la ville, dont la nature reste à déterminer18. En tout cas il a fallu mettre en œuvre des moyens considérables pour les édifier, ce qui montre les capacités des élites de cette période. Uruk est également le site sur lequel ont été retrouvés les lots les plus importants des premières tablettes écrites, aux niveaux IV et III, dans un espace où elles avaient été mises au rebut, ce qui fait que leur contexte archéologique de rédaction nous est inconnu. Le niveau d’Uruk III, correspondant à la période de Djemdet Nasr, montre une réorganisation complète du quartier de l’Eanna dont les constructions sont arasées et remplacées par une grande terrasse, dont on ignore ce qu’elle supportait. À ses pieds a été retrouvé un dépôt probablement de nature cultuelle (le Sammelfund des archéologues du site), d’où ont été mises au jour des œuvres artistiques majeures de la période (grand vase cultuel, sceaux-cylindres, etc.).
Les autres sites de Basse Mésopotamie
Giacobbe Giusti, Période d’URUK
Cachet zoomorphe en marbre blanc découvert à Tello (l’antique
Girsu), Musée du Louvre.
En dehors d’Uruk, peu de sites du Sud mésopotamien ont livré des niveaux consistants de la période d’Uruk. Les sondages effectués sur les sites de plusieurs des grandes villes de l’histoire mésopotamienne ont montré qu’elles étaient occupées dès cette époque : Kish, Girsu, Nippur, Ur, peut-être Shuruppak et Larsa ; et plus au nord, dans la Diyala, Tell Asmar et Khafadje. Le quartier sacré d’Eridu, lieu de l’architecture monumentale principale de la période d’Obeid en Basse Mésopotamie, est mal connu pour ses niveaux du ive millénaire. Le seul édifice monumental important de la fin du ive millénairequi soit connu dans cette région en dehors d’Uruk est le « Temple peint » sur plate-forme de Tell Uqair, datant de la fin de la période d’Uruk et peut-être la période de Djemdet Nasr, constitué de deux terrasses superposées sur lesquelles se trouve un édifice identifié comme ayant une fonction cultuelle de 18 × 22 mètres environ19. Plus récemment, un niveau de la période d’Uruk a été dégagé sur le tell situé au sud-ouest du site d’Abu Salabikh (Uruk Mound), couvrant seulement 10 hectares20. Ce site était entouré d’une muraille partiellement dégagée, et on y a mis au jour plusieurs édifices dont une plate-forme ayant supporté un édifice dont il ne reste plus de traces. Quant au site de Djemdet Nasr, qui a donné son nom à la période qui sert de transition entre celle d’Uruk et les Dynasties archaïques, il est divisé en deux tells principaux, et c’est sur le second (Mound B) qu’a été mis au jour l’édifice le plus important dans lequel on a retrouvé un lot conséquent de documents administratifs : plus de 200 tablettes, des impressions de sceaux-cylidres4,21.
Les régions voisines : des « périphéries »
Les sources relatives à la période d’Uruk proviennent d’un ensemble de sites répartis sur un espace immense couvrant aussi bien la Mésopotamie que les régions voisines, allant jusqu’en Iran central et en Anatolie du sud-est. La culture d’Uruk à proprement parler est certes principalement caractérisée à partir de sites du sud-mésopotamien et d’autres qui semblent directement issus de migrations provenant de cette région (les « colonies » ou « comptoirs »), qui vont nous retenir plus longtemps car ils sont pleinement dans la civilisation d’Uruk. Mais le phénomène que représente l’expansion urukéenne est repéré sur des sites situés dans une vaste zone d’influence couvrant tout le Moyen-Orient, dans des régions qui ne font pas toutes à proprement parler partie de celle d’Uruk qui est surtout définie pour la Basse Mésopotamie. Seront laissées de côté les cultures du golfe Persique moins connues, l’Égypte dont les relations exactes avec la culture d’Uruk sont lointaines et font l’objet de débats, ainsi que le Levant où l’influence sud-mésopotamienne reste peu perceptible, pour se concentrer sur celles où elle est plus évidente, à savoir la Haute Mésopotamie et la Syrie du Nord, l’Iran occidental et le sud-est anatolien. Elles suivent en gros une évolution similaire à celle de la Basse Mésopotamie, voyant l’élaboration d’agglomérations et d’entités politiques plus vastes, et sont fortement influencées par la culture du « centre » à la période récente (c. 3400-3200), avant que la tendance à l’affirmation de cultures régionales propres ne prenne le dessus au tournant du iiie millénaire. L’expansion de la culture d’Uruk vers les régions voisines pose de nombreuses problématiques, et plusieurs modèles explicatifs (généraux ou régionaux) ont été proposés pour tenter de l’expliquer.
Susiane et plateau Iranien
La région de Suse, dans le Sud-Ouest de l’Iranactuel, se situe dans le voisinage direct de la Basse Mésopotamie qui exerce sur elle une influence croissante depuis le ve millénaire, et durant la seconde moitié du ive millénaire on peut considérer qu’elle fait partie de la culture urukéenne, peut-être à la suite d’une conquête, ou bien par acculturation progressive, tout en conservant des particularités22. Les niveaux de la période d’Uruk à Suse correspondent à ceux dits de Suse I (c. 4000-3700) et Suse II (c. 3700-3100), qui voient la ville atteindre le stade urbain. Le niveau I voit le début d’une architecture monumentale avec la construction d’une « Terrasse Haute », agrandie au niveau II pour mesurer approximativement 60 mètres de long et 45 de large. Le plus intéressant sur ce site réside essentiellement dans les objets découverts, qui sont une part importante de la documentation à notre disposition sur l’art de la période d’Uruk et les débuts de la gestion et de l’écriture. Les sceaux-cylindres de Suse I et II sont d’une grande richesse iconographique, présentant la particularité de mettre en avant des scènes de la vie quotidienne, ainsi qu’une sorte de potentat local que P. Amiet voit comme une « figure proto-royale », précédant le « roi-prêtre » de l’Uruk final23. Ces impressions de sceaux-cylindres ainsi que des bulles et jetons d’argiles montrent l’essor de l’administration et des techniques de comptabilité à Suse durant la seconde moitié du ive millénaire. Suse a aussi livré des tablettes écrites parmi les plus anciennes, ce qui en fait un site majeur pour notre connaissance des débuts de l’écriture. D’autres sites de Susiane présentent des niveaux de ces périodes, comme Djaffarabad ou Chogha Mish24.
Plus au nord dans le Zagros, le site de Godin Tepe dans la vallée de Kangavar, est particulièrement important. Le niveau archéologique V de ce site est celui qui correspond à la période d’Uruk. On y a repéré les restes d’une enceinte ovoïde comprenant plusieurs constructions organisées autour d’une cour centrale, dont un vaste édifice au nord qui est peut-être de type public. La culture matérielle présente des traits communs à celle de l’Uruk récent, et au niveau de Suse II. Le niveau V de Godin Tepe a de ce fait pu être interprété comme un établissement de marchands venant de Suseet/ou de Basse Mésopotamie, intéressés par la situation du site sur des routes commerciales menant notamment aux mines d’étain et de lapis-lazuli situées dans le plateau Iranien et en Afghanistan25. Plus loin à l’est, l’important site de Tepe Sialk (près de Kashan) ne présente pas de preuves évidentes de liens avec la culture urukéenne à son niveau III, mais on a retrouvé des écuelles grossières jusqu’à Tepe Ghabristan dans l’Elbourz26 et même sur certains sites du Kerman bien plus au sud-est.
Dans cette région, le recul de la culture d’Uruk laisse place à une phénomène particulier, la civilisation proto-élamite, qui semble centrée sur la région de Tell-e Malyan et la Susiane, et connaît elle aussi une expansion qui paraît reprendre des réseaux hérités de celle d’Uruk vers les sites du plateau iranien27,28.
Haute Mésopotamie et Syrie du Nord
Plusieurs sites importants de la période d’Uruk ont été fouillés dans la région du Moyen Euphrate lors de campagnes de sauvetage précédant la construction de barrages dans la vallée qui allait provoquer leur submersion29. C’est en grande partie à partir des résultats de ces fouilles qu’ont débuté les réflexions sur l’« expansion urukéenne ».
Le plus connu est Habuba Kabira, un port fortifié situé sur la rive droite du fleuve en Syrie. La ville couvrait environ 22 hectares protégés par une muraille, dont on a dégagé environ 10 %. L’étude des constructions de ce site montre qu’il s’agit d’un urbanisme planifié, ayant nécessité des moyens importants. Le matériel archéologique du site est identique à celui d’Uruk, que ce soient la céramique, les sceaux-cylindres, les bulles et calculi comptables, ainsi que des tablettes numérales de la fin de la période. Cette ville neuve a donc été faite selon toute vraisemblance par des colons urukéens. Une vingtaine de résidences de taille variable y a été dégagée. De plan tripartite, elles sont organisées autour d’une pièce de réception avec foyer ouvrant sur une cour intérieure, autour desquelles sont disposées des pièces annexes. Le tell Qanas regroupe sur une terrasse artificielle un groupe monumental, constitué de plusieurs édifices identifiés comme des « temples » sans certitude. Le site est abandonné à la fin du ive millénaire, apparemment sans violence, déserté par ses habitants lors de la phase de repli de la culture urukéenne30.
Habuba Kabira présente des similitudes avec le site voisin de Djebel Aruda, situé seulement huit kilomètres au nord, sur un éperon rocheux. Comme dans le site voisin, on y trouve un urbanisme constitué de résidences de tailles diverses et d’un complexe monumental central constitué de deux « temples ». Il s’agit sans doute là aussi d’une ville nouvelle construite par des « Urukéens ». Un peu plus au nord, Sheikh Hassan est une troisième colonie urukéenne potentielle dans le Moyen Euphrate. Il est possible que ces sites aient fait partie d’un État implanté dans la région par des gens venus du sud mésopotamien, et se soient développés grâce à leur localisation sur des routes commerciales importantes31.
Dans la région du Khabur, Tell Brakest un centre urbain important depuis le Ve millénaire av. J.‑C., l’un des plus vastes de la période d’Uruk puisqu’il s’étend sur 110 hectares à son apogée. Quelques résidences de la période y ont été dégagées, ainsi que de la poterie typique de l’Uruk, mais ce sont surtout une succession de monuments sans doute à buts cultuels qui ont attiré l’attention. Le « Temple aux yeux », comme on le nomme dans son stade final, a des murs sont ornés par endroits de cônes de terre cuite formant une mosaïque et d’incrustations en pierres de couleur, et une plate-forme servant peut-être d’autel décorée de feuilles d’or, de lapis-lazuli, de clous d’argent et de marbre blanc, dans une pièce centrale en forme de T. Le plus remarquable reste la trouvaille de plus de 200 « idoles aux yeux » auxquelles l’édifice doit son nom, figurines aux yeux hypertrophiés, sans doute un dépôt votif. Tell Brak a aussi livré des documents écrits : une tablette numérale, mais surtout deux tablettes pictographiques présentant des spécificités par rapport à celles du sud mésopotamien, indiquant peut-être l’existence d’une tradition écrite locale32. À proximité de Brak vers l’est, Hamoukar a fait l’objet de fouilles depuis 199933. Ce vaste site a aussi livré du matériel habituel des sites sous influence urukéenne de la Haute Mésopotamie (céramique, scellements) et témoigne de l’existence d’une urbanisation importante dans cette région à la période d’Uruk, comme Brak. Encore plus loin à l’est, le site de Tell al-Hawa présente également des contacts avec la Basse Mésopotamie.
Sur le Tigre, le site de Ninive (tell de Kuyunjik, niveau 4), situé lui aussi sur des routes commerciales majeures, est également dans la sphère d’influence urukéenne. Le site aurait alors couvert 40 hectares, soit la totalité du tell de Kuyunjik. Les restes matériels de la période sont très limités, mais on y a retrouvé des écuelles grossières, une bulle à calculi et une tablette numérale caractéristiques de l’Uruk récent34. À proximité, Tepe Gawra, déjà important à l’époque d’Obeid, est un témoin important du changement d’échelle de l’architecture monumentale et des entités politiques entre la fin du ve millénaire et la première moitié du ive millénaire (niveau XII à VIII). Les fouilles y ont dégagé des tombes parfois richement pourvues, des résidences de tailles diverses, des ateliers et des bâtiments plus vastes ayant une fonction officielle ou religieuse (notamment la « construction ronde »), ce qui pourrait indiquer que Tepe Gawra était alors le centre d’une entité politique régionale. Il décline néanmoins avant le début de l’expansion urukéenne en Haute Mésopotamie35.
Le sud-oues
Plusieurs sites ont été fouillés dans la région de l’Euphrate située juste au sud-est de l’Anatolie, voisinant la région des sites urukéens du Moyen Euphrate29. Hacinebi, près de la ville de Birecikdans la province de Şanlıurfa, a été fouillé sous la direction de G. Stein, et est localisé au carrefour de routes commerciales importantes. Un matériel archéologique sud-mésopotamien (écuelles à bords biseautés) apparaît dès la phase B1 (datée des alentours de 3800/3700), et est encore plus présente durant la phase B2 (3700-3300), aux côtés d’autres objets caractéristiques de l’Uruk récent (cônes d’argile servant à la décoration murale, une faucille en terre cuite, une bulle d’argile à calculi imprimée avec une impression de sceau-cylindre, une tablette d’argile non inscrite, etc.). Elle cohabite toujours avec une poterie locale qui reste dominante. Le fouilleur du site pense que celui-ci a vu l’installation d’une enclave de personnes venues de Basse Mésopotamie, cohabitant sur place avec les autochtones qui restent majoritaires36.
D’autres sites ont été fouillés dans la région de Samsat, encore sur l’Euphrate. Un site urukéen a été repéré à Samsat lors d’une fouille de sauvetage effectuée à la hâte avant la mise en eau d’un lac de barrage, et on y a exhumé des fragments de cônes d’argile servant à faire une mosaïque murale. Kurban Höyük, un peu plus au sud, a également livré du matériel urukéen dans un contexte dominé par la culture locale. Un autre site important de cette région est Hassek Höyük, où on a également trouvé des cônes d’argile et de la céramique caractéristiques de l’Uruk, dans des bâtiments à plan tripartite37.
Bien plus au nord, le site d’Arslantepe, situé dans les faubourgs de Malatya, est le plus remarquable de la période pour l’Anatolie orientale, fouillé sous la direction de M. Frangipane. Durant la première moitié du ive millénaire, ce site est dominé par un édifice appelé par les fouilleurs « Temple C », construit sur une plate-forme. Il est abandonné vers 3500, quand lui succède un complexe monumental où se situe le centre du pouvoir dans la région. La culture de l’Uruk récent y exerce une influence sensible, repérable notamment par les nombreuses empreintes de sceaux trouvées sur le site, dont beaucoup sont de style sud-mésopotamien. Vers 3000, le site est détruit par un incendie, ses monuments ne sont plus restaurés et la culture matérielle dominante devient celle du Kuro-Araxe, venant du sud du Caucase38. Plus à l’ouest, le site de Tepecik a également livré une poterie influencée par celle d’Uruk. Mais dans ces régions l’influence urukéenne s’essouffle pour disparaitre quand on s’éloigne encore plus de Mésopotamie.
L’« expansion urukéenne » : à la recherche d’explications
L’« expansion urukéenne » : sites représentatifs du « centre » et des « périphéries ».
Depuis la découverte en Syrie des sites de Habuba Kabira et de Djebel Aruda dans les années 1970, qui ont rapidement été considérés comme des colonies ou comptoirs des porteurs de la civilisation d’Uruk partis s’installer loin de leurs terres, on s’est interrogé sur la nature des relations entre la Basse Mésopotamie et les régions voisines. Le fait que les caractéristiques de la culture de la région d’Uruk se retrouvent sur un très vaste territoire (de la Syrie du Nord jusqu’au plateau Iranien), avec la Basse Mésopotamie comme centre indubitable de celle-ci, a finalement amené les archéologues qui ont étudié cette période à considérer ce phénomène d’« expansion urukéenne ». Cela a été renforcé par l’évolution politique du Moyen-Orient, et l’impossibilité de fouiller la Mésopotamie, donc le « centre » de la civilisation d’Uruk. Les fouilles récentes concernent donc des sites hors de Mésopotamie, donc « périphériques », et on a pu s’intéresser à leurs relations avec le « centre », qui tend paradoxalement à être la région la moins bien connue pour cette période, attestée surtout par les impressionnantes découvertes des monuments d’Uruk. Depuis, les théories et les connaissances se sont développées, au point d’aboutir à des propositions de modèles généraux, empruntés à des travaux concernant d’autres lieux et d’autres époques, et d’autres disciplines, qui ont souvent présenté des limites devant la difficulté d’y faire correspondre les données des sites fouillés39.
Guillermo Algaze a repris la théorie de « système-monde » d’Immanuel Wallerstein et aussi des notions de la théorie du commerce internationalpour les appliquer à la période d’Uruk, et ainsi élaborer le premier modèle qui se voulait cohérent de l’expansion de la civilisation d’Uruk40. Selon ses propositions, qui ont connu un certain succès mais ont aussi suscité de nombreuses critiques41, les « Urukéens » auraient créé un ensemble de colonies hors de Basse Mésopotamie, d’abord en Haute Mésopotamie (Habuba Kabira, Djebel Aruda, mais aussi Ninive, Tell Brak, Samsat plus au nord), puis en Susiane et vers le plateau Iranien. Pour Algaze, la motivation de ce qu’il considère comme une forme d’impérialisme est économique : les élites de Mésopotamie du Sud veulent obtenir les nombreuses matières premières dont elles ne disposent pas dans la vallée des deux fleuves, et fondent des établissements sur les nœuds contrôlant un vaste réseau commercial (même s’il reste impossible de déterminer ce qui est exactement échangé), en les peuplant peut-être de réfugiés sur un modèle proche de celui de la colonisation grecque. Les relations qui s’établissent entre Basse Mésopotamie et régions voisines seraient donc d’ordre asymétrique. Les habitants de la Basse Mésopotamie sont avantagés par rapport aux régions voisines notamment par la plus grande productivité de leurs terres, qui aurait permis à leur région de « décoller » (il parle de « Sumerian takeoff ») plus vite grâce à leur « avantage comparatif » et même leur « avantage compétitif »42. Ils ont des structures étatiques plus développées, sont en mesure de développer progressivement des réseaux commerciaux à longue distance, d’exercer une influence sur leurs voisins, et peut-être même une domination militaire.
La théorie d’Algaze comme d’autres modèles alternatifs ont été critiqués, en particulier du fait qu’un modèle solide reste difficile à élaborer étant donné que la civilisation d’Uruk reste assez mal connue en Basse Mésopotamie en dehors d’Uruk même, où on ne connaît en fait que deux groupes monumentaux. On a donc du mal à évaluer l’impact du développement du sud mésopotamien, phénomène non identifié par l’archéologie sur place. De plus, la chronologie est loin d’être établie de manière fiable pour cette période, rendant difficile la datation de cette expansion. On éprouve beaucoup de difficulté à faire correspondre les niveaux de sites différents pour les attribuer à une même période, rendant l’élaboration d’une chronologie relative très compliquée. Parmi les autres théories avancées pour expliquer l’expansion urukéenne, l’explication commerciale est souvent reprise, mais le commerce à longue distance est sans doute un phénomène secondaire pour les États sud-mésopotamiens par rapport aux productions locales, et semble plus procéder de la complexification sociale qu’en être à l’origine, ne justifiant pas forcément une colonisation43. D’autres théories proposent une forme de colonisation agraire à la suite d’un manque de terres en Basse Mésopotamie, ou bien une migration de réfugiés depuis la région d’Uruk après des problèmes écologiques ou politiques. Ces explications sont avant tout avancées pour le cas des sites du monde syro-anatolien, peu de théories globales étant avancées44.
D’autres tentatives d’explication laissent de côté la prépondérance des considérations politiques et économistes pour s’intéresser à l’expansion urukéenne en tant que phénomène culturel de longue durée, reprenant les concepts de koinè, d’acculturation, d’hybridation ou d’émulation culturelle tout en considérant leur différenciation suivant les aires culturelles et les sites. P. Butterlin a proposé de voir les liens unissant la Mésopotamie méridionale et ses voisins à cette période comme une « culture-monde » et non comme un « système-monde » économique, dans lequel la région d’Uruk fournit un modèle à ses voisins, qui en reprennent chacun à leur façon les éléments les plus adaptables tout en conservant des traits spécifiques plus ou moins forts : cela explique les différents degrés d’influence ou d’acculturation45.
En effet, l’impact urukéen est généralement différencié selon les sites et régions étudiés, ce qui a conduit à l’élaboration de plusieurs typologies en fonction des traces matérielles considérées comme caractéristiques de la culture urukéenne (avant tout la céramique et notamment les écuelles à bords biseautés). On a ainsi pu distinguer plusieurs types de sites allant des colonies qui seraient de véritables sites urukéens, ou des comptoirs comprenant une enclave urukéenne, jusqu’à des sites proprement locaux où l’influence urukéenne est faible ou inexistante, en passant par d’autres où les contacts sont plus ou moins forts sans jamais supplanter la culture locale46. Les cas de la Susiane et des sites du plateau Iranien, généralement étudiés par d’autres spécialistes que ceux travaillant sur les sites syro-anatoliens, ont conduit à d’autres tentatives d’explications en lien avec les évolutions locales, notamment l’émergence du phénomène proto-élamite qui est parfois vu comme un suiveur de l’expansion urukéenne et parfois comme un adversaire27. Les cas du Levant Sud et de l’Égypte sont encore différents, et permettent de mettre en lumière le rôle des sociétés locales dans la réception de la culture d’Uruk47. La première région ne disposait pas d’une société stratifiée avec un embryon de bureaucratie et d’urbanisation, et donc pas d’élites fortes (on parle pour elle de « chefferies »), donc pas de relai local pour que l’influence urukéenne s’implante, d’autant plus que celle-ci était sans doute trop éloignée48. Dans la seconde région, l’influence urukéenne semble limitée à des objets perçus comme prestigieux et exotiques (en premier lieu le couteau de Gebel el-Arak), choisis par les élites locales au moment où elles ont besoin de marqueurs pour affirmer leur puissance dans une société étatique elle aussi en construction49.
On peut ajouter qu’une lecture des relations à cette période comme un rapport centre/périphérie, bien que souvent pertinente pour la période, risque de faire trop voir les choses de façon asymétrique ou diffusionniste, et doit donc être nuancée. Ainsi, il apparaît de plus en plus que les régions voisines de la Basse Mésopotamie n’ont pas attendu celle-ci pour connaître un processus de complexification sociale avancé, voire un début d’urbanisation, comme le montre l’exemple du grand site de Tell Brak en Syrie, qui incite à envisager les phénomènes sous un angle plus « symétrique »50,51.
Les dynamiques de la civilisation de la période d’Uruk
À cheval entre la préhistoire et l’histoire, la période d’Uruk peut être par bien des aspects considérée comme « révolutionnaire » et fondatrice. De nombreux phénomènes et innovations qui s’y produisent constituent un tournant dans l’histoire mésopotamienne et même plus largement dans l’histoire tout court, en particulier celle du monde occidental qui lui doit beaucoup52. C’est de cette période que l’on date pèle-mêle l’apparition du tour de potier, de l’écriture, de la ville, de l’État. Il s’agit d’une nouvelle progression dans l’élaboration de sociétés étatiques, souvent qualifiées par les spécialistes comme étant « complexes » (en admettant que les sociétés antérieures aient été « simples »).
La recherche s’est donc intéressée à cette période en la voyant comme une étape cruciale de cette évolution sociale, processus long et cumulatif dont on peut faire remonter les racines au début du Néolithique six millénaires plus tôt, et qui avait connu une certaine évolution sous la période d’Obeid en Mésopotamie. Cela est surtout le fait de chercheurs anglo-saxons dont l’appareil théorique est fortement inspiré par l’anthropologie depuis les années 1970, et qui étudient la période d’Uruk sous l’angle de la « complexité », en analysant l’apparition des premiers États, une hiérarchie sociale croissante, des échanges à longue distance qui s’intensifient, etc.39
Il s’agit donc de voir quelles sont les grandes évolutions qui font de cette période une étape cruciale de l’histoire du Proche-Orient ancien, en se focalisant essentiellement sur son centre, la Basse Mésopotamie, et également sur les apports de sites des régions voisines qui sont pleinement intégrés dans la civilisation qui en est originaire (surtout les « colonies » du Moyen-Euphrate). Les aspects traités ici se concentrent essentiellement sur la période d’Uruk final, qui est la mieux connue et sans doute celle durant laquelle se sont produites les évolutions les plus rapides : c’est à ce moment-là que les traits caractéristiques de la civilisation mésopotamienne antique achèvent de se mettre en place.
Les innovations techniques et les évolutions économiques
Le ive millénaire voit l’apparition de nouveaux outils qui vont bouleverser les sociétés qui les utilisent, notamment leur économie. Certains d’entre eux, déjà connus à la période précédente, sont pour la première fois utilisés à grande échelle. L’application de ces découvertes produit en effet des bouleversements économiques et sociaux en lien avec l’émergence de structures politiques et administratives étatiques.
Agriculture et élevage
Giacobbe Giusti, Période d’URUK
Dans le domaine de l’agriculture, plusieurs innovations importantes sont réalisées entre la fin de la période d’Obeid et la période d’Uruk, ce que l’on a parfois qualifié de « seconde révolution agricole » (après celle des débuts du néolithique) car l’ensemble de changements qui se produisent alors donnent un nouveau visage à l’agriculture et à l’élevage, dans le contexte de l’émergence des premières sociétés urbaines et étatiques. C’est dans le domaine de la culture céréalière que se produit un premier ensemble d’évolutions, puisque l’araire à soc en bois tractée par un animal (âne ou bœuf) apparaît vers la fin du ive millénaire, permettant d’ouvrir de longs sillons dans la terre53. Cela rend les travaux agricoles lors des semailles bien plus simples qu’auparavant, quand ce travail était fait uniquement à la main, avec des outils comme la houe. La moisson est facilitée depuis la période d’Obeid par la mise au point de faucilles en terre cuite. Les techniques d’irrigation semblent également connaître un perfectionnement à la période d’Uruk. Ces différentes innovations auraient permis le développement progressif d’un nouveau paysage agraire caractéristique de la Basse Mésopotamie antique, dans le cadre des domaines institutionnels. Il est constitué de champs rectangulaires allongés pouvant être labourés en sillons, ces champs ayant chacun un petit côté bordant un canal d’irrigation. Selon M. Liverani, ils remplaceraient les bassins irrigués par submersion labourés précédemment de façon manuelle54. Depuis la fin du ve millénaire les cultures arbustives se sont également développées dans tout le Moyen-Orient ; en Basse Mésopotamie, c’est alors que la culture du palmier-dattier et des jardins et vergers qui y sont associés connaissent leur essor, devenant un élément caractéristique de l’agriculture mésopotamienne. Ce système qui se met en place progressivement sur deux millénaires permet d’atteindre des rendements plus importants et de dégager plus de surplus que précédemment, notamment pour rémunérer les travailleurs des institutions, dont les rations d’entretien comportent surtout de l’orge55. Les institutions ayant les moyens humains, matériels et techniques de mettre en œuvre ce type d’agriculture, elles prennent un poids considérable, même si l’exploitation familiale reste l’unité de base. Tout cela a sans doute impulsé une croissance démographique et donc accompagné l’urbanisation et l’apparition de structures politiques étatiques11.
L’époque d’Uruk voit également des évolutions importantes dans le domaine de l’élevage. C’est tout d’abord vers cette période que se produit la domestication définitive de l’âne, issu de l’hémione ou onagre sauvage. Il devient le premier équidé domestiqué dans cette région, et l’animal de bât privilégié du Moyen-Orient (le dromadaire n’étant domestiqué qu’au iiie millénaireen Arabie). Avec sa capacité de transport élevée (au moins le double d’un humain), il permet le développement des échanges, sur courtes ou longues distances56,57. L’élevage des animaux plus anciennement domestiqués (moutons, chèvres et bœufs) connaît également une évolution. Si auparavant ils étaient surtout élevés pour l’alimentation (viande), ils le sont désormais de plus en plus pour les produits qu’ils fournissent (laine des moutons, poils des chèvres, peaux, aussi le lait) et pour leur force de travail58. Ce dernier aspect concerne surtout les bovins, qui avec l’apparition de l’araire deviennent essentiels pour les travaux des champs, et l’âne qui prend une place majeure pour le transport de produits.
Artisanat et construction
Le développement de l’artisanat de la laine, qui se substitue progressivement au lin pour la réalisation des étoffes, a plusieurs implications économiques importantes. D’abord l’expansion de l’élevage ovin, notamment dans le cadre institutionnel59, qui entraîne une évolution des pratiques agricoles avec le développement de la pâture de ces troupeaux sur les champs en jachère et dans les zones de collines et montagnes voisines de la Mésopotamie (suivant un procédé proche de la transhumance). Le déclin (relatif) de la culture du lin libère des champs pour la culture céréalière et aussi pour celle du sésame, qui est alors introduit en Basse Mésopotamie et se substitue au lin en tant que fournisseur d’huile. En aval se produit le développement d’un important artisanat textile, attesté par plusieurs empreintes de sceaux-cylindres, là aussi largement dans le cadre institutionnel, tandis que la laine devient un élément essentiel des rations d’entretien fournies aux travailleurs institutionnels avec l’orge. La mise en place de ce « cycle de la laine » aux côtés du « cycle de l’orge » (selon les expressions de M. Liverani) fonctionnant de la même manière autour de la production de l’orge, sa transformation et sa redistribution, donne à l’économie de la Mésopotamie antique ses deux traits principaux et accompagnent sans doute le développement économique des grands organismes. La laine a de plus la spécificité de pouvoir s’exporter aisément (contrairement aux produits alimentaires, vite périssables), ce qui a peut-être permis à la Mésopotamie d’avoir de quoi échanger avec ses voisins mieux dotés en matières premières60.
L’artisanat de la poterie connaît une véritable révolution avec l’apparition du tour de potier au cours du ive millénaire, qui se fait apparemment en deux étapes : d’abord l’apparition d’un tour lent (ou « tournette »), auquel succède ensuite le tour rapide. Il n’est désormais plus nécessaire de monter l’argile à la main seule, et il est modelé plus rapidement61. Les fours de potiers sont également améliorés. Les céramiques sont simplement revêtues d’un engobe lissant leur surface, le décor devient de moins en moins recherché, jusqu’à être inexistant : les céramiques peintes sont désormais secondaires et les rares décors sont surtout des incisions (pastilles ou quadrillages). Les sites archéologiques de cette période ont livré une grande quantité de céramiques, montrant qu’on est alors passé à un stade de production de masse, pour une population plus nombreuse, notamment en ville, au contact des grands organismes administratifs. Elles remplissent une fonction essentielle de contenant des différentes productions agricoles (orge, bière, dattes, lait, etc.), et envahissent donc la vie quotidienne. On date de cette période l’apparition d’artisans potiers spécialisés dans cette production en grande quantité, qui aboutit à l’émergence de quartiers spécialisés. Si la qualité baisse, la diversité des formes et des modules des récipients devient bien plus importante que précédemment, avec la diversification des fonctions. Toute la céramique de cette période n’est cependant pas réalisée au tour : la poterie la plus caractéristique de la période d’Uruk, l’« écuelle à bords biseautés » (beveled-rim bowl), était moulée62.
La métallurgie semble également se perfectionner, mais elle est très peu attestée par les objets. Du point de vue des « âges » des métaux, la période d’Obeid a marqué le début de ce que l’on appelle le Chalcolithique, ou « âge du cuivre », donc le début de la métallurgie du cuivre63. Celle d’Uruk voit la transition entre cet âge et le suivant, l’« âge du bronze », alliage de cuivre et d’étain. L’usage de ce dernier s’impose rapidement car son point de fusion est inférieur à celui du cuivre, et qu’il est plus résistant64. Au iiiemillénaire, les artisans mésopotamiens font preuve d’une grande maîtrise dans l’art du métal (alliages variés, techniques de moulage, placage, etc.), qu’ils ont sans doute développé dès la période d’Uruk, devenant les plus brillants métallurgistes du Moyen-Orient, paradoxalement dans une région où n’est extrait aucun métal65. L’essor de la métallurgie implique donc également celui du commerce des métaux du fait de leur inégale répartition géographique. La Mésopotamie doit se fournir en Iran ou en Anatolie, ce qui motive les échanges à longue distance que l’on voit se développer au ive millénaire et explique sans doute pourquoi les métallurgistes mésopotamiens ont privilégié des techniques plutôt économes en minerais métalliques.
En architecture, les apports de la période d’Uruk sont également considérables. Cela est illustré par les réalisations du quartier de l’Eanna durant l’Uruk récent, qui montrent un véritable foisonnement d’innovations architecturales au cours d’un programme de constructions sans précédent par son ampleur et les moyens mis en œuvre66. Les artisans d’alors perfectionnent l’utilisation des briques d’argile moulées, et se généralise l’usage des briques cuites plus solides ; on commence aussi à les imperméabiliser grâce à l’application de bitume, et on utilise du gypse comme mortier. L’argile n’est pas le matériau principal de tous les édifices : certains sont réalisés en pierre, notamment du calcaire extrait à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Uruk (où se trouve aussi du gypse et du grès)67. Sont mis au point de nouveaux types de décors, notamment les cônes d’argile peints formant des mosaïques caractéristiques de bâtiments de l’Eanna d’Uruk, les colonnes semi-engagées, des crampons d’attache. Deux formes standardisées de briques sèches d’argile moulées apparaissent dans ces édifices d’Uruk : les petites briques carrées simples à manipuler (appelées du terme allemandRiemchen), et les grandes briques servant pour faire des terrasses (Patzen)68. On les utilise dans les grands monuments publics, notamment ceux d’Uruk. Le moulage de briques de plus petite dimension permet l’apparition de décors de nicheset de redans qui sont par la suite très courants en Basse Mésopotamie. Les formes des bâtiments sont elles aussi novatrices, car on ne se contente pas du plan tripartite hérité de l’époque d’Obeid : l’Eanna voit la réalisation de bâtiments à plan labyrinthique, de halls à piliers de forme allongée, d’un édifice à plan carré. Les architectes et artisans mobilisés sur ces chantiers ont donc eu l’occasion de faire preuve d’une grande créativité.
Moyens de transport
Une question épineuse dans le domaine des transports est de savoir si c’est bien de la période d’Uruk qu’il faut dater l’apparition de la roue69. C’est en effet vers la fin de la période d’Uruk que l’on remarque que les sceaux-cylindres représentent de moins en moins de traîneaux, type de transport terrestre attelé qui est le plus représenté auparavant. Ils commencent à figurer les premiers véhicules qui semblent être sur roues, bien qu’on ne soit pas certain qu’ils figurent des roues. Mais il reste plus probable que la roue soit une invention réalisée entre l’Europe centrale et le Caucase, où ont été retrouvés ses plus anciens exemples. En tout cas la technique de la roue, découverte cruciale dans l’histoire de la mécanique, se propage très rapidement et permet la mise au point de véhicules qui vont permettre de grandement faciliter les transports terrestres, de porter des charges plus lourdes. Il y a clairement des chariots en Mésopotamie du sud au début du iiie millénaire. Les roues sont alors pleines.
La domestication de l’âne a également eu une importance considérable, car ce moyen de transport est plus utile que la roue dans des régions montagneuses, et pour les déplacements longs tant que la roue à rayons n’est pas inventée. Il permet l’apparition du système de la caravane qui domine dans les échanges à longue distance dans le Moyen-Orient pour les millénaires suivants, même s’il n’est pas attesté pour l’époque d’Uruk70,57.
Pour les transports à l’échelle locale et régionale en Basse Mésopotamie, les bateaux en roseau ou en bois sont cruciaux, en raison de l’importance des voies de communication fluviales et de leur capacité de port élevée71.
L’apparition de sociétés étatiques et urbaines
Le ive millénaire voit s’accomplir une nouvelle étape de l’évolution politique des sociétés du Moyen-Orient entamée depuis le néolithique : le pouvoir politique devient plus fort, plus organisé et centralisé et plus visible dans l’espace et les représentations, ce qui fait qu’il peut être caractérisé comme un véritable État à la fin de cette période. Cette évolution s’accompagne d’autres changements majeurs : l’apparition des premières villes et de systèmes de gestion capables d’enregistrer des opérations diverses. Les causes et modalités de ces phénomènes ainsi que leurs interrelations sont très discutées.
Les premiers États et leurs institutions
Sculpture en ronde-bosse du « roi-prêtre », en nudité rituelle, Uruk récent,
Musée du Louvre.
La période d’Uruk présente pour la première fois dans l’histoire du Proche-Orient les caractéristiques de l’existence d’États. L’architecture monumentale est bien plus imposante qu’à la période précédente : le « temple D » de l’Eanna couvre environ 4 600 m2, contre 280 m2pour le temple d’Eridu (niveau VI), le plus vaste connu pour l’époque d’Obeid72 ; et encore, le complexe de l’Eanna comprend d’autres édifices de plus de 1 000 m2 alors que le temple obeidien d’Eridu est isolé. On est donc passé à des dimensions bien plus vastes, une étape a été franchie. Cela témoigne de la capacité inédite du pouvoir à mobiliser de nombreuses ressources humaines et matérielles, alors que les tombes montrent aussi une différence croissante de richesse et donc une élite plus puissante, qui va chercher à se distinguer du reste de la population en obtenant des biens de prestige, si possible par le commerce, et en employant des artisans de plus en plus spécialisés, etc. Cette idée d’une apparition de l’État à la période d’Uruk, concomitante de l’apparition des premières villes (à la suite de Gordon Childe), est couramment admise dans les publications scientifiques mais connaît cependant quelques critiques, notamment de la part de J.-D. Forest qui place plutôt l’apparition de véritables États avec l’Empire d’Akkad au xxive siècle, parlant seulement de « cités-États » (qui ne sont pas complètement des États) pour la période de l’Uruk récent73. Quoi qu’il en soit, la mise en place de structures politiques étatiques est concomitante de nombreux autres phénomènes de la période, dont l’expansion de la culture urukéenne.
L’organisation politique de la période d’Uruk reste discutée. Rien ne permet de dire que cette période voit le développement d’une sorte de « proto-empire » centré sur Uruk comme l’a par exemple proposé Algaze. Il faut peut-être restituer une organisation en « cités-États » sur le modèle de celles qui existent au iiie millénaire, et qui semblent attestées par l’existence de « sceaux des cités » à la période de Djemdet Nasr, portant des symboles de cités sumériennes (Uruk, Ur, Larsa, etc.). Le fait que ces symboles apparaissent ensemble pourrait indiquer l’existence d’une sorte de ligue ou confédération réunissant les cités du sud mésopotamien, peut-être dans un but cultuel, peut-être sous l’autorité d’une d’elles (Uruk ?)74.
Impression de sceau-cylindre d’
Uruk représentant la figure du roi-pasteur nourrissant des bêtes,
Pergamon Museum.
Il est évident que cette période connaît de grands changements dans l’organisation politique des sociétés. La nature de l’autorité détentrice du pouvoir n’est pas aisée à déterminer car elle n’a pas pu être repérée dans les sources écrites, tandis que ses éventuels marqueurs archéologiques ne sont pas très parlants : aucun palais ou autre lieu d’exercice du pouvoir n’a été identifié avec certitude, et on ne connaît pas de tombe monumentale attribuable à un potentat, comme il s’en trouve généralement dans les autres cultures où l’État a émergé. L’iconographie (stèles et sceaux-cylindres) est un peu plus évocatrice. On y a depuis longtemps remarqué la présence d’une figure importante qui est manifestement le détenteur de l’autorité : c’est un homme barbu, avec un serre-tête, souvent vêtu d’une jupe en cloche ou en nudité rituelle75. Il est souvent représenté en tant que guerrier combattant des ennemis humains ou des animaux sauvages, par exemple sur la « stèle de la chasse » retrouvée à Uruk sur laquelle il triomphe de lions avec son arc76. Il se trouve aussi dans des scènes de victoires, avec des cortèges de prisonniers, ou bien des constructions. Il dirige également des scènes cultuelles, comme sur un vase d’Uruk de la période de Djemdet Nasr représentant un roi-prêtre menant un cortège vers une déesse, sans doute Inanna77. D’autres fois il est représenté nourrissant des animaux, ce qui renvoie à la figure du roi-pasteur rassemblant son peuple, le protégeant et pourvoyant à ses besoins. Ceci représente les fonctions qu’ont par la suite les rois de Sumer : chef de guerre, principal pourvoyeur du culte, bâtisseur. P. Amiet a proposé de nommer cette figure « roi-prêtre78 ». Plus simplement, il pourrait s’agir de la représentation d’un pouvoir de nature monarchique comme il en existe par la suite en Mésopotamie79.
En analysant l’apparition de l’État comme caractérisée par un plus grand contrôle central et une hiérarchisation sociale plus affirmée, les recherches s’intéressent au rôle des élites, qui cherchent à renforcer et à organiser leur pouvoir autour d’un réseau de personnes et d’institutions et aussi augmenter leur prestige. Cette évolution est également à relier avec les changements dans l’univers symbolique et l’émergence d’une idéologie de la royauté qui vise à soutenir la construction d’entités politiques d’un nouveau type. Les élites jouent un rôle religieux d’intermédiaire entre le monde divin et celui des hommes, notamment via le rituel sacrificiel et des fêtes qu’elles organisent et qui assurent la fonction symbolique de socle de l’ordre social. Cela apparaît sur les frises du grand vase en albâtre d’Uruk et dans plusieurs textes administratifs mentionnant des mouvements de biens pour des rituels. En effet, selon l’idéologie mésopotamienne connue pour les périodes suivantes, les hommes sont créés par les dieux pour les entretenir, alors que la bienveillance de ces derniers peut assurer la prospérité de la société80.
Concernant cette même dynamique vers un contrôle des ressources plus centralisé, les tablettes de l’Uruk récent et final montrent l’existence d’institutions jouant un rôle important dans la société et l’économie, et sans doute la politique de la période. Leur nature exacte est débattue : temples ou palais ? Ce sont en tout cas ces deux-là qui se retrouvent aux époques historiques en Basse Mésopotamie et que l’on qualifie de « grands organismes » à la suite de A. L. Oppenheim81. Seuls deux noms de ces institutions et de certains des membres de leur administration ont pu être identifiés82 : un grand domaine désigné par le signe NUN à Uruk, dont on a identifié un administrateur en chef, un messager, des travailleurs, etc. ; et un domaine désigné par les signes AB NI+RU à Djemdet Nasr, disposant d’un grand prêtre (SANGA), d’administrateurs, de prêtres, etc. Leurs scribes produisent des documents administratifs comme des tablettes relatives à la gestion de terres, des cadastres, des tablettes enregistrant la distribution de rations d’entretien (en orge, laine, huile, bière ou autre) aux travailleurs parmi lesquels se trouvent des esclaves, ou les têtes de bétail. Ces institutions ont pu contrôler les biens de prestige, leur redistribution, leur acquisition par un commerce lointain, et entreprendre des grands travaux, asseyant ainsi leur importance dans la communauté, et contribuant à l’entretien de travailleurs, certains se spécialisant sous leurs auspices9. Les plus grands organismes disposaient de « bureaux » spécialisés dans une activité (gestion des champs, des troupeaux, etc.)83.
Mais il n’y a pas de preuve que ces organismes aient joué un rôle d’encadrement de la majorité de la population en centralisant les productions. L’économie repose sur un ensemble de domaines (ou « maisons »/« maisonnées », É en sumérien) de tailles diverses, depuis les grands organismes jusqu’aux cellules familiales modestes, que l’on peut regrouper suivant nos classifications modernes dans un domaine public et un autre privé, et qui sont en interaction84. Certains lots d’archives sont probablement issus d’un contexte privé, dans des résidences de Suse, Habuba Kabira, ou Djebel Aruda85. Il s’agit cependant de documents de comptabilité rudimentaires, témoignant d’une activité économique à petite échelle. Une étude réalisée sur le site d’Abu Salabikh en Basse Mésopotamie a abouti à la conclusion que la production était répartie entre différentes maisonnées de taille, richesse et puissance diverses, au sommet desquelles pouvaient se trouver des « grands organismes86 ».
La recherche des causes de l’émergence de ces structures politiques, donc de l’apparition de l’État, n’a jamais accouché de théorie qui fasse consensus. Les recherches d’explications, plutôt marquées par des idées évolutionnistes, s’intéressent en fait surtout aux périodes antérieures à l’apparition de l’État, qui est le produit d’un processus long précédé par l’apparition de « chefferies », non linéaire parce que marqué par des phases de reflux (comme les « effondrements » de cultures archéologiques), ayant ses racines dans les sociétés néolithiques, caractérisées par l’augmentation des inégalités sociales sur le long terme, visibles en particulier dans l’essor de l’architecture monumentale et du matériel funéraire du groupe des élites qui se constitue et tend à exercer le pouvoir de manière de plus en plus forte87. Parmi les causes principales invoquées, selon les modèles fonctionnalistes l’État serait une réponse collective à des problèmes pratiques (notamment à la suite de crises graves ou une situation de blocage), comme la nécessité de mieux gérer l’accroissement démographique d’une communauté ou son approvisionnement en ressources par la production agricole ou les échanges, ou bien afin d’apaiser ou à l’inverse de diriger les conflits générés par les tensions pour l’obtention de ces ressources, tandis que d’autres modèles explicatifs mettent en avant la quête de pouvoir et de prestige d’individus agissant par intérêt personnel, en sachant que plusieurs de ces explications peuvent se combiner88.
Une première urbanisation
La période d’Uruk voit certaines agglomérations prendre une importance nouvelle par l’importance et la densité de leur peuplement ainsi que le développement de leur architecture monumentale, qui les fait passer au rang de villes à proprement parler. Cela s’accompagne d’un ensemble de mutations sociales permettant de considérer qu’on se trouve en présence d’une société pouvant réellement être qualifiés d’« urbaine », bien distincte du monde « rural » qui fournit l’approvisionnement en nourriture pour la part croissante de la population qui ne la produit pas elle-même, même si les interactions entre les deux et les mentalités des gens des périodes anciennes quant à cette distinction restent difficiles à appréhender89. C’est un phénomène caractérisé au début des années 1950 par Gordon Childe comme une « révolution urbaine », placée dans la continuité de la « révolution néolithique » et indissociable de l’apparition des premiers États. Ce modèle, reposant sur des critères matériels, a été très débattu et complété depuis lors90. Les causes de l’apparition des villes sont discutées : certains expliquent le développement des premières villes par leur rôle de centre religieux cérémoniel, d’autres par leur rôle de centre servant pour les échanges à longue distance, mais la théorie la plus répandue, développée notamment par R. McCormick Adams, fait résulter l’apparition des villes de l’apparition de l’État et des institutions, qui attirent autour d’eux richesses et hommes, et la spécialisation croissante des activités, ce qui renvoie alors la problématique de l’origine des villes à celles de l’État et de la croissance des inégalités et de la différenciation sociales91.
À la période d’Uruk récent, le site urbain d’Urukest loin devant les autres, tant par sa superficie que par la taille des monuments qui s’y trouvent et l’importance des outils administratifs qu’on y a exhumé, témoignant de la présence d’un important centre de pouvoir. On parle donc souvent dans son cas de « première ville », mais il s’agit en fait de l’aboutissement d’un processus entamé plusieurs siècles auparavant et documenté essentiellement en dehors de la Basse Mésopotamie (si on excepte le site d’Eridupour l’aspect monumental). L’émergence de centres proto-urbains importants se repère ainsi dès le début du ive millénaire dans le Sud-Ouest iranien (Chogha Mish, Suse), et surtout dans la Djézireh (Tell Brak, Hamoukar, Tell al-Hawa, Grai Resh). Les fouilles effectuées dans cette dernière région tendent à contredire l’idée d’une urbanisation initiée en Basse Mésopotamie seule et adoptée par imitation dans les régions proches : l’apparition du centre urbain de Tell Brak se serait ainsi faite à la suite d’une évolution locale par l’agrégation progressive de communautés villageoises ayant vécu séparément précédemment, et sans l’influence d’un pouvoir central fort (comme ce serait le cas autour d’Uruk). Il faudrait donc de concevoir la première urbanisation comme un phénomène qui survient simultanément dans plusieurs régions du Moyen-Orient au ive millénaire, même s’il faut attendre de futures recherches pour pouvoir y voir plus clair51,50,92.
Les exemples d’urbanisme sont rares pour cette période, et en Basse Mésopotamie le seul cas de quartier résidentiel fouillé est à Abu Salabikh, qui est alors une agglomération de taille limitée. Il faut se tourner vers la Syrie et le site d’Habuba Kabira, ainsi que son voisin Djebel Aruda, pour disposer d’un exemple d’urbanisme relativement bien connu. Cette ville de 22 hectares entourée d’une muraille est organisée autour de quelques bâtiments importants, de rues principales et de petites ruelles, et surtout d’un ensemble de résidences de forme similaire organisées autour d’une cour. Il s’agit manifestement d’une ville planifiée apparue ex nihilo, et non pas d’une agglomération passée progressivement du stade du village à celui de la ville : les aménageurs de cette période sont donc capables de concevoir un site urbain complet et ont donc une idée de ce qu’est une ville avec son organisation interne, ses monuments principaux, etc.30,93 Le modèle urbain ne se retrouve cependant pas dans toute la sphère d’influence urukéenne : à l’extrémité de celle-ci, le site d’Arslantepe dispose certes d’un palais de taille importante, mais qui n’est pas entouré d’un espace urbanisé.
L’étude des résidences des sites de Habuba Kabira et Djebel Aruda nous montre les évolutions sociales qui accompagnent l’apparition de sociétés urbaines. Le premier site, le mieux connu, présente des maisons de tailles diverses ; si en moyenne elles couvrent un espace de 400 m2, les plus vastes font dans les 1 000 m2. Les « temples » du groupe monumental du Tell Qanas sont d’ailleurs peut-être des résidences destinées aux dirigeants de la ville. Il s’agit donc d’un habitat très hiérarchisé, témoignant de la différenciation sociale qui existe dans les agglomérations urbaines de l’Uruk récent, bien plus importante qu’à la période précédente. Un autre trait de la société urbaine naissante est à rechercher dans l’organisation de l’espace domestique. Les résidences semblent se replier sur elles-mêmes, adoptant un nouveau plan issu du plan tripartite courant à la période obeidienne mais augmenté de pièces de réception à foyer et d’espaces centraux (peut-être à ciel ouvert) autour desquels sont disposées les autres pièces. Il faut sans doute y voir des maisons disposant d’un espace privé séparé d’un espace public où l’on peut recevoir des invités ; dans une société urbaine où les communautés sont élargies par rapport aux sociétés villageoises, les relations avec les membres extérieurs à la maisonnée sont plus distantes, ce qui aurait pu amener une telle séparation. On aurait donc adapté l’ancien habitat rural aux réalités de la société urbaine93,94. Ce « modèle » de maison à espace central reste très courant voire dominant dans les villes de Mésopotamie aux périodes suivantes, néanmoins il faut garder en mémoire le fait que les plans de résidences sont variés et dépendent des évolutions de l’urbanisme des différents sites.
Développement des systèmes de comptabilité et de gestion
Bulle-enveloppe et ses jetons de comptabilité, période d’Uruk récent, provenant de
Suse,
Musée du Louvre.